Un lieu de repos
Chapitre 10
Paul
a invité les agents de son équipe à faire une pause, ne serait-ce que pour
aller aux toilettes ou pour casser la croûte. Ils n’avaient pas arrêté depuis
leur arrivée à Plaisance tôt le matin, et tout le monde avait besoin de se
reposer pour rester efficace. Plusieurs d’entre eux et elles sont allés dans un
petit restaurant du village, qui sert des repas sur sa terrasse, et ils n’ont
pas passé inaperçus. Certains avaient leur lunch avec de la salade de thon, du
taboulé ou encore des légumes avec trempette. Paul se souvient de ses débuts
dans la police, alors que le milieu était beaucoup plus un monde d’hommes que
maintenant, et des hommes qui, pour la grande majorité, aimaient bien montrer
leur virilité. Et l’un des traits de cette virilité affirmée était certes de
manger de la « nourriture de gars », c’est-à-dire tout ce qui était
bourratif, gros et gras, épais et même coriace. Ça allait de la pizza toute
garnie aux hamburgers en passant par la poutine et les « smoked
meat », comme on disait alors. Et on enfilait des cafés bien fort ou des
boissons gazeuses pour faire passer le tout avec force renfort de gros rots
bruyants…
Paul voit bien que
le régime alimentaire de ces jeunes agents a bien changé et que maintenant, ils
et elles, et surtout elles, font attention à leur alimentation. Tellement que
maintenant c’est celui qui ne se nourrit que d’hamburgers dont on se moque et
sur lequel plaisantent les mangeurs de bonne soupe aux légumes.
Paul a sonné la
pause, en ne laissant que trois d’entre eux pour garder les lieux. L’équipe
technique n’a pas encore fini son travail de recherche, mais ça avance bien.
Plusieurs des curieux aussi sont partis manger… vite remplacés par un autre
groupe aussi fureteur que le premier. Les journalistes sont là aussi, qui
mettent leurs micros sous le nez des cyclistes qui ont enfourché leurs vélos. Pour des gens qui étaient pressés de
repartir… mais qui peut résister à un micro ou à une caméra ? Qui ne rêve pas d’avoir
son petit quart d’heure de gloire ?… Paul sait que devra les affronter. Son
estomac attendra encore un peu.
Dans le lot mouvant et remuant de journalistes, il reconnait en
première ligne, Simon-Pierre Courtemanche, toujours là, probablement arrivé
avant les autres, un petit homme à moustache, le journaliste des faits divers
d’Au courant, l’hebdomadaire de la
région de l’Outaouais. Toujours bien
informé celui-là; il a vraiment un sixième sens pour flairer la bonne histoire.
Mais Paul se dit qu’il fait tout de même son travail honnêtement, cherchant
consciencieusement à informer son public le mieux possible. Et il a beaucoup d’intuition; il sait poser
les bonnes questions. Paul se dit même que parfois ses inspirations lui ont
ouvert à lui des avenues auxquelles il n’avait pas pensé au premier abord, et qui
se sont avérés très fructueuses. Simon-Pierre Courtemanche est un journaliste qui
à l’ancienne mode. Il n’a jamais pu, ou jamais voulu se convertir aux gadgets
modernes, aux appareils cellulaires qui font tout à la fois, filmer,
enregistrer, photographier, fournir des cartes du monde, etc, etc… Il prend plutôt
des notes à la main dans un petit calepin noir. Mais comme il fait un excellent
travail, son patron le laisse travailler à sa façon. Simon-Pierre Courtemanche
a bien un appareil de téléphone cellulaire mais seulement pour être rejoint en
cas d’urgence; lui ne l’utilise que rarement pour faire des appels.
