Monsieur et
madame Gardiner
Cette histoire date de quelques
années déjà. Au tout début de mon ministère, j’ai été envoyé en Gaspésie dans
les années ’90. J’y suis resté pendant un peu plus de deux ans. La Gaspésie,
pour qui ne le sait pas, est l’une des « régions éloignées » du
Québec, en fait « éloignées » par rapport aux grandes villes comme Québec ou Montréal.
C’est vrai que pour aller en Gaspésie à partir de Montréal cela prend entre
huit et douze heures tout dépendant de la destination, mais une fois rendu, on
n’a certes pas envie de repartir trop vite. C’est une région magnifique d’une
beauté à couper le souffle sise entre trois littoraux, celui du golfe du
Saint-Laurent au nord, de l’Océan Atlantique à l’ouest et de la Baie des
Chaleurs au sud. Parfois on a l’impression que tout y est démesuré :
l’immensité de l’océan qui s’éloigne jusqu’en des horizons intangibles, les
teintes d’azur qui se font et se défont, qui se combinent en myriades de
reflets dans les continuelles unions entre la mer et le ciel, les fougueuses et
immuables forêts aux touffus bosquets d’épinettes centenaires, et, en hiver, le
souffle titanesque du vent sur les berges qui nous fait croire à chaque tempête
que ce qui frappe à nos portes et à nos fenêtres, ce ne peut être que
l’apocalypse. La petite église dont je m’occupais – et je devrais parler des églises
car il y en avait trois – était située sur la rive même de la Baie des
Chaleurs.
Durant ces deux années et
quelques mois, j’ai fait plus de funérailles que de baptêmes; pour dire vrai,
aucun baptême et un seul mariage. Et quelque chose comme huit services de
funérailles.
Je desservais une petite communauté
anglophone perdue dans une collectivité à vaste majorité francophone. Il
s’agissait essentiellement de la dernière génération des descendants des propriétaires
des mines et des compagnies forestières qui avaient régné – et s’étaient
enrichis – sur la région pendant près de deux cents ans. C’était une communauté
vieillissante, déjà vieille, et sans beaucoup d’avenir, mais cependant
extrêmement accueillante, extrêmement chaleureuse où je me suis beaucoup plus.
La presque totalité des jeunes était partie s’établir en ville (c’est-à-dire à
Montréal), en Ontario ou encore dans l’Ouest du pays. En plus d’animer deux
cultes par dimanche, j’allais religieusement faire mes visites pastorales chez
les uns et les autres.
Un jour, quelques semaines après mon installation, alors que je faisais
rapport à mon Conseil, on m’a demandé si j’étais allé voir monsieur Gardiner à
l’hôpital. Je ne savais même pas de qui il s’agissait.
Monsieur Gardiner est un grand
homme d’un mètre quatre-vingts, allongé dans un lit de l’hôpital local depuis une
douzaine d’années, depuis un AVC qui l’a laissé dans une semi-état comateux
dont il n’est jamais sorti. Sa femme vient tous les jours, chaque journée que
le Bon Dieu apporte, le voir à l’hôpital. Chaque jour, elle arrive le matin et
elle repart le soir et passe toute la journée dans la chambre de son mari à
s’occuper de lui.
En parlant avec elle, j’ai appris que monsieur Gardiner avait été
soldat. Il était le troisième fils d’une riche famille de New-Richmond et
lorsque les nouvelles de la Guerre ont commencé à dire que l’Angleterre était
menacée par l’Allemagne nazie, il ne rêvait plus que de pouvoir défendre la
mère patrie en danger. Le jour de son dix-huitième anniversaire, il s’était porté
volontaire au bureau de recrutement de Campbellton et s’était engagé. C’est à Ottawa,
à la fin de sa rapide formation comme fantassin, au cours de sa dernière
permission avant de s’embarquer pour aller au front, qu’il avait rencontré
celle qui allait devenir sa femme. Ils s’étaient fiancés le lendemain et ensuite
il est parti; ils ne se verront pas pendant quatre ans.
