La fuite
I
-En tout cas, moi, je refuse
d’y aller !
Le ton de Gérard ne laissait
aucun doute
-Qu’est-ce que tu vas faire
alors ? demande Alain.
-Comme je l’ai dit et comme Françoise vous l’a dit, nous allons nous enfuir ! Et ceux et celles qui refusent d’aller
au « Village » partiront
avec nous.
-Mais c’est impossible vous ne pouvez pas faire ça
!
-Que vont dire les patrouilles de l’ordre ? Elles vont vous rattraper et vous mettre
en
détention.
-Je sais Alain
que tu vois les choses autrement, et je n’essaie
pas de te convaincre contre ton gré;
c’est un risque
à prendre, de gros risques même, mais j’ai la certitude qu’il n’y a rien d’autre à
faire. Peut-être allons-nous échouer;
peut-être... Mais peut-être aussi allons-nous tracer la
voie
à d’autres où même, on ne sait jamais, provoquer des changements. Mais nous croyons que
c’est le moment est venu d’agir; il ne nous reste plus beaucoup
de temps, la date d’entrée
est à la fin de
ce mois; il ne nous reste plus que trois fins
de semaine pour agir, et Françoise
et moi, sommes
décidés à nous enfuir. Oui, il y de gros risques, mais nous sommes
prêts à les prendre. Il faut se décider,
qui vient avec
nous ? Toi Emmanuel ? Et toi Elisabeth ?
-Quand même défier
la loi…
La « loi » dont parle Alain c’est toute une série de décrets sur la retraite des personnes âgées. C’est une loi qui s’est élaborée sur un peu plus de deux décennies, les premiers décrets datant de plusieurs années déjà
ayant été modifiés
plusieurs fois. Au début,
ils n’ont porté que sur l’âge de la retraite,
obligatoire pour tout le monde, - sauf pour quelques
privilégiés bien sûr - qui variait selon les métiers
et les fonctions, et les classes
sociales, pour « ouvrir des opportunités
nouvelles d’emploi aux générations plus jeunes ». Tout d’abord à 65 ans puis 60; puis 55 pour les hommes et 52 pour les femmes. Et régulièrement
la loi avait été amendée, augmentée par le Gouvernement qui voulait mieux contrôler les dépenses
: baisse des prestations du
régime
des rentes et rien pour les gens qui
avaient accumulé des économies, obligation de présenter
ses états financiers, réduction des subventions aux médicaments, aux soins de santé, suppression du droit aux interventions chirurgicales dites «non-indispensables », suppression des soins dentaires, compressions draconiennes des allocations aux logements.
Une année les personnes retraitées
ont eu droit à moins de médicaments, certains services offerts
ont été supprimés, elles ont pu moins se déplacer, ont eu moins droit aux loisirs; les appartements qui leur étaient attribués
sont devenus plus petits, moins confortables.
Une autre, les personnes âgées n’ont plus eu le droit d’utiliser les bibliothèques, d’aller au cinéma ou au musée; les tarifs réduits dans les transports
en
commun
ont été abandonnées. Il y a eu augmentation des prix et des taxes sur des produits
de première nécessité, comme les cannes,
les marchettes, les lunettes, les sous-vêtements
de laine, puis l’imposition de bons d’achat
en lieu et place des rentes,
obligation de ne magasiner que dans les établissements commerciaux d’État ... Les plus gros bouleversements ont été votés il y a cinq ans avec l’imposition de la résidence fixe, puis dans les « Villages de résidence
adaptée intégrale »
(VRAI)communément appelés « Villages ». Au début, ils ont été facultatifs, et depuis peu ils sont devenus
obligatoires cinq ans après la retraite, avec plusieurs exemptions notables cependant comme les membres du Gouvernement et
leurs familles, les dirigeants des banques et autres personnages importants.
