C’était une petite maison sur la
rue où j’ai passé mon enfance. De dehors elle n’avait l’air de rien; il n’y
avait vraiment pas de quoi (en) faire une histoire.
Dans cette petite maison, vivait une dame qui pour moi était déjà très
âgée. Il y avait une galerie en avant où cette vielle dame venait s’assoir pour
regarder ce qui se passait dans le voisinage. Oh, elle avait aussi un - vieux -
chat qui se mettait en boule sur ses genoux et qu’elle caressait des heures
durant. Des fleurs aussi; elle avait beaucoup de fleurs à l’intérieur comme à
l’extérieur, en pots et dans les parterres; des fleurs dont elle s’occupait
avec beaucoup de délicatesse.
Et elle avait de vielles photos qu’elle regardait continuellement,
longuement. Est-ce que c’était des
photos de ses enfants ? Ou de sa jeunesse, de ses parents, de ses frères
et sœurs ? De voyages qu’elle avait faits ? Je ne l’ai jamais su.
Je sais qu’elle s’appelait madame Fecteau; je l’avais vu sur son
courrier.
Un jour, en hiver, alors que j’avais douze ans, je suis allé sonner à
sa porte pour lui demander si elle voulait que je déneige son entrée. Si elle
était surprise, elle n’en a rien laissé voir et elle a accepté. Je me souviens
la toute première fois, elle m’avait donné un dollar ! On utilisait encore les
dollars en papier ces années-là. Puis j’y suis allé régulièrement, chaque fois
qu’il y avait une chute de neige, petite ou importante.
Un jour, un peu plus tard cet hiver-là, alors que c’était la tempête,
elle m’a fait entrer dans sa petite maison et m’a offert un verre de lait et
des biscuits qu’elle avait préparés pour moi. Et elle m’a demandé si je pouvais
aller à la petite épicerie du coin en me disant qu’elle manquait de nourriture
pour son chat; j’ai accepté bien sûr.
Graduellement, je suis presque devenu son « homme à tout faire »;
j’étais si fier ! En plus d’enlever la neige, de déglacer son escalier, d’épandre
du sel, de faire ses commissions, je venais tondre son gazon, sortir ses
poubelles; même une fois elle m’a demandé de repeindre sa galerie.
Quand j’entrais chez elle, dans sa petite maison, je ne pouvais
m’empêcher de regarder : il y avait une petite cuisine, un petit salon, et
une grande chambre à coucher que j’avais entrevue une fois que la porte était entrouverte;
elle était si propre, si bien rangée, le lit était si impeccablement fait ! Et je
sentais des si bonnes odeurs qui s’en dégageaient.
Et puis un jour, après mon CEGEP, je suis parti en voyage; comme on dit,
je voulais « vivre ma vie ». J’ai pris mon sac de couchage et
mon sac à dos et je suis parti en Europe. J’avais beaucoup de cousins et
cousines en France et je connaissais des gens en Allemagne, en Suisse, au
Danemark, en Autriche; et même au Liban ! De là, je suis allé en Inde, en
Chine, au Japon, aux Philippines, en Russie et de retour en Europe. J’étais
parti presque un an. Et quand je suis revenu, j’avais tellement de gens à
saluer et à revoir que j’en ai oublié madame Fecteau et sa petite maison.
Puis je suis parti étudier à Québec à l’université Laval; et ce n’est
que lorsque je suis revenu en vacances, chez mes parents, l’été suivant, que je
m’en suis souvenu de cette si jolie petite maison et la vieille dame qui y
habitait.
Quand je suis allé voir, tout le pâté de maison avait transformé en
immeuble à bureau : vingt-cinq étages de béton, d’acier et de verre ! Où
était passée madame Fecteau ? Avait-elle déménagé ? Était-elle décédée ? Mes
parents n’en savaient rien.
Je l’ai cherchée; je l’ai cherchée longtemps. À l’hôtel de ville, on ne
savait pas; au moins elle n’était pas dans la liste des décès de ces dernières
années. On m’a conseillé d’aller voir dans les maisons d’hébergement, dans les
résidences de personnes âgées.
Je l’ai cherchée et je l’ai finalement retrouvée. À l’accueil, on m’a
demandé si j’étais de la famille, mais comme elle n’avait jamais de visite on
m’a laissé aller la voir.
Elle reste assise au bord de son lit dans une petite chambre de rien de
tout; sans son vieux chat, sans ses fleurs, sans ses photos. Elle avait les yeux
vitreux, vides de toute expression. Je crois bien qu’elle ne m’a pas reconnu.
Quand je l’ai vue, j’ai eu le
cœur gros. Je suis resté tout l’après-midi. Et quand la préposée est passée
avec les collations, je lui ai servi un verre de lait et des biscuits.
Ouais! Quelle histoire touchante et pleine d'humanité et de dure réalité! Il doit en exister des tas de madame Fecteau dont plusieurs dans notre entourage. Solitude non choisie, abandon des siens, tristesse, sentiment d'inutilité. Est-ce qu'on les voit? Est-ce qu'on les entend? Est-ce qu'on s'y intéresse? Pas de temps à perdre avec les madames Fecteau... alors notre qualité d'humanité diminue et peut finir par s'éteindre.
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