Un jour, deux jours – II
Henri est un vieil homme;
un vieil homme usé et fatigué. Toute sa vie il a travaillé dur, sans relâche, de longues heures,
de longues journées.
Est-ce qu’il pouvait faire autrement ? Il a peiné sous le labeur sans s’accorder de repos, sans jamais se plaindre, sans jamais rechigner, sans jamais s’apitoyer. Il a fait son devoir, c’est tout, c’est bien;
il ne regrette rien. Il a fait ce qui devait être fait, c’était l’ordre des choses. C’est ce qu’il devait faire pour faire vivre sa famille, pour offrir aux siens le nécessaire, et même plus. Non, sa femme et ses enfants n’ont jamais manqué de quoi que ce soit
! Il y a toujours eu à
manger; le chauffage, l’électricité, les vêtements, le
téléphone, et le reste,
même cette maudite télévision, c’est toujours lui qui a tout payé, avec son argent chèrement gagné. Personne ne peut lui faire
des reproches; non, personne. Il s’est sacrifié, il n’a pas compté. Il n’a compté ni les heures, ni les nuits blanches, ni les privations, ni rien de ce qu’il
s’est imposé. Il s’est toujours levé très tôt le matin, et s’est toujours couché
tard le soir, souvent bien après minuit;
les autres n’ont qu’à faire pareil et il y aurait moins de problèmes dans la
société, les gens se plaindraient moins. Il passait des jours entiers, des semaines entières à faire des recherches, à travailler ses dossiers, à lire, à relire, à apprendre par cœur des textes de loi ardus et complexes. Il a dû se battre,
férocement, avec acharnement, avec opiniâtreté contre les autres, contre le système, contre lui-même
parfois. Et tout ça, pour devenir ce qu’il est devenu aujourd’hui
: un
vieillard aigri, amer, hargneux; un vieillard au corps usé, perclus, douloureux. Il souffre du dos et des jambes,
aux articulations des genoux surtout. Il a toujours
eu des problèmes digestifs et il n’en a jamais rien dit. Il ne disait jamais rien. Il a encore des ulcères d’estomac, même après trois interventions chirurgicales, qui le font par moments atrocement souffrir. Il ne mange plus que des bouillis et des potages autant à cause de ses maux que parce qu’il ne lui reste plus que deux chicots dans la bouche, en bas, du côté droit.
Il a perdu presque tous ses cheveux
et ses yeux affaiblis ont
besoin de lunettes.
Il marche le dos voûté, à pas lents, en se tenant
aux rampes, en s’appuyant
sur les meubles.
C’est sûr qu’il aimait ce qu’il faisait,
qu’il a aimé son
métier d’avocat. Les débuts ont été difficiles certes, mais à force de persévérance, à force de détermination, il s’est trouvé une clientèle, il s’est bâti une réputation. Quand après un dizaine
d’années d’acharnement, il s’est joint à un bureau bien établi, il avait été très fier de lui. Un à un, il atteignait ses buts. Oui, il a fallu qu’il peine,
qu’il se sacrifie; mais avait-il vraiment
le choix ? Il fallait faire vivre sa famille, il fallait survivre dans ce monde où l’homme est un loup
pour l’homme...
C’est le matin;
Henri vient d’ouvrir
les yeux et il tourne
la tête vers la fenêtre aux rideaux tirés. Encore
un jour, encore un autre;
un autre jour comme les autres avec la même routine.
Il ira à la salle de bain, il s’habillera, il déjeunera; puis il reviendra dans son bureau où il lira un livre ou une
revue;
parfois il écrit une lettre. Comme d’habitude, comme tous les matins, il va attendre que sa femme ait terminé
sa toilette, qu’elle se soit habillée et qu’elle soit descendue au
rez-de-chaussée pour sortir de sa chambre et aller à la salle de bain pour se raser et se laver
le visage et le cou avec une débarbouillette. Le matin, il se lave le haut du corps, le visage, le cou et le torse, et le soir quand il se déshabille pour se coucher il se lave le bas du corps, le derrière,
le bas-ventre, les pieds et les jambes.
Alors Henri attend en regardant le plafond... Espérons qu’il
va
faire beau, aujourd’hui; je déteste
les journées trop fraîches, ça me fait mal partout quand c’est trop humide. Il lui semble
entendre les oiseaux
gazouiller... et Henri dresse l’oreille. Il ouvre les
yeux plus grand, s’assoit à demi
et il se met à écouter plus attentivement. Comment ça se fait que je n’entends rien ?