Les Villages sont de petites
cités en soi; ils
sont murés avec une seule entrée et tout y est fourni
: les logements sont meublés,
confortables - donc obligation
de ne rien apporter de chez soi - chauffés,
entretenus; tous les services y sont offerts : conciergerie,
infirmerie, épicerie, services financiers, salle de repos,
loisirs, cinéma, cartes, casino, sauna, musculation, billards, quilles, tennis,
golf, pêche... Et les plus cyniques ajoutent la morgue à
cette liste. Il est entendu qu’une fois entrés
les gens n’ont
plus le droit de sortir. En fait ils n’en ont pas besoin puis que tout est disponible, tout se fait sur place. Et
les visites sont bien régularisées; n’entre pas qui veut dans les Villages, il faut songer à la sécurité. Même les enfants et les petits-enfants y viennent rarement. Il est vrai que dans cette société
matérialiste disloquée, les liens familiaux sont réduits à presque rien, les individus vivent de plus en plus isolés. Les Villages
nécessitent donc peu de personnel; les « accompagnateurs » s’occupent de tout et font fonctionner la machine. Pendant
quelque temps les familles qui remplissaient le formulaire approprié
ont pu garder une personne
âgée chez elles, mais cette exception
vient d’être abandonnée parce que jugée trop difficile à gérer administrativement. Maintenant on n’a plus qu’à signer
pour y entrer - d’ailleurs on n’a pas le choix - et toute la vie prend
une nouvelle
tournure. On dit au revoir aux enfants et aux petits-enfants et on y entre le cœur léger et content. Inutile de préciser
que nul ne sort vivant
des Villages. Les proches, quand
il y en a, sont informés, une fois par mois, des décès; les pensionnaires des Villages ont le choix de trois modèles de lettres officielles, pour donner, s’ils le désirent bien sûr, des nouvelles à leurs familles. L’emploi
du temps est simple, quelque
chose comme « lolo, loto, dodo » jusqu’au décès.
Or, depuis
peu, les décès semblent subvenir plus
rapidement.
Avant, c’était souvent après quatre
ou cinq ans de régime
au Village. Mais maintenant c’est à peine un ou deux ans. Les rumeurs les plus extravagantes commencent à circuler sur les Villages.
Même si le Gouvernement se fait rassurant
et susurrant et offre toutes
les garanties d’excellence
qu’on peut espérer d’un service
officiel, des inquiétudes surgissent, des questions sont posées. Par peur de représailles, on n’ose pas dire tout haut ce que beaucoup
chuchote. On commence
même à se demander si les Villages sont vraiment les paradis décrits
dans la publicité et la propagande du
Gouvernement. Et puis, il y ces erreurs
qu’on ne peut plus nier : telle personne a
reçu une lettre de son père déjà décédé, une autre a entraperçu de drôles de choses lors d’une visite, plusieurs
qui ne peuvent recevoir l’autorisation d’une visite sans que raison ne soit fournie.
Certaines personnes commencent à se douter que ce pourrait être toujours les mêmes appartements qui peuvent être visités, trois ou quatre qui serviraient de décor
et que le reste des Villages n’existent qu’en carton-pâte; et surtout quelques
personnes ont reçu des appels clandestins relatant
les pires conditions de « détention », c’était
le terme employé. Faudrait-il employer celui d’
« extermination ».
On a commencé à parler de minimum vital qui n’était
pas garanti, puis de mauvais traitements infligés aux pensionnaires, et enfin, aujourd’hui, d’ « extermination ». En réponse aux interrogations, les accompagnateurs ont organisé
quelque
visites guidées, et les personnes
âgées ont semblé
en pleine forme; dans un reportage à la télévision elles se sont dit très heureuses, très contentes de leurs sort;
elles souriaient, se taquinaient, s’amusaient, vantaient les bienfaits des Villages et les soins de première qualité qu’on y recevait, louangeait la gentillesse et la compétence des
accompagnateurs, remerciaient le Gouvernement de ce style de vie à nul autre enviable et parlaient de leur joie de vivre,
du doux plaisir d’être à la retraite
et de pouvoir en profiter, de la vie en communauté. Vraiment elles
ne
manquaient
de rien, et demandaient, suppliaient, qu’on leur laisse
profiter de la vie de retraités tranquillement, que le Gouvernement se chargeait de tout et qu’il n’y avait aucune
espèce de raison de s’inquiéter.
Et c’est contre cette vie-là que parle cette
douzaine de personnes
retraitées
Gérard et Françoise, Emmanuel et Élisabeth, Mélanie
et Jean-Jacques et Brigitte et Michel, Sébastien et Claudine et Stéphanie, Alain et Josée.
