Un lieu de repos
Chapitre 15
La
discussion entre le père et la fille s’était poursuivie un bon moment. La
soirée était maintenant passablement avancée. Paul avait montré à Roxanne les
photos qui avaient été prises sur les lieux du crime, des crimes :
quelques vues générales du site, des bâtiments, du sentier en question,
plusieurs clichés des corps, l’arme du crime qui gisait dans l’herbe. Il lui
avait montrer les dépositions des divers « témoins », le groupe des
six cyclistes, Martin Brisson, dont ont pouvait considérer troubles le passé et le
témoignage, Alexandra Châteauneuf, qui avait découvert les corps par hasard,
Frédérique Tousignant, le photographe du groupe et qui s’était disputé avec
Brisson la veille, et enfin celles de Diana Gonzalez, d’Emma Wilson et de
Jean-Jacques Bérubé.
-Généralement les photographes
ont un bon œil, avait commenté Roxanne en parlant de Frédérique Tousignant; il
est curieux qu’il n’ait rien remarqué de particulier.
Paul avait acquiescé. Il lui
avait aussi montré les transcriptions des interrogatoires des
religieuses, sœur Gisèle, la supérieure, sœur Annette qui était de garde le
soir, sœur Madeleine qui était en poste le matin.
-Bon, on devrait arrêter pour ce
soir. Je suppose que tu as ta voiture. Est-ce que tu viens à la maison ?
-Avec tout ça, je ne t’ai même
pas demandé des nouvelles de Juliette; toujours aussi gentille ?
-Et encore plus ! Merveilleuse !
Avec l’automne qui vient et la fin de la saison touristique, elle s’apprête à
fermer son salon de thé. Elle ne va s’occuper que de la bibliothèque. Tu veux
que je l’appelle et qu’elle vienne nous rejoindre ?
-Non, non, ça va; je vais
rentrer chez moi. J’ai besoin de me retrouver dans mes affaires…
-Tu es sûre que ça va ? Que tu
peux rester seule ?
-Mais oui; ne t’en fais pas… Et
vous, vous n’avez pas encore déménagé ensemble vous deux ?
-Il n’y a rien qui presse; et
puis il y a quelque chose de… comment dire ? de "pétillant" de se voir
comme ça chez l’un et chez l’autre, comme si on avait envie de se fréquenter
encore un peu. Ça nous incite à jouer le jeu de la séduction à chaque fois que
l’on se voit. Et j’avoue que je ne déteste pas ça… Oh, pardonne-moi de dire ça
comme ça, alors que tu viens juste de quitter Fabio !
-Ce n’est pas grave; ça va je te
dis. Je vais survivre, et puis vous êtes si beaux tous les deux; vous me
donnerez envie de recommencer moi aussi…
Ils sortent du bureau; Paul
passe son bras sur les épaule de sa fille et l’étreint doucement.
-Je l’aime…
En se dégageant, Roxanne le
regarde fixement :
-Tu sais, je crois qu’il faut se pencher sur trois choses, au moins,
peut-être quatre. Il faut bien sûr aller "houspiller" cette sœur
Gisèle; tu as raison, après ce qu’elle a dit sur ce qu’elle savait sur le mal
de vivre des deux victimes, il est impossible qu’elle ne sache rien sur cette
histoire de procès. Surtout que c’est une religieuse et que c’était une
communauté religieuse qui était poursuivie ! C’est sûr et certain qu’elle
connaissait l’histoire; ces gens-là ne vivent pas sur une planète.
Paul
s’arrête et s’appuie sur le mur.
-Deuxio, il faut aller de suite faire un
tour chez les frères de Granby ! Tu as raison là-dessus… Rien ne dit - pour
l’instant - qu’ils sont coupables ou qu’ils sont mêlés aux crimes d’une
quelconque façon, mais ils pourraient certainement nous en apprendre sur le
caractère de deux victimes, sur leurs motivations, sur les fréquentations. Ils
ont certainement entendu la nouvelle aux informations. Comment l’ont-ils pris ?
Comme un soulagement ? Comme une autre tuile qui leur tombe sur la tête ?
-Oui,
c’est à vérifier; mais…
-Tercio ! Il y a bien sûr le groupe de
cyclistes et peut-être même le passé de ce Martin Brisson, il ne fait rien
négliger, mais, et c’est mon quatrièmement, il y a aussi les familles des deux
victimes : ça pris un certain temps pour qu’elles se manifestent, et
encore il t’a fallu faire des recherches, presque quarante-huit heures que ça a
pris ! comme si elles ne voulaient rien savoir d’eux, comme si elle ne se
sentaient pas concernées ! Tu ne trouves pas ça étrange ? C’est louche. Pourtant,
elles n’étaient pas à Tombouctou ou à Ouagadougou; moi, de Cuba je l’ai appris
assez vite.
Paul
recommence tranquillement à marcher vers la porte.
-Tu
ne réponds pas !?
Paul
l’entraîne vers la sortie.
-C’est
vrai tout ce que tu dis, mais maintenant tu vas me faire le plaisir immense et
inégalable de partir avec moi; on va quitter ce lieu et on s’en va chacun dans
notre demeure. Tu dois être fatiguée, tu as fait un long voyage et en plus, tu
as vécu ton lot d’émotions ces derniers jours. Tu as besoin de rentrer chez
toi, de prendre une douche et une bouchée dans l’ordre que tu voudras et de te
mettre au lit. Je veux avoir une assistante fraîche et dispose et au meilleur
de sa forme, demain matin à la première heure. Allez bisou et bonsoir !