C’est toujours pareil;
pourquoi faudrait-il que ce soit différent
aujourd’hui ? Qu’est-ce qui se
passe
aujourd’hui
? Voyons, quelle heure peut-il être ?
Henri cherche sa montre sur sa table de chevet
et regarde l’heure : huit heures
moins le quart. Alors Henri
se remet à attendre en regardant le plafond, les murs, la fenêtre;
il tourne et retourne dans son lit; il sent la frustration l’envahir et bientôt l’exaspération et la mauvaise humeur.
Mais que fait-elle, que fait-elle donc
? Ah ! elle le fait exprès pour m’embêter. Elle sait bien qu’elle
doit se lever avant moi. Est-ce
qu’elle se serait levée et serait sortie
sans que je ne l’entende ? Mais non, c’est
impossible, pas si tôt le matin. Ah ! est-ce que je vais être obligé d’attendre
longtemps encore ? Allez, lève-toi,
paresseuse ! Que je puisse
me
lever
aussi.
C’est toujours pareil, j’ai toujours été obligé d’attendre après elle; j’ai toujours été obligé toujours
de me plier à ses caprices.
Il fallait se sacrifier, alors
il s’est sacrifié.
Tout, ce qu’il a fait, il l’a fait tout seul, sans aide. Il ne voulait pas qu’on l’aide.
Tout ce qu’il a obtenu,
il l’a obtenu
tout seul, à la force
des poignets. Personne ne l’a aidé; ni ses frères, ni son père. Oui, bien sûr celui-ci
avait payé sa pension chez son oncle à la ville,
mais il avait quand même dû travailler pour payer ses études.
Il avait travaillé comme garçon-boucher, puis comme maçon… et il savait
chaparder. Heureusement, il aimait
apprendre, ça lui était facile,
naturel; il se faisait un peu d’argent
de poche en corrigeant les travaux de ses camarades
ou en vendant les réponses
de problèmes. Il fallait
bien se démerder après tout; la fin justifie les moyens, comme on dit. Il se savait plus habile que les autres, voué à quelque
grand destin, bien trop intelligent pour risquer sa vie à la guerre. Ses frères étaient restés
sur la terre, et même avec toute
leur machinerie sophistiquée qui n’avait
servi qu’à en faire des endettés perpétuels, ils n’avaient pu enlever leur seconde
nature de paysans. Henri aimait à se dire qu’il était le seul de la famille à avoir quitté
le Moyen-Âge.
S’il a réussi,
c’est grâce à lui, c’est grâce à lui tout seul, c’est par sa volonté, son esprit de sacrifice. Sa femme n’a jamais compris
ce qu’il faisait,
et n’a jamais essayé de comprendre que tout ce qu’il faisait
c’était pour elle et pour les enfants,
tous ces sacrifices qu’il s’imposait. Henri n’a jamais
pris de vacances dans sa vie, jamais de repos, jamais de loisirs.
Il n’y avait pas de temps pour
les futilités et les frivolités. S’amuser, c’était
une perte de temps, un gaspillage
éhonté. Et elle, elle ne s’est jamais intéressée à son métier;
elle n’a jamais apprécié ce qu’il faisait.
D’ailleurs, elle n’y a jamais rien compris; et que pouvait-elle bien comprendre ? Quand ils se sont mariés, elle n’était qu’une pauvre
fille bien sotte,
bien ingénue. Elle ne savait
rien de la vie, elle ne connaissait rien du monde qui l’entourait; sa mère l’avait
tenue dans l’ignorance la plus crasse.
Elle n’était même pas jolie,
elle s’habillait et se coiffait comme une gamine de douze ans. Elle riait bêtement à n’importe qu’elle sottise que l’on disait; elle rougissait
stupidement pour rien.