Le matin quand madame Gardiner arrive, elle lui dit un beau bonjour et
lui fait une petite bise sur la joue. Parfois elle attend patiemment qu’il se
réveille. S’il s’est Sali, elle le change. Ensuite, elle lui met une large
bavette et lui donne son petit déjeuner à petites bouchées dont il recrache la
moitié au fur et à mesure. Elle prend bien soin de lui essuyer la bouche au fur
et à mesure. Le déjeuner terminé, elle fait sa toilette avec des gestes à la
fois fermes et délicats. Elle le lave toujours à la débarbouillette. Elle
commence parla figure, puis les bras et le torse et ainsi de suite et elle
finit par les jambes et les pieds. Elle lui nettoie et lui coupe les ongles.
Elle le rase avec un petit rasoir électrique. Il lui peigne les quelques
cheveux qui lui reste. Et ce toujours en lui parlant.
Monsieur Gardiner n’est finalement jamais allé défendre l’Angleterre.
Son régiment est parti en direction opposée, vers Vancouver, où il s’est embarqué
sur un navire néo-zélandais, le Awatea en direction de Hong Kong en traversant
le Pacifique. Ce qu’on appellera plus tard « la bataille de Hong Kong » a
commencé le 8 décembre 1941, huit heures à
peine après l'attaque sur Pearl Harbor. Mais lorsque monsieur Gardiner y met les pieds, il ne le
sait pas encore. Le territoire ne disposait que d’une force armée limitée, une
milice locale, deux bataillons de soldats coloniaux indiens et deux bataillons écossais qui ont donc
accueilli avec grand enthousiasme les recrues du contingent canadien issu des corps des Winnipeg Grenadiers et des Royal
Riffles, régiment auxquel
appartenait monsieur Gardiner. C’était six semaines seulement
avant l’attaque japonaise sur la ville. Ces soldats dont une bonne partie
n’avait pas encore d’expérience du combat résisteront dix-sept jours aux bombardements
intenses et assauts irrépressibles des troupes japonaises. Le 25 décembre 1941, date
connue sous le nom de
« Noël noir » par les habitants de Hong Kong, la ville se rend. La
bataille aura fait chez les défenseurs 4 500 tués ou blessés et 8 500
prisonniers. Monsieur Gardiner était parmi ceux-là.
Quand madame Gardiner a terminé la toilette de son mari, quand elle
sourit de le voir ainsi tout propre et rasé de prêt, elle s’assoit sur le fauteuil
au bord du lit. Et là, elle lui fait la conversation. Elle lui partage les
dernières nouvelles, de ce qui s’est passé au village, de ce qui se passe dans
les grande villes, de qu’il y a de nouveau à l’église. Elle parle de tel petit-fils
qui a téléphoné, d’un autre qui a bien réussi ses examens. Elle lui parle aussi
de la situation internationale. Parfois elle ne lui parle que de la
température. Au début, après le déjeuner, elle l’habillait avec ses vêtements de tous
les jours; maintenant elle lui met simplement un pyjama propre. Le soir, elle
repart avec les pyjamas sales et elle fait le lavage chez elle, pour revenir le
lendemain avec des pyjamas tout frais tout propres, tout bien pliés, aspergé
quelques gouttes d’eau parfumée. Au début, ses enfants trouvaient qu’elle
exagérait. Tu gâches ta vie. Papa ne
comprend pas. Elle les laissait dire. Ça lui faisait de la peine mais ne
elle préférait ne pas répondre, et ils se sont lassés.
En janvier 1943, huit cents Canadiens sont amenés
de Hong Kong au Japon par
bateau. Madame Gardiner racontait que les prisonniers ont été ont mis en fond
de cale. Personne ne pouvait bouger. Ils étaient environ deux cent cinquante
par compartiment de cale. Si quelqu’un grouillait ne serait-ce qu’un coude il
perdait son espace. La
nourriture leur été envoyée d’en haut avec un câble et les Japonais criaient :
« Arrangez-vous comme voulez avec ça. » Les soldats essayaient de se diviser cette
maigre pitance du mieux qu’ils pouvaient. Plusieurs d’entre eux étaient malades. Il n’y avait
qu’une toilette pour deux cent cinquante hommes. S’y rendre était un problème
extrême; ça prenait des heures pour y arriver et beaucoup n’avaient pas le
temps de s’y rendre. Après une semaine dans ces conditions, ils ont débarqués à Nagasaki, d’où ils ont a
pris le train jusqu’à Tokyo. Ils ont ensuite marché plus de six heures jusqu’au camp.
