Un lieu de repos
Chapitre 13
La journée de la veille avait n’apporté
à Paul que frustrations en tous genres et perplexité carabinée, et il ne se
doutait pas que cette journée de vendredi qui commençait allait lui être
fertile et surprises… des bonnes et de très bonnes !
Il était dans sa voiture et roulait
vers Papineauville pour se rendre à ses quartiers au poste de la Sureté du
Québec. La route était quasi-vide. Il croisait quelques camions de livraison de
victuailles ou autres fournitures déjà à l’œuvre. Une aube grise de début d’un automne
précoce se levait. Une légère brume apparaissait sur l’Ouataouais qui rendait l’atmosphère
de ce petit matin plus terne encore. Les champs étaient humides d’une rosée
chatoyante, mais cela ne faisait qu’ajouter à son malaise.
Malaise qu’il avait partagé avec
sa Juliette hier soir, même qu’elle n’avait pu dissipé. Quand il l’avait
appelée pour lui dire qu’il ne pourrait pas rentrer la voir, elle avait dit,
comme il l’espérait, qu’elle viendrait le rejoindre. C’est lui qui devait
normalement aller la retrouver chez elle dans sa maison de Lac-des-Sables.
Depuis quelque temps, il prenait, de temps en temps, des vendredis de congé.
Quand la semaine était calme, et que rien n’exigeait sa présence au poste, il
partait le jeudi chez Juliette pour une longue fin de semaine de trois jours. À
ce moment, littéralement, il se sentait revivre. Il concédait aisément à Juliette
d’avoir plus le sens artistique, - ce qui n’est pas difficile ! -, d’avoir plus
d’imagination, de savoir transformer le monde d’un claquement de doigts. Elle
lui avait fait découvrir le vrai plaisir de lire un bon livre de huit cents
pages, un roman de Gogol ou de Houellebecq, de Gabriel Garcia Marquez ou de Gabrielle
Roy, ou encore d’Émile Zola; il avait presque pleuré en lisant L’attrape-cœurs de Salinger; par contre,
il avait été trop déstabilisé par le style de Réjean Ducharme pour apprécier L’avalée des avalés. Il venait de
commencer la série des rois maudits, Maurice Druon, qu’il trouvait magnifique.
Puis il y avait les classiques
du cinéma; il n’était pas aussi ignorant dans ce domaine que pour la
littérature, mais Juliette avait le don de trouver dans l’aurore de télévision,
les bons films, qui passaient en fin de soirée. Récemment, ils avaient (re)vu 2001 : Odyssée de l’espace, Mon oncle Antoine, ou encore Le Château de ma mère de Marcel Pagnol. Ils
essayaient aussi d’aller régulièrement dans ces musées. Il y avait un siècle
que Paul n’était pas allé au Musée de la civilisation à Gatineau, pourtant à
une demi-heure de route de chez lui. Juliette et lui avaient parcouru longuement
et lentement toutes les nouvelles salles sur l’art amérindien. Il se fredonnait
le refrain de Jean-Pierre Ferland : « Même avec deux yeux, j’vois pas
tout c’que j’veux ! »
Le seul domaine dans lequel Paul
se sentait assez sûr pour impressionner sa belle était la cuisine. Et elle le
laissait faire. Elle savait bien qu’il faire bien d’autres choses que des
saucisses sur le barbecue. La semaine dernière, il avait un lapin à la
moutarde, avec lardons et champignons, persil, échalottes, ail et thym et bien
sûr la crème 35%... un délice ! Et comme dessert, de simples coupes de fruits
avec yogourt nature et un soupçon de grenadine, Pas compliqué, mais papilles
gustatives en pâmoison garanties !
Il était revenu tard hier soir…
Il lui avait dit qu’il ne pourrait pas se rendre chez elle, et elle était venue
l’attendre chez lui. Ils n’avaient soupé que d’une salade aux noix et aux canneberges,
et d’un rapide riz aux légumes. Pendant la confection du repas, et pendant qu’ils
mangeaient il lui avait raconté sa journée et lui avait partagé sa frustration.
-Vraiment, ça ne tient pas
debout ! Je n’ai pas le moindre petit bout de commencement de piste ! Pourquoi
sont-ils partis comme ça se promener dans le sentier en prenant leurs choses
avec eux ? Qui leur voulait du mal ? Ça ne peut quand même pas être les bonnes sœurs
! C’est aussi opaque qu’un romand de Réjean Ducharme !
-Laisse Ducharme en-dehors de
tout ça, mon chéri !
La nuit n’avait pas apporté
conseil, et le fait de devoir aller travailler ce vendredi n’arrangeait pas les
choses. À son arrivée, on lui fait le rapport habituel de la nuit, qu’il écoute
sans vraiment s’y intéresser.
À son bureau, il allume l’écran
de son ordinateur pour répondre aux messages d’urgence. Il envoie un mémo d’une
rencontre d’équipe à neuf heures pour faire le point.
Mais quinze minutes avant, Josée Bourdages rentre dans son bureau.
Paul apprécie son travail et sa personnalité; elle est une autre de ces jeunes
femmes vives et talentueuses qui commencent à se répandre et à enrichir les
corps policiers.
Sans trop de préambule, elle commence :
-Chef, j’ai fait les recherches demandées sur le couple Madeleine
Chaput et Antoine Meilleur. D’une certaine façon, ce sont des célébrités !
-Des célébrités ! Qu’est-ce que tu veux dire ?