Ils et elles ont commencé à en discuter
« juste comme ça » il y a environ deux mois. Mais maintenant
l’échéance approche. Tous et toutes sont listés pour la fin du mois
d’avril, sauf Sébastien
et Claudine dont le tour viendra dans six mois, et ils se
rebellent contre ce
sort inéluctable. Pour certains,
comme Gérard et Françoise, il ne fait
plus de doute : les Villages
sont l’antichambre de la mort, on n’y entre que pour se faire éliminer; pas question
d’y aller. Pour d’autres, comme Alain ou Josée, c’était pratiquement impossible de défier la loi.
-Non, ce n’est pas défier
la loi, reprend Gérard, c’est
refuser une loi qui n’en est pas une, c’est refuser
de se soumettre à un ordre qui n’en est plus un !
-En fait on ne sait pas ce qui s’y passe
! Certains pensionnaires vivent jusqu’à cent ans grâce aux soins qui y sont donnés
!
-Alain, ces communiqués sont faux ! Ce sont des mensonges.
Les signes sont là; si tu ne veux pas les voir, et bien tant pis
!
-Écoutez, reprend Gérard
fermement, nous avons eu cette discussion plusieurs fois déjà et je ne veux pas revenir sempiternellement sur les mêmes argumentations.
Notre décision est prise, nous allons fuir et tu ne
nous feras pas changé d’avis. Tu n’es même pas obligé
de nous aider.
Françoise intervient : « Nous avons assez discuté.
Il est déjà tard, dans vingt minutes on va sonner le
couvre-feu. C’est ce soit qu’il
faut prendre une décision.
Qui vient avec
nous ? Vous Brigitte et Michel ?
-Oui, nous irons avec vous.
-Et toi Stéphanie ?
-Je ne sais pas; les risques sont très grands.
-Oui, je le sais, et je vais te dire franchement : j’ai terriblement
peur,
mais notre décision est prise; je crois
qu’il n’y a pas d’autre
solution.
-Oui je suis d’accord avec Gérard et
Françoise, dit Emmanuel; moi et Élisabeth, nous partirons avec vous.
-Oui, moi aussi comme toi Françoise, j’ai très
peur mais il faut partir.
-Bravo ! Et Sébastien
et Claudine ?
-J’hésite, mais je crois que vous avez raison. Nous allons partir aussi.
-Mais où irons-nous ?
-Ça aussi, nous en avons déjà parlé
plusieurs fois : nous irons dans les montagnes, au bord d’un lac. Mon père possédait
un ancien domaine
qui est à l’abandon depuis
plusieurs années, mais la
maison doit toujours y être. Je me souviens d’y être allé durant les étés de
mon
enfance. Nous nous y installerons un peu rustiquement; ce sera extrêmement dur, et risqué
sans doute, mais il faut le faire,
et les enfants seront là pour nous aider. Ils nous l’ont assuré.
-Mais les patrouilles ? C’est là qu’elles
vont chercher en premier lieu.
-Pas sûr; les patrouilles ne connaissent pas la région.
Leur équipement lourd ne peut l’atteindre; les routes qui y
mènent ne servent plus depuis très longtemps.
-Moi aussi je pars, dit Mélanie; est-ce
que tu me suis Jean-Jacques ?
-Oui, moi aussi je vais prendre la fuite.
-Vous allez voir, nous allons
leur montrer que nous ne nous laisserons pas faire.
-Et bien moi aussi je viens, dit Stéphanie.
-Très bien, alors nous serons neuf. Ils regardent
Alain et Josée.
-Et vous deux, je crois que vous ne viendrez
pas ?
-Non; c’est illégal !
Vous n’avez pas le droit !
-Non vraiment; je ne peux pas. C’est si dangereux
et la loi... et puis si c’était
les racontars sur les Villages qui étaient faux ? Si c’était vraiment le lieu de repos promis ? Et puis, je suis malade, je n’aurais pas la force.... Mais nous vous aiderons
!
Josée se met à pleurer.
-Oui pleure, ça va te faire du bien; tu n’as rien à te reprocher, rien. C’est notre décision
et si tu en prends une autre,
tu as raison… et nous savons que vous nous
aiderez.
Gérard reprend
: « Bon le couvre-feu est presque là. Dans trois jours nous nous retrouvons chez nous. D’ici là, nous
aurons fixé
les derniers détails
de la fuite avec les enfants. À vendredi.