Ils étaient partis huit cents, mais ils n’étaient plus que cinq cents à s’être
rendus au camp. Au camp il y avait deux huttes; les Royal Rifles en ont occupé une et les Winnipeg Grenadiers ont pris l’autre. Les Canadiens resteront presque
trois longues années prisonniers au Japon, jusqu’à la fin de la guerre, dans
des conditions de détentions épouvantables. Le pire c’était la faim, la faim cruelle
et continuelle; ils avaient toujours faim.
Comme ancien combattant, monsieur Gardiner a droit à une chambre
privée. Quand l’infirmière passe, durant la matinée, madame Gardiner répond aux
questions sur ce qu’il a mangé, s’il fait de la température. L’infirmière
repart poursuivre sa tournée et c’est elle qui lui donne ses médicaments; elle
vérifie sa sonde et vide son sac urinaire au besoin. À l’hôpital, on lui laisse
ces privilèges hors règlements : qu’elle s’occupe de lui ainsi, ça fait,
au final, moins de travail pour le personnel et personne d’autre ne pourrait le
faire mieux qu’elle. Ce qu’elle ne peut pas faire, c’est le retourner. Comme
tous les patients immobilisés, il faut retourner monsieur Gardiner
régulièrement pour éviter les plaies de lit, et deux infirmiers viennent le
faire le matin, l’après-midi, puis une fois en soirée.
Sous
prétexte qu’il fallait garder les réserves pour les combattants de
« l’armée impériale japonaise », leur ration quotidienne était
constituée d’une marmite de riz cuit dans une eau sale avec des squelettes de
poissons; c’était servi avec un thé qui ne goûtait rien. Bien sûr il n’y avait
jamais de viande, jamais de pain, jamais de produits laitiers, jamais rien de
sucré; quelque fois, rarement, certains soldats se procuraient des fruits à moitié
pourris. Les soldats savaient bien qu’affamer les prisonniers pour les
affaiblir fait partie des tactiques de guerre. Beaucoup d’entre eux, presque
tous, étaient malades, souffrant de dysenterie, de diarrhées, de coliques, de
vers intestinaux, de fièvres, de diphtérie, de bronchite. Les moustiques
pullulaient et les dévoraient et plusieurs d’entre eux se grattaient jusqu’au
sang. Et il y avait les brimades, les cris, les injures, les insultes, les
coups de cravache, les mauvais traitements. Plusieurs se sont suicidés malgré les
encouragements incessants des officiers. La saison de pluie était le pire
moment : l’eau coulait à verse dans la hutte, tous les vêtements étaient mouillés,
les hommes étaient trempés, les plaies ne guérissaient pas, s’infectaient, se
remplissaient de pue. Ces jeunes hommes forts et exaltés étaient devenus des
loques, qui souffraient le martyr au quotidien. Au début, il y avait eu le
travail forcé. Il avait fallu construire des installations, des hangars, des
lieux d’aisance, une piste d’atterrissage qui ne servira jamais. Les hommes
avaient même voulu construire une petite chapelle pour les célébrations
dominicales. Les conditions d’hygiène étaient horribles; il n’y avait pas moyen
ni de se laver, ni de se raser, se peigner, se brosser les dents. Tout le monde
avait des poux et des morpions. Monsieur Gardiner a-t-il pensé à sa future
femme durant sont incarcération ? A-t-il cru qu’elle l’avait laissé tomber,
qu’elle s’était lassée de l’attendre comme tant d’autres jeunes femmes ? Le
camp sera libéré en septembre 1945. Il est sur le chemin du retour, rasé de
frais, requinqué… seulement comment pourra-t-il la retrouver ? Mais la future
madame Gardiner sera la sur le quai à attendre son retour. Oui, elle était là,
elle s’était renseignée au Ministère de la Guerre à Ottawa. Durant toute la
durée de la guerre, elle s’était tenue au courant des déplacements du bataillon
de monsieur Gardiner; elle avait appris son emprisonnement. Elle savait quel
bateau l’avait ramené, dans quel train il serait. Elle n’a pas réagi en le
voyant, mais s’était lovée dans ses bras sans rien dire.