Si Henri l’a épousée, n’était-ce pas parce qu’il
avait eu un peu pitié d’elle, par grandeur d’âme, pour en débarrasser sa mère qui ne savait pas qu’en faire ? Il était sûr qu’elle l’avait poussée dans ses bras. Quelle espèce de folle c’était celle-là ! Une vieille chipie acariâtre ! Toujours
à vouloir tout contrôler, à vouloir tout savoir; personne ne pouvait discuter
avec elle. Mais il fallait juste savoir comment
s’y prendre, et lui, Henri, avait trouvé le moyen de s’y prendre
avec sa belle-mère. Personne n’aurait eu voulu de sa fille
trop niaise; elle ne savait rien faire, ni parler, ni se comporter
en société, ni
coudre, ni laver le linge. Elle ne savait
même pas éplucher
une pomme de terre;
elle n’était même pas capable de faire un œuf au plat sans le brûler. Elle vivait comme hors du temps, hors de la réalité, quelque
part entre le royaume de
Cendrillon et la cabane
enchantée de la comtesse de Ségur. Tout ce qu’elle
faisait c’était de lire les livres insipides que son père lui offrait.
Ah, quel rustre, quel animal c’était celui-là ! Fils de meunier
à peine dégrossi,
sachant à peine lire et écrire,
parlant fort, mangeant
avec bruit, buveur invétéré, vêtu à hue et à dia, escogriffe hirsute aux gros yeux qui effrayait
les enfants. Il ne vivait que pour
le domaine sauvage et inculte qu’il protégeait comme s’il lui appartenait. Et puis personne au village n’ignorait la relation incestueuse qui existait entre lui et sa fille. Tout le monde se
scandalisait de cette promiscuité, de ces attouchements, de cette relation contre-nature. Ces promenades continuelles dans les bois, ces nuits à la belle étoile, ces caresses
échangées, au su et
au vu
de tous; c’était
du joli; c’était écœurant. Il avait dû la déflorer
quand elle avait treize ou quatorze ans. Oh
! sa mégère de femme pestait et tempêtait à qui mieux-mieux, mais lui, il s’en moquait. Au moment de son accident, on s’était posé bien des questions et bien
des gens avaient leurs réponses.
Depuis qu’Henri a pris sa retraite de son bureau d’avocats,
il y a maintenant douze ans, il tâche
de
se garder occupé;
il lit beaucoup, des livres, des revues
auxquelles il est abonné, des dossiers.
Il se tient au courant des cas, des histoires. Il reste en contact avec d’anciens collègues, eux aussi maintenant retraités. Rien ne lui procure un plaisir aussi jouissif que lorsqu’on lui demande son avis, même si
cela n’arrive pas très souvent. Est-ce qu’il
mène une vie agréable
? Que pourrait-il bien demander de plus ? Il a su jouir de la vie.
Henri sourit intérieurement aux conquêtes qu’il a
faites durant sa vie « active » : combien de secrétaires, de
stagiaires, de jeunes assistantes juridiques. Et toutes celles qu’il a rencontrées
en voyage, à tel ou tel congrès. Il avait vraiment aimé les pulpeuses
Africaines; quoi, il fallait que le métier offre des compensations. Même,
quelques fois, il s’était fait les victimes qu’il devait défendre. Ça c’était
un peu dangereux, mais qui ne risque rien n’a rien n’est-ce pas ? Il se
souvient de cette veuve dont le mari s’était suicidé et qui avait voulu
déguiser ça en accident de travail. La compagnie d’assurances ne voulait lui
remettre le montant de l’assurance-vie, mais lui, il avait gagné le gros lot,
ou plutôt les « gros lots » ! Oui, il avait eu des aventures, mais
que voulez-vous qu’un homme fasse avec une cruche pareille ! Et le sexe ne
l’intéressait pas; elle n’avait jamais envie, jamais le goût, elle ne
manifestait jamais d’enthousiasme; c’était devenu une corvée. Jamais elle ne
l’avait embrassée, la salope !
Une fois, il est vrai il avait vraiment eu peur.
Il se souvenait que l’une de ses jeunes assistantes avec qui il avait une
liaison, était tombée enceinte – sans doute faisait-elle ça pour quelque
avantage futur – et il avait craint un moment qu’elle ne lui fasse du chantage,
ou qu’elle apparaisse avec la grosse bedaine à son cabinet, ou pire, au Palais
de justice. Un scandale qui aurait certainement nuit à sa carrière. Il s’en
était ouvert à l’un de ses collègues qui sans trop de mal avait réussi à la persuader
de se faire avorter. Henri avait payé et tout était rentré dans l’ordre. Elle
avait dû abandonner ses études, mais bon, on ne fait pas d’omelette sans casser
des œufs.