-À vendredi…
-Oui, à vendredi…
Quitter la ville ne serait
pas très difficile; il suffisait de demander un visa de sortie pour une journée ou d’une fin de semaine. Ce n’était généralement qu’une formalité. Les enfants
n’auraient qu’à dire que c’était pour fêter l’ultime rencontre avant le grand départ,
et remercier les autorités de leur compréhension. On pouvait partir à deux ou trois voitures
pour une expédition et dissimuler les bagages parmi le nécessaire à pique-nique ou à camping.
Ce qui était plus délicat,
c’était le retour des enfants. S’ils
avaient affaire à un fonctionnaire peu zélé qui les verrait
et que c’était tard le soir, il ne contrôlerait sans doute pas leurs papiers.
Sinon, il fallait
trouver une bonne raison.
On décide donc que
les voitures reviendront séparément. Si la première se faisait
contrôler, on dirait
que les passagers manquants sont dans l’autre voiture et qu’on la perdue de vue; si c’était la deuxième
ou la troisième on dirait qu’ils étaient en avant; c’était à la limite de la légalité.
II
-Voilà, tout y est !
C’est le grand soir, le soir des au
revoir, ils et elles sont là réunis :
ceux et celles qui partent
et les autres qui restent,
Alain et Josée. On est chez Gérard et Françoise; sur la table de la cuisine et par terre est rassemblé tout ce dont ils auront besoin. On a tout
mis dans des sacs à dos et des sacs de voyage,
la nourriture pour un mois, quelques vêtements, des couvertures, des couteaux, des lampes de poches, des cordes... On dirait
une bande de scouts
qui se préparerait pour un séjour de survie; si l’instant n’était
pas si dramatique,
on pourrait certainement en rire ou chanter des chansons entraînantes.
On a décidé
que les enfants viendraient avec quatre voitures
et les visa indiquent qu’ils partent
pour toute la fin
de semaine. L’itinéraire est celui d’une direction vers le sud de la ville, mais en fait le but voyage est le nord-ouest; on planifie de faire un long détour tout d’abord vers le sud, puis par des chemins détournés vers l’ouest,
et enfin on remontera vers le nord. Le grand-père d’Emmanuel a possédé il y a plusieurs années
une propriété à la campagne
et cette ancienne ferme, depuis longtemps
oubliée et à l’abandon, est le refuge idéal; et c’est là qu’on a décidé de se retrouver
et se faire oublier. Bien sûr ça fait beaucoup de kilométrage, mais on a deux jours pour y aller; les enfants devront
se dépêcher pour revenir.
C’est, ce soir,
le moment de se dire au
revoir et se souhaiter bonne chance. Les yeux ridés s’emplissent de larmes on se serre
les mains et on s’embrasse. Tout est dit. L’instant est grave. Alain et Josée qui restent
se demandent un court instant s’ils ne devraient pas partir mais c’est trop tard; ils seront neuf à fuir.
Le lendemain matin,
de très bonne heure, c’est le départ.
On ne se fait pas des signes de la main pour ne pas éveiller
les soupçons. Le ciel est dégagé; la journée
sera belle. Les enfants ne parlent pas beaucoup. On monte presque mécaniquement dans les voitures. On quitte la ville sans problème,
les contrôles se sont passés sans problème : c’est de bon augure; et on roule
ne
s’arrêtant
que pour se dégourdir les jambes et prendre de l’essence. Quatre voitures au même poste, ça ne passe
pas inaperçu; il faut donc y aller à tour de rôle, et les premiers attendent les
autres. À la mi-matinée, on dévie
de l’itinéraire prévu,
et les pensées se font plus graves.
À la courte
halte de midi, on n’échange que quelques phrases
brèves sur le chemin à suivre; on écoute
les indications qu’Emmanuel puise du fond de sa mémoire. En remontant vers le nord, le paysage commence
à changer; il devient plus sauvage, plus hostile, il n’y a plus guère d’habitations; les routes deviennent plus difficiles.
Et c’est vers la fin de la journée que les premières
embûches apparaissent.
Le chemin qui mène à l’ancienne ferme est peu fréquenté, on s’en doutait;
il faut rouler plus lentement pour éviter les divers obstacles comme les
trous,
et
autres arbres tombés. Mais quelques
cinquante kilomètres avant le dernier embranchement,
on doit s’arrêter ! Un énorme cratère dans le chemin empêche de continuer ! Impossible de passer
! Impossible de le contourner à cause de la densité des forêts environnantes; impossible de le franchir, même un véhicule
tout terrain aurait de la difficulté.