-Je vais résumer, mais c’est une histoire complexe qui
s’étend sur plus de vingt ans. En bref, Antoine Meilleur a fait une entrevue
dans un journal local, il y a vingt ans sur les abus sexuels qu’il aurait subi
quand il fréquentait un collège géré par des religieux à Granby. Et ça a fait
boule de neige ! Des avocats ont flairé la bonne affaire et se sont « portés
à son secours ». Il a accepté d’être le cas-type des tous les jeunes
garçons qui auraient été abusé, sexuellement, physiquement ou
psychologiquement, comme lui dans l’institution en question. Ils ont fait des annonces,
des recherches et ils sont arrivés au chiffre mirobolant de 263 ! Ça devenait
une Grosse affaire… Pendant ce temps, les frères ont essayé de s’arranger avec Meilleur,
mais lui s’est braqué, et il en a rebeurré épais dans les médias. Il a menacé
de les poursuivre individuellement, de poursuivre toute l’Église catholique. Il
a joué sur le pouvoir de la victime, et il savait qu’il pouvait gagner gros. En
plus, les procédures judiciaires ont pris un temps fou à s’engager; il y a eu
de la bisbille entre lui et les autres victimes d’un côté et les avocats,
surtout que bien des victimes voulaient obtenir plus que les premières sommes
mentionnées. Puis, Meilleur a failli être lâché par les autres, parce qu’on l’accuser
d’agir en dictateur, qu’il contrôlait l’information, qu’il voulait tout garder
pour lui, etc… Une fois, il y a même eu une bagarre, mais personne n’a porté
plainte. En tout cas, vous voyez le portrait… Pis je résume, parce que ça dure
depuis vingt ans.
-Continue, je t’écoute très attentivement.
-Finalement, il y a six ans, le procès a commencé. Au
début, l’affaire a été instituée à Granby, mais pour toutes sortes de raison
notamment de l’ampleur de l’affaire, elle a été transférée à Sherbrooke, donc
nouveaux délais. Puis ça a été le défilé et les témoignages des témoins… non,
ça ne marche pas : le défilé et les témoignages des victimes. Et là, le
jugement est tombé il y a peine un mois; les frères sont condamnés à une peine
exemplaire à trente-six millions de dollars !
-Trente-six millions !
-Oui; exactement, trente-cinq millions huit cent
cinquante dollars qui devront être répartis aux 215 victimes (il y a eu des
témoignages jugés frivoles ou irrecevables). Une fois le frais de juridiques
payés ça fera environ 150 000 dollars chacun. Mais la répartition des
indemnités dépendra des sévices, des années de fréquentation scolaire, etc. Ça
aussi ça va prendre un bout de temps.
-Est-ce que les frères pourront payer ?
-C’est la grosse question. En principe en liquidant
leur biens-meubles, oui, ils pourront réunir la somme… À moins d’aller en appel
non pas du verdict mais de la somme à laquelle ils sont condamnés. Mais rien n’indique
qu’ils vont le faire.
-Et tout ça c’était public ?
-En fait, les grandes lignes du procès ont été publiés
dans les médias, comme tout le monde on en avait entendu parlé, mais on a dû
fouiller un peu dans les dossiers judiciaires pour trouver les détails.
-Bon travail, excellent travail. Tu me prépares une
présentation pour la rencontre qui a lieu… (Paul regarde sa montre), maintenant
!
-C’est déjà fait chef; tout est prêt. Marc-Antoine a
aussi beaucoup aidé, on va le faire à deux.
-Je vous félicite.
Sans ces nouvelles informations, la rencontre d’équipe
aurait été passablement ennuyeuse, mais elle s’était déroulée dans l’effervescence
générale. Chacun et chacune y allant de ses commentaires, de ses suggestions. Maintenant,
l’enquête prenait une toute autre tournure; la question qu’il fallait se poser,
qui devenait la question centrale était : l’affaire des poursuites
judiciaires des cas d’abus sexuels et physiques était-elle reliée à la mort d’Antoine
Meilleur et de sa conjointe Madeleine Chaput ? Il fallait creuser de ce côté. Et
il y a tant de nouvelles pistes à explorer.
Paul doit décider qui il enverra à Granby. Peut-être
ira-t-il lui-même ? Il faudra dresser la liste de personnes à aller interroger
? Il demandera aussi à Josée et Marc-Antoine de voir ce qu’ils peuvent trouver
dans les antécédents judiciaires des intervenants. Y a-t-il des gens au passé
criminel là-dedans ?
Qui pouvaient être le ou les coupables ? Des religieux
qui n’ont plus rien à perdre ? Des gens parmi les victimes insatisfaites du résultat
et du jugement ? Quelqu’un qui en veut à Antoine Meilleur ? Quelqu’un parmi
ceux dont les témoignages ont été écartés et qui veulent se venger ?...
En fin d’après-midi, Paul a beaucoup avancé dans ses
démarches. Il a contacté son homologue de Granby pour prendre ses dispositions,
il a constitué son équipe qui ira sur place... Et il faut bien sûr faire rouler
le poste de police pour les autres aléas du quotidien. Son téléphone sonne. C’est
Jocelyne à l’accueil.
-Chef, il y a quelqu’un pour vous à l’accueil.
-Pas un journaliste, j’espère !
-Non, non, c’est pas un journaliste. Venez voir.
-Mais je suis très occupé avec cette enquête de deux
morts de Plaisance.
-Justement, je suis sûre que ce « quelqu’un »
pourrait pourra considérablement vous aider dans cette enquête.
-Pardon ?
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