Paul remarque aussi sur les caméras le
logo des diverses chaines de télévision, notamment les chaines d’information
continue. Il va certainement passer aux prochains bulletins de nouvelles. Alors
qu’il s’approche, il y a une légère bousculade; les membres de la presse jouent
du coude derrière le cordon de sécurité. Paul s’avance et une multitude de
micros se tend vers lui. Tout le monde parle à la foi. Après quelques instants
pour attendre le silence, Paul commence :
-Je
suis le capitaine Paul Quesnel. Si la police se trouve sur les lieux, c’est que
deux corps ont été retrouvés ce matin sur le terrain des Sœurs-de-Saint-Nom-de-Jésus-et-de-Marie.
Un homme et une femme. Ces personnes ont été identifiées, mais nous ne pouvons
en révéler les identités car nous devons encore rejoindre des membres de leurs familles.
Ce que je peux vous dire, ce que des deux personnes étaient inconnues des
services de police et qu’ils n’avaient pas de casier judiciaire. Les deux corps
ont été transporté à l’institut médico-légal de la Sureté du Québec à Gatineau
pour des autopsies. Apparemment, la cause de la mort, dans les deux cas, serait
des blessures balles subies à la tête, vraisemblablement d’une arme qui a été
retrouvée sur les lieux. Je sais que vous allez me demander s’il s’agit de
meurtres ou de suicides ou encore d’un meurtre suivi d’un suicide, et pour l’instant,
à ce stade-ci de l’enquête, je ne peux rien vous dire, car nous ne le savons
pas. L’enquête ne fait que commencer et tous les scénarios sont envisageables...
-Est-ce
que ce sont des personnes du coin ?
-Cette
information demeure confidentielle pour l’instant.
-Est-ce
que les sœurs SNJM sont impliquées dans ces deux morts ?
-À
ce stade-ci de l’enquête rien n’indique que l’une ou l’autre des religieuses du
Gîte du pèlerin est impliquée dans cette histoire.
-Est-ce
que les deux personnes formaient un couple, ou bien ce sont deux individus
étrangers l’un à l’autre ?
-Tout
porte à croire qu’il s’agit d’un couple.
-Que
s’est-il passé depuis leur arrivée hier et le moment de la découverte des corps
ce matin ?
-C’est
vrai qu’ils sont arrivés sur les lieux hier dans la journée, mais nous essayons
encore de retracer leurs allées et venues dans les détails; pour cela nous
interrogeons toutes personnes présentes sur les lieux que ce soit des
locataires ou des religieuses... Maintenant, je dois vous laisser aller faire
votre travail.
-Encore une question…
-Je vous promets que referons le point en
début de soirée.
Paul
dirige ses pas vers le poste de commandement. Il hèle l’un des hommes laissé sur
place. Comme il aurait envie de voir sa fille.
-Jasmin,
va me chercher quelque chose à manger; je vais mourir d’inanition. Je vais
prendre ta place.
-Qu’est-ce
que vous voulez chef ?
-…Mais
j’y pense, j’ai pris ma boite à lunch ce matin ! Je me suis fait un sandwiche. Tiens
prends ma clé, et va la chercher dans ma voiture. Je vais m’installer dans la
salle de commandement.
Jasmin
sourit. Il comprend qu’un chef de police se promenant avec une boite à lunch
bleue à la main, ça ne fait pas très sérieux.
-Bon,
faisons un bilan; qu’est-ce qu’on a trouvé ?
Après
la pause du repas, Paul a réuni les responsables des différentes équipes dans
le poste de commandement pour faire le point. Le poste de commandement ressemble
à un véhicule récréatif, mais à l’intérieur il n’y a rien de récréatif :
il est bourré d’appareils d’analyse, d’instruments de mesure, des scans, de
fichiers, d’ordinateurs…
-Vas-y
toi, Isabelle…
-J’ai
interrogé les autres personnes présentes sur place depuis hier soir. Il semble
que personne n’ait remarqué Madeleine Chaput et Antoine Meilleur; faut
dire que l’altercation entre les cyclistes au souper a considérablement capté l’attention
d’à peu près tout le monde, si bien que personne n’a fait attention à eux.
-Personne qui n’aurait
remarqué quelque chose de particulier ?
