Un lieu de repos
Chapitre 14
-Bonjour cher père !
Roxanne la bise à son père, un
geste qu’ils ne se permettent pas souvent au travail, mais qui fait sourire
Jocelyne.
-Roxanne !? Mais qu’est-ce que
tu fais ici ? Tu ne devrais pas être à Cuba ? s’exclame un Paul tout ahuri de
cette apparition, aussi subite qu’inattendue, celle de sa fille tout sourire et
à la peau fraîchement basanée.
-Et bien, ça a l’air que non !
Je suis revenue plus tôt !
-Plus tôt !? Qu’est-ce que ça
veut dire ?
-Et si nous allions parler dans
ton bureau… On y serait mieux, tu ne crois pas ?
-Bon, bon allons-y; tu connais
le chemin, je te suis.
Mais plutôt que de précéder son
père dans le couloir qui mène à son bureau, Roxanne glisse son bras sous le
sien… un autre geste affectueux qu’ils ne se permettent généralement pas devant
les collègues. Paul se laisse faire, mais n’en regarde pas moins sa fille du
coin de l’œil. Il s’est passé quelque
chose à Cuba; elle n’est pas revenue pour rien.
Arrivée à destination, Roxanne laisse
entrer son père en premier; et au lieu de s’asseoir à son bureau, il se dirige
vers la petite table à rafraîchissements.
-Qu’est-ce que je te sers ?
Regarde, j’ai toute une collection de thés, gracieuseté de Juliette ! Thé vert,
thé noir, thé japonais, biologiques. Et elle m’a équipé de tout l’attirail
aussi. Regarde, j’ai « Noix magiques », « Super gingembre »,
Parfait fraise-rhubarbe », « Coco-choco »; tiens je t’offre « baies
et agrumes », c’est plein de soleil. Je fais bouillir l’eau et tu me
racontes… Il s’est passé quelque chose, n’est-ce pas ?
-Oui…
Paul voit que sa fille cherche a restée en jouée, mais elle ne sourit
plus de la même façon.
-Oui… j’ai quitté Fabio.
-Je suis désolé. Qu’est-ce qui s’est passé ?
-Je croyais… on croyait tous les deux que ce voyage nous ferait du bien.
Depuis qu’il est reparti à Montréal, tu sais qu’on ne voyait plus que de temps
en temps. Il allait bien. Ça lui avait fait du bien de retourner vivre à
Montréal; il vivait dans une sorte de commune d’artistes et il pouvait
travailler à son goût; l’inspiration lui était revenue. Il avait besoin de ces
contacts constants avec d’autres artistes, de tous genres confondus, ça le
stimulait énormément. Il n’arrivait pas encore à vivre de ses œuvres, mais il s’y
investissait à fond. Et puis, Fabio, c’est un urbain. Il aime la ville; il en
aime les bruits, les odeurs, les mouvements. Il faut que ça bouge… Et moi,
quand j’allais le voir, je devais m’adapter à son environnement, à son mode de
vie… à son rythme de vie ! Il ne se couchait jamais avant quatre heures du
matin. Et puis, ses amis, ses amies artistes, rentraient et sortaient à tout
venant; lui-même était toujours chez l’un ou chez l’autre à échanger passionnément
sur tel ou tel sujet d’œuvre future, sur telle ou telle question, ou sur tel ou
tel artiste à la mode. C’est moi qui ai eu cette idée de voyage dans le sud
pour, comme on dit « se retrouver ». Tu sais qu’il ne peut pas retourner
au Mexique parce que sa vie est menacée, alors on est allé à Cuba pour deux
semaines…
-Et là ça n’a rien changé…
-Et non; il s’est trouvé des amis d’amis de connaissances, d’autres
artistes et des musiciens aussi, et ça a été la même chose; il passait toutes
ses soirées avec eux, avec les uns ou les autres dans des bars enfumés… et il
ne revenait à notre hôtel que vers quatre heures du matin. Et puis l’espagnol
de Cuba est si difficile à comprendre. Ils mangent tous les mots; ils ont plein
d’expressions qui leur sont propres ! Je n’arrivais pas à bien suivre ce qu’ils
se disaient entre eux, et personne ne semblait avoir envie de m’aider. Je
commençais à regretter ce voyage qui m’apportait plus de frustrations que quoi
que ce soit d’autres. Je ne pense pas qu’il y avait une ou des filles dans le
portrait, mais il ne faisait même plus semblant de s’intéresser à moi. Il me
faisait toutes sortes de belles promesses mais qui ne diraient que le matin. Et
justement un matin…
-Quoi ? Il t’a dit qu’il te quittait ? Il t’a dit que c’était fini ?
Paul laisse sa fille prendre une gorgée de thé.
-Non, non; c’est moi qui suis partie. J’étais sur la plage avec ma
tablette sur le site de Radio-Canada; j’essayais de rester un peu chaque jour au
courant de ce qui se passait ici, et là, j’ai vu cette nouvelle, d’une double
mort suspecte à Plaisance… Exactement dans ton territoire ! Je ne pouvais pas
te laisser seul avec cette histoire. Je n’ai pas hésité longtemps; par
internet, j’ai demandé l’annulation de mon vol et j’en ai réservé un autre qui
pouvait me ramener le plus tôt possible. Je suis arrivée ce matin
à Montréal; le temps de récupérer ma voiture et de m’en venir ici… Je ne me
suis même pas arrêtée chez moi; mes bagages sont encore dans la voiture. Je
voulais… je voulais te voir.