« Ah, ça ce n’était
pas prévu ? peste Gérard.
-"Ils"
ont démoli le chemin, "ils" l’ont bombardé, se désole Emmanuel. J’aurais dû le prévoir.
-Ce n’est pas de ta faute; est-ce qu’il y a un autre chemin
pour arriver ?
-Un autre chemin ?
Oui, mais il faudrait passer par le nord. On n’a plus le temps de repartir et contourner toute la ville à l’est. Et d’ailleurs, peut-être la route est dans le même état.
Quelqu’un suggère de construire un pont. Mais on n’a pas le matériel, ni le temps.
-À quelle
distance sommes-nous encore ?
-À peu près 50 kilomètres jusqu’à l’embranchement et un autre 25 kilomètres jusqu’à la ferme.
À peine une heure en voiture. Si tout avait marché comme prévu, ils devaient
y arriver au début de la soirée; les enfants les auraient aidés à vérifier
les lieux et les commodités, coucheraient là, et seraient
repartis tôt demain
pour être de retour à temps, avant le couvre-feu. Et maintenant tout ça est remis en question.
« Ne peut-on pas faire une trouée dans la forêt pour faire passer les autos ? »
Encore un fois, ça prendrait
des outils qu’ils n’ont pas.
« Il vous faut abandonner,
dit l’une des filles.
Abandonner ?... Pas question ! Les enfants
insistent : il n’y a pas d’autre solution.
« Nous marcherons s’il le fait, mais nous
n’abandonnerons pas si près du but !
-Oui, c’est ça nous allons
marcher ! Mais pas ce soir, car pour l’immédiat il faut sortir
et le matériel et la nourriture.
Les enfants les aident à transporter le matériel de l’autre côté du cratère et on le camoufle bien sous les branches basses.
Demain, on ne prendra que le strict
minimum, les couvertures et la nourriture.
-On trouvera bien un moyen de vous ravitailler, assurent
les enfants, et on garde contact
avec le téléphone
cellulaire; on pourra suivre votre marche sur l’écran.
On se restaure
et on s’installe pour la nuit, qui dans les voitures, qui sous les branches et on dort comme on peut. On trouve même à s’égayer de l’aventure.
Au matin, on se quitte pour de bon; les vieux bras étreignent les jeunes corps comme
pour un dernier adieu; on se salue
encore d’un côté à l’autre
du cratère et les voitures
repartent.
« Et bien, nous voilà seuls,
dit Gérard; allons-y ! »
Et la longue
marche commence. Stéphanie se met à chanter
et les autres enchaînent. Il fait frais
mais le soleil
tape et les sacs sont lourds. Le problème
le plus grave c’est l’eau;
il doit y avoir des sources dans les bois mais les chercher
prendrait du temps. On s’arrête pour midi. Le téléphone
vibre.
« Tout va bien ? demande la voix.
-Oui, oui; ne vous inquiétez pas. On respecte notre horaire et le moral est bon. Tâchez de ne pas avoir de problème
pour rentrer. On se rappelle
ce soir.
Et la marche
reprend, un peu plus lentement cette fois; les kilomètres s’accumulent moins vite. a
Mais, le soir,
alors qu’ils téléphonent pour donner des nouvelles, il n’y
a
pas de réponse à l’appel
!
« Il leur est arrivé quelque
chose ! Ce n’est pas normal.
-Essaie encore !
Mais rien; le signal est mort. Ont-ils
étaient pris ? Est-ce
une simple panne de réseau ? Est-ce par prudence
qu’ils ne répondent pas ? On cherche des
explications. On s’installe pour la nuit tant
bien que mal. Gérard essaie à nouveau plus tard,
mais toujours rien. Il a dû se passer quelque chose
! On essaie de dormir malgré
l’inquiétude et le temps frais; on se blottit dans les couvertures, et à cause de la fatigue, on s’endort rapidement.
Le lendemain on se remet en marche.
Les sacs sont plus lourds, et surtout,
il n’y a toujours pas de réponse
aux appels.