Il a réussi sa vie, lui, il l’a menée comme il
l’a voulu et la mène encore de la même façon;
il a accumulé assez d’argent
pour ses vieux jours... Bien sûr, les enfants ne viennent
plus à la maison; mais qu’est-ce que je m’en fiche, alors ! De toute façon, je les comprends;
avec leur mère toujours sur eux pour ci ou
pour
ça, toujours en train de se plaindre,
ou de pleurnicher pour des riens, je comprends qu’ils n’aient
plus envie de venir. Après
deux jours de jérémiades incessantes, de caquetage oiseux,
de monologues sans queue ni tête, ils ne désirent plus que s’en aller...
Mais que fait-elle donc ? Ça commence à m’énerver. C’est toujours la même
chose avec elle. Il va bien
falloir que j’aille
aux toilettes. Je sais bien qu’elle le fait exprès
pour
m’emmerder !
Henri écoute attentivement, mais non : toujours
rien, pas un bruit,
pas un son, pas un mouvement; la maison toute entière semble vide. Alors Henri est bien forcé
de se décider à se lever; il ôte, ou plus déjette les couvertures, et il attend et écoute encore, assis sur le bord du lit. Je parie qu’elle va justement
choisir ce moment
pour se lever, rien que pour m’emmerder.
Mais rien ne bouge;
tout
est
silencieux,
presque
étrangement
silencieux.
Encore une minute
et je me lève, et si elle choisit
ce moment pour
se lever,
tant pis, qu’elle aille se faire foutre, je suis chez moi ici quand même, je suis le maître quoi !... Alors il se lève; il pose un
pied, deux pieds par terre, enfile ses pantoufles trouées,
hésite encore, et il y va, de son pas lent mais qui
se veut ferme. Il se rend jusqu’à
la porte et écoute à nouveau avant de l’ouvrir. Rien, toujours rien. Doucement,
il ouvre la porte de sa chambre
et en clopinant,
presque
en se pressant, se rend à la salle de bain. Il ferme bien
vite
la
porte,
et
souffle
un
peu.
Bon,
m’y voilà; j’avais bien tort de m’en
faire autant,
si elle a décidé de rester
au lit, ce n’est pas mon problème.
Henri se regarde
dans le miroir; il voit son vieux visage
ridé et maigre,
ses cheveux blancs
ébouriffés, ses yeux plissés... Pendant
un moment, il ferme les paupières; puis, il se tourne et urine avec bruit. Alors,
il se lave selon son rituel
: la figure, le front, les oreilles,
le cou, la poitrine, les aisselles, et ce qu’il peut de son dos, tout ça à l’eau froide,
bien sûr. Enfin,
il se rase et se peigne les cheveux. Maintenant, il s’agit de revenir dans la chambre
pour s’habiller. À nouveau, il entrouvre
la porte, mais
tout est toujours
aussi calme. Il refait le même trajet
en sens inverse en trottinant. Henri enfile son pantalon et sa chemise,
les mêmes qu’il
a mis hier, et avant-hier. Il y a des jours où il lui est plus difficile de boutonner sa chemise, mais aujourd’hui, ça va bien. Le voilà tout prêt, tout habillé pour la journée.
Ah ! le jour où je ne pourrais
plus m’habiller tout seul… et bien ce sera le temps de m’enterrer
! Il sort et commence à marcher dans le couloir,
il passe devant la porte de la chambre de sa femme en y jetant un regard torve. Il descend l’escalier bien tranquillement pour aller déjeuner; les marches grincent. Rendu en bas il passe devant le salon
: personne
! Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire
? Henri
se rend à la cuisine. Il verse de l’eau dans la bouilloire
et la fait chauffer; il prend le bocal de café, met une cuillerée de poudre dans sa tasse,
y verse l’eau chaude. Il se fait des rôties
de beurre d’arachides, et tout en déjeunant il écoute les informations à la radio... Mais où est-elle ? Elle ne peut être déjà sortie pour faire des commissions, ou aller
se promener... Pourquoi reste-t-elle donc dans sa chambre
?... Et puis après tout,
je m’en fiche bien,
moi.
Son déjeuner terminé,
Henri rince sa tasse,
sa cuillère, son couteau et son assiette
qu’il replace près de l’évier.
Il remonte dans son bureau. En haut de l’escalier, il jette presque malgré lui un coup d’œil à la porte de la chambre
de sa femme. Il arrête un très court instant et écoute; puis il hausse
les épaules. Son bureau est plein de livres, de documents, de rapports, de la
correspondance, de paperasses de toutes sortes
qui jonchent pêle-mêle
la table et le plancher.
