lundi 26 juin 2017

Un lieu de repos
Chapitre 13

                La journée de la veille avait n’apporté à Paul que frustrations en tous genres et perplexité carabinée, et il ne se doutait pas que cette journée de vendredi qui commençait allait lui être fertile et surprises… des bonnes et de très bonnes !
                Il était dans sa voiture et roulait vers Papineauville pour se rendre à ses quartiers au poste de la Sureté du Québec. La route était quasi-vide. Il croisait quelques camions de livraison de victuailles ou autres fournitures déjà à l’œuvre. Une aube grise de début d’un automne précoce se levait. Une légère brume apparaissait sur l’Ouataouais qui rendait l’atmosphère de ce petit matin plus terne encore. Les champs étaient humides d’une rosée chatoyante, mais cela ne faisait qu’ajouter à son malaise.
                Malaise qu’il avait partagé avec sa Juliette hier soir, même qu’elle n’avait pu dissipé. Quand il l’avait appelée pour lui dire qu’il ne pourrait pas rentrer la voir, elle avait dit, comme il l’espérait, qu’elle viendrait le rejoindre. C’est lui qui devait normalement aller la retrouver chez elle dans sa maison de Lac-des-Sables. Depuis quelque temps, il prenait, de temps en temps, des vendredis de congé. Quand la semaine était calme, et que rien n’exigeait sa présence au poste, il partait le jeudi chez Juliette pour une longue fin de semaine de trois jours. À ce moment, littéralement, il se sentait revivre. Il concédait aisément à Juliette d’avoir plus le sens artistique, - ce qui n’est pas difficile ! -, d’avoir plus d’imagination, de savoir transformer le monde d’un claquement de doigts. Elle lui avait fait découvrir le vrai plaisir de lire un bon livre de huit cents pages, un roman de Gogol ou de Houellebecq, de Gabriel Garcia Marquez ou de Gabrielle Roy, ou encore d’Émile Zola; il avait presque pleuré en lisant L’attrape-cœurs de Salinger; par contre, il avait été trop déstabilisé par le style de Réjean Ducharme pour apprécier L’avalée des avalés. Il venait de commencer la série des rois maudits, Maurice Druon, qu’il trouvait magnifique.
                Puis il y avait les classiques du cinéma; il n’était pas aussi ignorant dans ce domaine que pour la littérature, mais Juliette avait le don de trouver dans l’aurore de télévision, les bons films, qui passaient en fin de soirée. Récemment, ils avaient (re)vu 2001 : Odyssée de l’espace, Mon oncle Antoine, ou encore Le Château de ma mère de Marcel Pagnol. Ils essayaient aussi d’aller régulièrement dans ces musées. Il y avait un siècle que Paul n’était pas allé au Musée de la civilisation à Gatineau, pourtant à une demi-heure de route de chez lui. Juliette et lui avaient parcouru longuement et lentement toutes les nouvelles salles sur l’art amérindien. Il se fredonnait le refrain de Jean-Pierre Ferland : « Même avec deux yeux, j’vois pas tout c’que j’veux ! »
                Le seul domaine dans lequel Paul se sentait assez sûr pour impressionner sa belle était la cuisine. Et elle le laissait faire. Elle savait bien qu’il faire bien d’autres choses que des saucisses sur le barbecue. La semaine dernière, il avait un lapin à la moutarde, avec lardons et champignons, persil, échalottes, ail et thym et bien sûr la crème 35%... un délice ! Et comme dessert, de simples coupes de fruits avec yogourt nature et un soupçon de grenadine, Pas compliqué, mais papilles gustatives en pâmoison garanties !
                Il était revenu tard hier soir… Il lui avait dit qu’il ne pourrait pas se rendre chez elle, et elle était venue l’attendre chez lui. Ils n’avaient soupé que d’une salade aux noix et aux canneberges, et d’un rapide riz aux légumes. Pendant la confection du repas, et pendant qu’ils mangeaient il lui avait raconté sa journée et lui avait partagé sa frustration.
                -Vraiment, ça ne tient pas debout ! Je n’ai pas le moindre petit bout de commencement de piste ! Pourquoi sont-ils partis comme ça se promener dans le sentier en prenant leurs choses avec eux ? Qui leur voulait du mal ? Ça ne peut quand même pas être les bonnes sœurs ! C’est aussi opaque qu’un romand de Réjean Ducharme !
                -Laisse Ducharme en-dehors de tout ça, mon chéri !
               