Quand
midi approche madame Gardiner entend arriver le chariot des plateaux de repas.
Elle sort la petite table et elle donne à manger à son mari. Après chaque repas
elle lui brosse les dents. Elle le recoiffe. L’après-midi, elle écoute la
radio. Quand il s’endort, elle tricote, des mitaines, des tuques, des
chaussettes pour ses petits-enfants ou pour la prochaine vente à l’église. La
seule journée où elle change sa routine, c’est le dimanche. Un de ses fils,
William, l’amène à l’église. Il n’est pas très pratiquant mais il vient quand
même; il s’assoit à côté d’elle faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Elle
repart tout de suite après le culte pour être là pour le dîner. Le personnel
sait qu’elle va arriver et retarde le moment d’apporter le repas pour lui
laisser servir son mari. Parfois aussi, madame Gardiner déroge à sa routine
pour les anniversaires de ses petits-enfants; ces jours-là, elle part un peu
plus tôt le soir. D’habitude elle part après souper vers 18h30. L’hiver il faut
vraiment une grosse tempête de neige pour l’empêcher de venir.
Monsieur
Gardiner était l’un des rares survivants, à peine un dixième de son
bataillon est revenu au pays. Il était revenu amaigri, marqué par ces dures
années, et elle s’était juré de prendre soin de lui. Elle l’a suivi en Gaspésie,
et ils se sont mariés; ils ont eu quatre enfants et ensuite neuf
petits-enfants. Pendant des décennies ils seront des piliers de ce qui sera un
jour mon église. Monsieur Gardiner quittera les forces armées en 1946; il remettra ses
armes dont il ne s’était pratiquement pas servi. Il sera nommé chef de
gare à Matapédia par le Gouvernement. C’était un poste d’importance; il devait
veiller à la bonne marche de toute la circulation des convois et des trains de passagers
tant pour la Gaspésie que pour les provinces maritimes. Ses médailles et ses
décorations étaient sur un mur de la maison, bien en évidence, mais ni l’un ni
l’autre n’en faisait étalage. Le 11 novembre était sacré tant pour lui que pour
elle (et pour la grandes majorité de mes paroissiens). Il était essentiel de ne
jamais oublier, de se souvenir de tous ceux qui n’étaient pas revenus, qui
étaient morts pour la paix et pour la liberté. À soixante-cinq ans il avait
pris sa retraite. Il aurait bien voulu participer aux événements du
cinquantième anniversaire de la bataille de Hong Kong et revoir les anciens du
camp au Japon, mais il n’avait pas pu : six ans après sa retraite il avait
eu son accident.
Quand madame Gardiner parle de son mari, elle dit toujours
« Mister Gardiner is well », « Mister Gardiner is asleep »…
Madame Gardiner ne sourit pas beaucoup, mais une paix s’irradie de sa personne,
une plénitude qui l’épanouit de l’intérieur, qui illumine ses yeux et son âme. Moi
qui me suis divorcé deux fois, j’ai longtemps réfléchi sur son abnégation qui
n’était en rien un sacrifice; bien au contraire, pour madame Gardiner, son
dévouement était libérateur, l’attention qu’elle portait chaque jour à son
mari, c’était l’accomplissement de sa vie, la seule direction possible de sa
destinée. Je contemplais deux existences intrinsèquement liées, deux destins
unis dans la vie et au-delà de la vie.
Quand j’étais pasteur en
Gaspésie, ça faisait treize ans que madame Gardiner venait tous les jours à
l’hôpital. Puis ça a fait quatorze; puis elle a commencé sa quinzième année. Et
puis je suis retourné à Montréal m’occuper d’une autre église. Je ne sais pas
quand monsieur Gardiner est mort. J’ai perdu contact avec la communauté quand
j’ai déménagé. Je ne sais pas combien de temps elle lui a survécu. Mais si le
ciel existe, et je sais qu’il existe, c’est sûr qu’ils s’y sont retrouvés.
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