Toutes des choses qu’il a accumulées avec les années et dont il ne veut pas se
débarrasser; on ne sait jamais, ça peut toujours servir. Il se met à lire là où il s’est
arrêté hier soir et il oublie le temps ...
Quelque part autour de midi, Henri commence
à avoir faim. Il
arrête sa lecture, s’étire,
regarde dehors, regarde
sa montre, se frotte les jambes un peu ankylosées. Bon, allons casser la croûte !
Et en sortant de son bureau, il revoit la porte de sa femme toujours
fermée. Il lui revient
soudain en mémoire qu’elle
ne s’était pas levée ce matin.
Cette quasi-vision le rend songeur.
C’est vrai, j’ai oublié d’écouter
pour savoir quand elle se lèverait.
Henri écoute à la porte, mais tout est silencieux. Bof, sans doute s’est-elle levée pendant que je travaillais et je ne l’aurais pas entendue; elle a dû descendre
sans bruit se faire un café, puis remonter pour le boire dans son lit; caprice de femme; un autre.
Henri descend à la cuisine.
Il se fait un bol de soupe dans laquelle
il trempe
son pain. Il se verse un verre de limonade. Il mange goulûment. Il a toujours aimé manger et
bien boire ! Chez son père, c’était presque la misère; il s’est bien rattrapé
depuis. Il n’avait jamais refusé un whisky ni un verre de champagne. Il a
encore une bouteille de Grand Marnier dans son bureau. Comme le matin, il allume la radio pour écouter
les informations. À nouveau, après avoir mangé, il va rincer son couvert. Il ouvre la porte arrière
et fait quelques
pas sur la galerie, histoire de respirer un peu d’air
frais. Pendant un moment,
il regarde les toits de maisons voisines
à travers les branches dénudées. Avec les années
les
arbres
ont
poussé
et
grandi autour de la maison et
maintenant elle est comme
un peu dissimulée au reste du voisinage. Tant mieux;
c’est mieux comme ça, se dit-il;
comme ça il n’y a personne pour nous emmerder, personne pour nous épier. Le quartier s’est beaucoup modifié depuis qu’ils sont venus
s’installer ici, il y a bien longtemps. Au début, c’était presque la campagne, ici. Je me souviens qu’on y voyait encore des fermes lorsque nous sommes arrivés. Il y a des jours où ça sentait le
fumier. Aujourd’hui, toute une petite ville résidentielle et commerciale a remplacé la nature
d’origine, avec l’autoroute qui ne passe pas trop loin. Henri sent un petit vent frais lui courir
le long du dos; il rentre.
Il remonte, sans s’arrêter cette fois-ci devant
la porte de sa femme et s’enferme dans son bureau.
Le soir vient
doucement sans trop s’annoncer sur la tranquillité de la maison. Ah, elle le fait exprès !
Henri se sent devenir perplexe,
mais se laisse plutôt vite envahir par la colère. Elle n’a pas voulu descendre de toute la journée ? Qu’est-ce que c’est que ces folleries-là
? Mais que peut-elle bien faire
? Elle n’est même pas descendue
manger ! Henri colle son oreille contre la porte
: rien, pas de bruit.
Il serre un peu les poings. Il va bien falloir faire quelque chose. Il marche dans le couloir
vers la salle de bain,
revient vers la porte,
fait du bruit exprès, écoute
à nouveau, se racle la gorge; il va bien falloir l’appeler.
Mais comment l’appeler
? Que pourrait-il bien dire ?
Depuis des années,
Henri n’appelle plus
sa femme par son nom, ni même ne lui adresse la parole. Ils passent des journées entières, sans échanger un seul mot, sans échanger
un regard, sans même se croiser dans le couloir; deux étrangers méfiants
dans un même lieu concentrationnaire... sous un même toit, deux destinées absurdes, deux univers
en parallèle qui ne
se rencontreront jamais.
Elle ne m’a jamais apprécié, elle ne m’a jamais compris, elle ne m’a jamais
aimé.