« Je suis sûre qu’il leur est arrivé quelque chose, dit Françoise, j’aurais
dû m’en douter que ce ne serait pas si simple. Que vont-ils dire ?
Je sais qu’ils
ne vont pas trahir, mais c’est très inquiétant. »
-Moi c’est plutôt
les autres qui m’inquiètent,
dit Gérard tout en marchant.
Si on interroge Alain, il ne pourra résister
à la pression.
C’est au cours de la matinée du troisième jour, que le groupe entendra
les hélicoptères pour la première fois. Au tout dernier instant,
Gérard crie :
« Cachez vous
vite !! » et ils ont tout juste le temps de se précipiter sous les branches
des arbres qui longent
le chemin.
-Ils sont en reconnaissance; ils nous cherchent;
ils savent que
nous sommes dans le coin. Qu’est-ce qui a bien pu se passer
? Qui leur a dit ?
-Nous sommes perdus !
s’affole Stéphanie.
-Taisez-vous !
Taisez-vous, ne dites rien, ne bougez pas; ils
nous cherchent mais ils ne nous ont pas vus encore.
-Je m’occupe de Stéphanie, dit Mélanie;
viens
m’aider
Jean-Jacques.
-Non, ils ne nous ont pas vus, chuchote Françoise, mais nous ne pourrons plus marcher à découvert maintenant.
-Et marcher à l’abri des arbres va nous prendre un temps fou !
-Peut-être pouvons-nous marcher
à découvert et plonger à l’abri dès que nous entendons les bruits
des moteurs, intervient Emmanuel; on les entend venir de loin.
-Oui, c’est une possibilité, mais c’est très risqué.
-Ou alors ne marcher que la nuit.
-Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer
?
Tout le groupe
est maintenant rassemblé. Stéphanie
s’est calmée, mais la peur ne les lâche pas.
« C’est certainement les enfants qui ont eu des problèmes; le stratagème n’a pas fonctionné, reprend Michel.
-Mais ils n’auraient jamais dit où nous sommes.
-On les a peut-être forcés;
on les a peut-être menacés.
-C’est peut-être
Alain et Josée aussi qu’on a forcé
à parler. C’est possible ça aussi.
-Oui, tout est possible, dit Françoise, mais ça n’a aucune importance. Le fait est que notre situation est dramatique. Il faut penser
à se sortir de là.
-Oui, il faut sauver notre peau, maintenant ! dit Michel.
-Ne dis pas ça
! Tout n’est pas perdu !
-Tout n’est pas perdu, interrompt Emmanuel, mais notre situation
n’est pas très reluisante.
-Je crois qu’on devrait commencer
par se calmer et retrouver nos esprits.
-Tu as raison,
Élizabeth, dit Gérard;
on s’installe ici pour un temps et on fait une sieste jusqu’à ce soir.
Mais l’angoisse est grande.
-On n’y arrivera jamais, Sébastien, se lamente Claudine;
on n’y arrivera jamais… C’était une folie;
c’était couru d’avance.
-Il faut qu’on y arrive,
ma Claudine. Nous y arriverons, je suis sûr que nous arriverons.
Mais Sébastien ne sait plus trop s’il le dit plus pour se convaincre lui-même.
Après de courtes
heures de repos, et un frugal repas - Françoise a profité de la pause pour cueillir quelques fruits
d’automne et les distribuer
- on décide
de se remettre en route. On marche toute la soirée - il n’y a eu que trois alertes - et jusque tard dans la nuit. On s’enfonce dans les
boisés pour se coucher et s’endormir, exténués.
Mais le lendemain les vols d’hélicoptères sont de plus en plus fréquents. Pour une vingtième fois, ils entendent les moteurs et pour un vingtième fois ils plongent dans les sous-bois
et s’y cachent... mais cette
fois-ci Claudine trébuche
et elle tombe sur le chemin pierreux.
-Vite ! vite !! crie
Gérard.
Sébastien se retourne
et va la relever.
-Non ! reste ici, cache-toi !
Trop tard, de l’hélicoptère on les a vus. Il vire vers eux et on entend
une voix dans
un haut-parleur :
« Ne bougez
plus, vous êtes en état d’arrestation
! Ne bougez plus. Restez où vous êtes si vous
cherchez à vous enfuir nous tirons
! Ne
bougez pas ! »
L’hélicoptère
s’est immobilisé juste au-dessus d’eux.