-Ah… c’est trop gentil !... Je… je suis désolé pour toi.
-Il fallait bien que ça arrive. Dans l’avion, j’avais le cœur gros; j’ai
pleuré un peu, mais bon, je vais m’en remettre. Et puis, je ne suis pas partie
en « voleuse »; je suis allée dire au revoir à Fabio. Il était un peu
triste, mais lui aussi comprenait que ça aurait fini par arriver, et il m’a
laissée partir avec un dernier câlin.
-Et bien, laisse-moi t’en faire un câlin : tu le mérites amplement.
Paul pose sa tasse et vient étreindre sa fille. Il sent quelques larmes
lui monter aux yeux. Roxanne dit avec une petite voix : « Merci. »
-Bon, et bien maintenant que j’ai fini mon histoire, raconte-moi la
tienne. Où en es-tu dans l’enquête ?
-Et bien, je ne suis pas rendu bien loin; je vais avoir besoin de ton
aide… Tu sais peut-être qu’il y a un petit ermitage des sœurs des Saints Noms
de Jésus et de Marie à Plaisance. C’est un lieu de retraite, les gens viennent
pour s’y reposer, pour se ressource, pour une expérience spirituelle. C’est
un lieu de calme et de tranquillité, propice à la réflexion intérieure, à la
méditation; jamais on ne s’attendrait à y être confronter avec un acte de
violence. Il y a un
parcours, le « Sentier du pèlerin » qui fait quelque chose un
kilomètres et demi sur leur terrain avec des station où on peut se reposer, ou
méditer; un parcours aménagé pour la contemplation. C’est un sentier sinueux
entre les bosquets d’arbres, qui longe parfois une rivière. Quand j’y allé, je
me suis fait la réflexion, « c’est comme si on était dans un autre monde,
comme si on avait atteint une autre dimension ». À intervalles réguliers,
on trouve un poste d’arrêt avec un banc orienté vers un point de vue
particulier. Ces arrêts sont aménagés de telle sorte qu’ils sont cachés l’un de
l’autre, isolés les uns des autres; la distance et les courbes du sentier font
qu’à partir d’un de ces arrêts on ne peut voir ni le précédent ni le suivant…
et donc d’où on ne peut être vu si on veut suivre quelqu’un. À la septième
station, celle qui est la plus éloignée des bâtiments du monastère, on a
retrouvé assis, disons, affalés sur le banc, deux corps à demi couchés l’un sur
l’autre; un homme et une femme, tués par arme à feu; ils forment un couple dans
la vie; ils viennent de Gatineau. Les familles ont été prévenues. La femme était
comme couchée sur les genoux de l’homme et lui tombé sur son corps à elle, les
bras ballants. Ils avaient tous les une blessures à la tempe, le sang avait
coagulé. On a retrouvé l’arme du crime, un pistolet RG70 de calibre 3; pas une
arme très dangereuse. Pour être efficace, il faut vraiment tirer à bout
portant. La mort avait eu lieu, la veille en soirée. Les corps ne portaient
aucune autre marque de violence.
-C’est assez étrange…
-Oui, jusqu’à maintenant rien ne me permet de trancher entre un double
meurtre et un pacte de suicide.
-Qui a découvert les corps ?
-C’est un groupe de cyclistes de Gatineau qui avaient fait halte pour la
nuit à l’ermitage des sœurs en route vers Montréal. Rien ne permet de les soupçonner,
bien que l’un d’eux, celui est l’organisateur, Martin Brisson il s’appelle, semble
avoir un comportement étrange, la veille de la découverte, donc le jour de la
mort des deux personnes. Il s’est un peu beaucoup emporté avec les autres
membres du groupe parce qu’il voulait partir aux petites heures du matin, dans
une sorte de défi personnel, en principe pour profiter du lever du soleil, et
que les autres ne voulaient pas. De plus, il a fait carrière dans des agences
de sécurité.
-Ça n’en fait pas un suspect.
-Non. Mais il y a une autre piste. Antoine Meilleur et Madeleine
Chaput, c’est le non des deux victimes, ont été beaucoup impliqués, surtout
lui, dans une poursuite judiciaire pour abus sexuels et violences psychologiques,
qui concernait plus de 250 personnes contre des religieux de Granby où il avait
été pensionnaire. Ça vient tout juste d’être réglé, mais ça a été une bataille
judiciaire sans pitié. Je m’apprêtais à aller à Granby, histoire d’avoir la
version des frères.
-Ils pourraient être mêlés à leur mort ?
-Je n’en sais rien, mais il faut bien trouver un motif
quelque part.
-Et avec un bon motif, on peut dresser une liste de
suspects…
-Cette histoire d’abus et de poursuite judiciaire n’est
pas claire du tout… C’est peut-être le petit fil qui nous mènera à la solution
-Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
-C’est que la « mère supérieure », sœur Gisèle
qu’elle s’appelle, celle qui s’occupe de l’ermitage, celle qui voit à tout, elle
le savait; elle savait tout; et, quand je l’ai interrogée, elle ne m’en a rien
dit… Pourquoi ?
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