Roxanne
juge que, oui, il est préférable de ne pas répliquer.
Le
lendemain, Paul et Roxanne roulent vers Granby. Comme Paul avait pris des
dispositions avec le chef de la Sureté du Québec de l’endroit, c’est par là
qu’ils commencent. Les officiers Isabelle Dumesnil et Sébastien Casgrin
les suivent dans une deuxième voiture.
-Je ne suis pas allé souvent à Granby. Je ne connais pas beaucoup ni la
ville ni la région. Je sais qu’il y a un célèbre festival de chansons, mais c’est
à peu près tout, souligne Paul dubitatif.
-Les guides touristiques disent que c’est une excellente ville gastronomique.
Il y a même une semaine de compétition entre restaurants en juillet. Ce ne doit
pas être très bon pour la ligne des Granbyens…
Arrivés par l’autoroute 10, ils entrent dans la ville par la rue Cowie;
ils traversent au ralenti le centre-ville, puis bifurquent vers le Lac Boivin. Il
est onze heures du matin en ce beau et frais jour d’automne.
Ils logent une piste cyclable bien fréquentée tant par la population
locale que par les touristes.
-Ne me dis qu’on aura encore affaire à des cyclistes !...
-C’est ici, à droite.
Ils s’arrêtent devant un portail imposant en pierres de grande taille
qui soutient une porte en fer forgé tout aussi imposante et qui semble fermée
pour l’instant. De la rue, il faut monter une petite côte pour une accéder. On
peut voir un parc bien entretenu et, entre les grands arbres, un ou deux
bâtiments vers le fond. Quelques badauds se retournent. Paul croit voir un
journaliste qui prend quelques photos de l’autre côté de la rue. Une autre
voiture de police est déjà sur les lieux.
-Bonjour. Je suis Miguel Del Potro, assistant du directeur du poste de
la Sureté du Québec de Granby Jean-René Arpin. Et voici l’officière Sabrina
Portal. Chef Arpin Il m’a confié la tâche de vous accueillir et de vous
accompagner; il n’a pas pu venir lui-même car il a dû partir pour une urgence à
Cowansville.
-Bonjour, merci d’être là.
Même si cet homme qui lui tend la main et qui s’exprime sans aucun
accent étranger, et même avec une plaisante dignité, comme malgré lui, Paul se
fait la réflexion, en pensant à Fabio, qu’indéniablement il est lui aussi
d’origine latino-américaine. Il regarde Roxanne de biais qui lui sert la main à
son tour.
-Voici, mon assistante, Roxane Quesnel-Ayotte, et voici les officiers
Dusmenil et Casgrain. Je suppose qu’on nous attend.
-Oui, les autorités du collège ont été prévenues. Le directeur
s’appelle frère Jean-Yves Galarneau, et le sous-directeur frère Honorée Lépine.
Ce doit être la pagaille à l’intérieur. Cette histoire de procès, qui a duré
des années, et dans laquelle les frères ont finalement été condamnés, a déjà
considérablement causé du tort à la réputation du collège. Je pense que leurs
inscriptions ont diminué de cinquante pour cent ou dans ses eaux-là. Ils ne
s’en sont sortis que parce que tous les professeurs sont maintenant des laïcs.
On ne retrouve des religieux qu’à la direction et sur le Conseil
d’administration. Et maintenant avec la mort suspecte du principal plaignant et
celle de sa conjointe, s’il fallait qu’il y ait un lien entre les deux
histoires, ça va être, si je peux m’exprimer de cette façon, leur coup de mort.
-Ce qui veux dire qu’on ne sera donc pas accueillis avec des sourires
et bouquets de fleurs, intervient Roxanne.
-Non ! reprends Miguel Del Potro avec un petit rire spontané. Ce serait
plutôt le contraire : avec un brique et un fanal, comme on dit !
Paul plisse les yeux. Qu’est-ce
qui se passe ici ?...
-Qu’est-ce
qu’il faut savoir de plus ?
-Vous
savez l’essentiel. Tout le monde à
Granby a suivi cette histoire de procès aux informations. Tout le monde y
allait de ses commentaires. Le collège faisait la manchette, de la mauvaise
façon ! presqu’à chaque semaine ! Tous les grands réseaux ont envoyé des
équipes en reportage à Granby, surtout au début. Et quand le jugement est tombé
il y a un mois, ça a été pareil, et même pire ! Vous pensez : trente-six
millions ! Vous auriez dû voir la pagaille ! Regardez, le journaliste du
journal local est déjà sur place pour cous prendre en photos… La communauté va
porter le jugement en appel c’est sûr, mais comment ils vont pouvoir payer ça ?
C’est la grosse question. Probablement qu’ils vont devoir vendre la majorité de
leurs bâtiments au Québec y compris le collège de Granby. C’est une véritable
institution ici à Granby. Je n’aimerais pas être dans leurs souliers.
-Ni
même dans leurs petits souliers !
Miguel
Del Potro pouffe à nouveau de rire.
-Ni
même dans les petits souliers dans lesquels ils sont ! Vous avez raison. Mais
bon, pour revenir à votre enquête, c’est sûr qu’ils n’ont vraiment pas envie de
voir la police arriver, et en plus la police de Gatineau…
-De
Papineauville, rectifie Paul.
-Ah
oui, de Papineauville; désolé. Ils n’ont certainement pas envie d’être très
coopératifs. Mais bon, ils ne pouvaient pas refuser de vous voir.
-Alors,
allons-y. Plus vite on commencera, plus vite on sera fixés.
Miguel
Del Potro ouvre sans effort l’imposant portail.
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