-Non, et personne ne
les connait non plus.
-Hmmm… Tu les as
laissés partir ?
-Ben oui; je n’avais
rien pour les retenir; j’ai pris leurs dépositions, et leurs identités, et
leurs empreintes, mais non ne pouvais pas faire grand-chose pour les garder.
-Hmmm…
-La seule chose que
j’ai trouvée… Comme les interrogatoires ont été assez vite et que j’avais encore,
j’ai interrogé sœur Madeleine, celle qui était de garde à l’accueil hier matin et
sœur Annette qui était là hier soir. Quand ils sont arrivés hier matin, vers
dix heures, elle a cru remarquer que Madeleine Chaput ne disait pas un mot,
comme si et je la cite : « elle ne savait pas ce qui arrivait ».
Selon ses dires, elle était comme absente. C’est Antoine Meilleur qui a tout
fait, qui a fait la conversation qui a pris les clés, qui a payé la chambre,
qui a même porté les valises.
-Sœur Madeleine, c’est
celle qui a dit aux cyclistes de passer par le sentier du pèlerin…
-Oui, c’est
possible, c’est celle qui est à l’accueil le matin. Sœur Annette s’occupe du
soir, c’est elle qui a accueilli les autres résidents dont les cyclistes. C’est
aussi elle qui était là durant le repas du soir. Elle n’a rien remarqué de particulier,
sauf bien sûr la dispute durant le souper entre les cyclistes. Elle se souvient
même de leur avoir fait signe de se calmer, pour le repos de tous… Et quand
elle est revenue à sa place à l’entrés, elle a vu le couple Chaput-Meilleur assis
à sa table un peu en retrait, et c’était comme s’ils ne remarquaient rien de
cette altercation. Tous les autres locataires regardaient les cyclistes avec
des yeux méchants, tout le monde semblait dérangé, mais eux : rien ! Ils
faisaient comme si de rien n’était. Sœur Annette a dit que lui il était sur son
téléphone et qu’elle, elle regardait simplement sa nourriture. Sur le coup ça
ne lui a rien fait. Mais quand je l’ai interrogé là-dessus, elle a dit que oui,
rétrospectivement, ça pouvait sembler étrange dans les circonstances, alors que
tout le monde était dérangé mais pas eux, comme si… comme si, elle a dit :
« comme si ils avaient plus important à faire ». Ce sont ses mots.
-C’est une opinion, ce
n’est pas un fait,
-C’est vrai, patron.
Mais d’après ce qu’elle a vu, ça demeure plausible.
-Ne sautons pas trop
vite aux conclusions.
À la moue de son interlocutrice, Paul s’aperçoit qu’Isabelle
est vexée de son commentaire.
-Beau travail, Isabelle, beau travail; tout ça nous
apporte de bonnes pistes de réflexion. Et toi, Sébastien ?
C’est le chef de l’équipe technique, celle qui fouille
le terrain centimètre par centimètre.
-On a presque fini, mais on n’a pas trouvé grand-chose.
Des mégots de cigarettes, des déchets, quelques papiers… Mais tout ça date au
moins de la veille, sinon de plus longtemps et a été abimé par l’humidité. On n’a
trouvé aucune empreinte ni de doigts ni de pas, aucune piste valable. Il y des
empreintes sur l’arme, mais il faudra voir lesquelles.
-C’est maigre…
-Oui, c’est maigre; dans une heure je vais remballer
mes hommes et renvoyer mon équipe à Gatineau.
-Qu’est-ce que tu en penses ?
-Je ne sais pas; dans la nature comme ça… Ce que je
remarque c’est qu’il n’y avait aucune trace de lutte, rien qui indiquerait qu’ils
ont essayé de se défendre, de se débattre, ou de combattre.
-Alors…
-C’est peut-être un suicide, ou bien…
-Ou bien…
-Tu penses la même chose que moi : s’ils ont été
tués, ils connaissaient leur meurtrier.
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