                La nuit n’avait pas apporté conseil, et le fait de devoir aller travailler ce vendredi n’arrangeait pas les choses. À son arrivée, on lui fait le rapport habituel de la nuit, qu’il écoute sans vraiment s’y intéresser.
                À son bureau, il allume l’écran de son ordinateur pour répondre aux messages d’urgence. Il envoie un mémo d’une rencontre d’équipe à neuf heures pour faire le point.
Mais quinze minutes avant, Josée Bourdages rentre dans son bureau. Paul apprécie son travail et sa personnalité; elle est une autre de ces jeunes femmes vives et talentueuses qui commencent à se répandre et à enrichir les corps policiers.
Sans trop de préambule, elle commence :
-Chef, j’ai fait les recherches demandées sur le couple Madeleine Chaput et Antoine Meilleur. D’une certaine façon, ce sont des célébrités !
-Des célébrités ! Qu’est-ce que tu veux dire ?
-Je vais résumer, mais c’est une histoire complexe qui s’étend sur plus de vingt ans. En bref, Antoine Meilleur a fait une entrevue dans un journal local, il y a vingt ans sur les abus sexuels qu’il aurait subi quand il fréquentait un collège géré par des religieux à Granby. Et ça a fait boule de neige ! Des avocats ont flairé la bonne affaire et se sont « portés à son secours ». Il a accepté d’être le cas-type des tous les jeunes garçons qui auraient été abusé, sexuellement, physiquement ou psychologiquement, comme lui dans l’institution en question. Ils ont fait des annonces, des recherches et ils sont arrivés au chiffre mirobolant de 263 ! Ça devenait une Grosse affaire… Pendant ce temps, les frères ont essayé de s’arranger avec Meilleur, mais lui s’est braqué, et il en a rebeurré épais dans les médias. Il a menacé de les poursuivre individuellement, de poursuivre toute l’Église catholique. Il a joué sur le pouvoir de la victime, et il savait qu’il pouvait gagner gros. En plus, les procédures judiciaires ont pris un temps fou à s’engager; il y a eu de la bisbille entre lui et les autres victimes d’un côté et les avocats, surtout que bien des victimes voulaient obtenir plus que les premières sommes mentionnées. Puis, Meilleur a failli être lâché par les autres, parce qu’on l’accuser d’agir en dictateur, qu’il contrôlait l’information, qu’il voulait tout garder pour lui, etc… Une fois, il y a même eu une bagarre, mais personne n’a porté plainte. En tout cas, vous voyez le portrait… Pis je résume, parce que ça dure depuis vingt ans.
-Continue, je t’écoute très attentivement.
-Finalement, il y a six ans, le procès a commencé. Au début, l’affaire a été instituée à Granby, mais pour toutes sortes de raison notamment de l’ampleur de l’affaire, elle a été transférée à Sherbrooke, donc nouveaux délais. Puis ça a été le défilé et les témoignages des témoins… non, ça ne marche pas : le défilé et les témoignages des victimes. Et là, le jugement est tombé il y a peine un mois; les frères sont condamnés à une peine exemplaire à trente-six millions de dollars !
-Trente-six millions !
-Oui; exactement, trente-cinq millions huit cent cinquante dollars qui devront être répartis aux 215 victimes (il y a eu des témoignages jugés frivoles ou irrecevables). Une fois le frais de juridiques payés ça fera environ 150 000 dollars chacun. Mais la répartition des indemnités dépendra des sévices, des années de fréquentation scolaire, etc. Ça aussi ça va prendre un bout de temps.
-Est-ce que les frères pourront payer ?
-C’est la grosse question. En principe en liquidant leur biens-meubles, oui, ils pourront réunir la somme… À moins d’aller en appel non pas du verdict mais de la somme à laquelle ils sont condamnés. Mais rien n’indique qu’ils vont le faire.
-Et tout ça c’était public ?
-En fait, les grandes lignes du procès ont été publiés dans les médias, comme tout le monde on en avait entendu parlé, mais on a dû fouiller un peu dans les dossiers judiciaires pour trouver les détails.
-Bon travail, excellent travail. Tu me prépares une présentation pour la rencontre qui a lieu… (Paul regarde sa montre), maintenant !
-C’est déjà fait chef; tout est prêt. Marc-Antoine a aussi beaucoup aidé, on va le faire à deux.
-Je vous félicite.

Sans ces nouvelles informations, la rencontre d’équipe aurait été passablement ennuyeuse, mais elle s’était déroulée dans l’effervescence générale. Chacun et chacune y allant de ses commentaires, de ses suggestions. Maintenant, l’enquête prenait une toute autre tournure; la question qu’il fallait se poser, qui devenait la question centrale était : l’affaire des poursuites judiciaires des cas d’abus sexuels et physiques était-elle reliée à la mort d’Antoine Meilleur et de sa conjointe Madeleine Chaput ? Il fallait creuser de ce côté. Et il y a tant de nouvelles pistes à explorer.
Paul doit décider qui il enverra à Granby. Peut-être ira-t-il lui-même ? Il faudra dresser la liste de personnes à aller interroger ? Il demandera aussi à Josée et Marc-Antoine de voir ce qu’ils peuvent trouver dans les antécédents judiciaires des intervenants. Y a-t-il des gens au passé criminel là-dedans ?
Qui pouvaient être le ou les coupables ? Des religieux qui n’ont plus rien à perdre ? Des gens parmi les victimes insatisfaites du résultat et du jugement ? Quelqu’un qui en veut à Antoine Meilleur ? Quelqu’un parmi ceux dont les témoignages ont été écartés et qui veulent se venger ?...

En fin d’après-midi, Paul a beaucoup avancé dans ses démarches. Il a contacté son homologue de Granby pour prendre ses dispositions, il a constitué son équipe qui ira sur place... Et il faut bien sûr faire rouler le poste de police pour les autres aléas du quotidien. Son téléphone sonne. C’est Jocelyne à l’accueil.
-Chef, il y a quelqu’un pour vous à l’accueil.
-Pas un journaliste, j’espère !
-Non, non, c’est pas un journaliste. Venez voir.
-Mais je suis très occupé avec cette enquête de deux morts de Plaisance.
-Justement, je suis sûre que ce « quelqu’un » pourrait pourra considérablement vous aider dans cette enquête.

-Pardon ?

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