Un filet est largué. Les voilà pris ! De leur cachette, les autres ont tout vu, mais le pire s’en vient.
Rapidement l’hélicoptère se pose sur le chemin et des hommes en uniforme
en descendent. Claudine et Sébastien sont encerclés. Les soldats les soulèvent sans ménagement.
« Où sont les
autres ? hurle un soldat. Dites-nous où sont
les autres ! »
Et comme, terrorisés, ils ne répondent pas, les soldats les frappent,
à coups de poings, à coups de crosse.
-Voilà pour
vous apprendre à répondre. Claudine tombe, on la
frappe à coups de botte.
-Ils sont là... dans les sous-bois...
Quelqu’un crie : « Sortez ! Sortez
tous,
il
ne
vous
sera fait aucun mal; nous vous remmènerons à la ville sans problème. »
Mais les sept autres se terrent paralysés par l’horreur. Stéphanie sanglote; et Gérard se ronge les poings.
Evelyne le calme
du mieux qu’elle
peut. Deux sortent, aussitôt poussés dans l’hélicoptère.
« C’est Brigitte et Michel... et Stéphanie
aussi, disent Mélanie et Jean-Jacques
en s’approchant de Gérard, et Françoise.
-Allons-nous en !
Vite ! Ça ne sert à rien
de rester ici, commande Gérard.
Bientôt Emmanuel et Élisabeth les rejoignent. On tient conciliabule.
-Ils vont nous avoir tous,
tous. Ils vont nous avoir !
Ça ne sert plus à rien de fuir. Nous
avons échoué !
pleure Mélanie.
-Non, il
faut fuir ! conteste Françoise; et moi je vais
fuir. Il n’y a pas d’autre
solution
-La fuite n’est jamais une
bonne solution !
-La fuite, c’est
une marque de courage. Enfonçons-nous dans les bois. Dépêchons-nous !
Alors les six pauvres vieillards s’enfoncent plus profond
dans la forêt.
Mais deux, puis trois hélicoptères les survolent en rase-motte. Ils entendent les pas des soldats; des coups de feu sont tirés.
« Il faut tenir jusqu’au
soir
! Essayons de tenir jusqu’au soir;
la nuit sera notre alliée, encourage Gérard.
La poursuite se continue. Mais Mélanie à son tour tombe et ne se relève pas.
« Va-t’en
Jean-Jacques ! Sauve-toi.
-Non, non ! je reste avec toi.
Et bientôt les premiers soldats sont sur eux; ils sont frappés,
frappés,
leurs crânes se fendent, leurs corps sont piétinés puis mitraillés.
« Aux suivants
maintenant ! »
Les soldats allument
de fortes lampes
et tirent des salves de mitraillettes au hasard et Gérard
est touché.
« Fuyez,
fuyez, laissez-moi !
-Non ! Changeons
de direction, dit Françoise, et essayons d’atteindre ses rochers; ils nous cherchent à tâtons. Ils vont peut-être
passer tout droit.
Gérard et Françoise courent avec la dernière
énergie. Ils glissent
sur le sol mousseux et les feuilles mortes; ils trébuchent maintes fois en grimaçant.
Enfin, ils se cachent dans un recoin de rocher, mais ils ont perdus les autres; ils sont seuls!
« Couche-toi là. Ici tu
es à l’abri. Je vais essayer de retrouver Emmanuel
et Élisabeth.
Françoise et Gérard sont encore blottis
l’un contre l’autre
dans leur creux de rocher lorsque
l’aube pointe au-delà
des cimes.
« Gérard,
je crois
qu’ils ont abandonné la poursuite; je n’entends plus ni les coups de feu ni les hélicoptères. Je crois qu’ils
sont partis. Nous sommes sauvés !...
-Françoise, ma chérie, je vais mourir. J’ai été touché et je ne sens
plus mes jambes.
Elle ne dit rien, et ne peut qu’esquisser un faible sourire.
-Ne te rends
pas. Fuis ! Cache-toi, tu peux le faire, je sais que tu peux faire. Retrouve les autres et fuyez. Tu es forte et tu as de la volonté.
Tu peux te cacher ici un jour ou deux. Il y a encore un peu de nourriture. Fuis, Françoise, pour nous tous. Moi je perds trop de sang; je perds trop de sang; je perds…
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