Elle n’a jamais rien aimé de ce que je faisais; elle n’a jamais rien compris à
mon travail. Elle aurait été bien incapable de travailler d’ailleurs. Moi, j’ai travaillé pour payer cette maison; j’ai le droit d’y vivre comme je veux, j’ai le droit d’exiger obéissance; sa mère, cette vieille chipie, me l’avait donnée, elle voulait
s’en débarrasser, et moi, stupide que j’étais, je l’ai prise. Jamais
un sourire, jamais
un mot de reconnaissance,
jamais un mot d’appréciation; non, toujours des plaintes, toujours
des blâmes, toujours insatisfaite. Il fallait toujours
plus d’argent pour la maison, pour les enfants, pour ses dépenses; il lui fallait toujours
crier, toujours récriminer; jamais une minute
de repos, jamais de relâche. Moi aussi il me fallait
toujours crier pour me faire comprendre, pour qu’elle
m’écoute; il fallait que je hurle pour
qu’elle m’entende, pour qu’elle
cesse ce harcèlement insupportable. Il fallait
que je la frappe pour la faire taire,
il n’y avait que ça qui avait des résultats, même les menaces
ne suffisaient pas. Elle était bien la digne fille de sa mère, aussi incapable qu’elle; incapable d’entretenir la maison, incapable
de la garder propre, incapable
de repasser le linge, incapable de faire à manger, incapable
de s’occuper des enfants.
Elle ne pouvait faire que dégeler des plats congeler, et encore ! Où sont-ils maintenant, hein
? Partis, partis très loin de cette
folie et on ne les reverra plus; elle n’a pas été capable de les garder à la maison. À quoi ça me servait d’essayer, de vouloir bien les éduquer, de leur enseigner les bonnes manières, de leur apprendre la discipline et la satisfaction du travail bien fait
? Elle les faisait
manger avant l’heure du repas; elle leur achetait des cochonneries,
des sucreries ! Elle faisait exprès
de me contrarier, de me contredire; dès que j’avais
le dos tourné, elle les dressait contre moi. Elle complotait, elle fomentait le refus, la désobéissance, le désordre derrière mon dos. Elle a tout foutu en l’air, tout bousillé, tout gâché avec sa
paresse, son laisser-aller, son laisser-faire, sa malfaisance; elle n’en a fait qu’à sa tête. Tout est de sa faute, tout est de sa
faute !
Henri enrage en faisant les cent pas. Il dresse
son poing devant cette
porte obstinément close. Comment l’appeler ? Comment l’appeler
? Il ne l’appelle jamais par son nom. Quand, il y a quelques années,
il y avait encore
des coups de téléphone pour elle, généralement l’une des femmes de
l’église, il criait seulement : « Téléphone ! » du haut de
l’escalier, et elle, d’en bas, répondait invariablement : « Pour moi ? » Quelle idiote ! Pour
qui
d’autre
ça
aurait bien pu être
? Ils pouvaient passer des jours entiers
sans se dire un mot, muets comme des morts,
lui en haut et elle en bas.
Comment l’appeler
? Il ne peut pas dire :
« Marie » ! Ah non, ça lui resterait pris dans la gorge;
plutôt cracher ou même vomir.
Il ne peut dire non plus
: « HÈ ! », ni : « TOI ! ». Franchement, ça aurait l’air
assez stupide. Peut-être pourrait-il dire : « Tu es là ? » Mais si elle est là, elle va répondre : « Bien sûr que je suis là, qu’est-ce que tu crois ? » Et elle ne va pas manquer de me ridiculiser, comme elle a su si souvent et si bien le faire. Quand j’invitais
des collègues
du bureau, ou quand nous étions invités à
une soirée, elle ne savait jamais comment
s’habiller, elle ne savait même pas comment parler.
Comme elle me faisait honte !
Ah j’enrage; elle le fait exprès pour m’emmerder.
Je pourrais cogner,
mais ça aussi ça aurait
l’air idiot... Elle m’a
toujours
méprisé et elle
me méprisera toujours; bien comme sa mère. Ah ! je vais me coucher, tiens. Si elle ne veut pas se lever après tout, c’est ses affaires, moi je m’en fiche bien...
Une fois dans sa chambre, Henri se déshabille et
prépare son linge pour le lendemain. Il attrape un livre, mais ses pensées sont
trop diffuses pour pouvoir se concentrer. Il éteint la lumière.
Le lendemain, comme d’habitude Henri se réveille
avec le jour. Tout est silence; alors il se souvient
de ce silence d’hier, de cette porte qui est restée close toute la journée.
Il tend l’oreille et n’entend
toujours rien. Comment
se sent-il ? Commence-t-il à s’inquiéter
? Il
se sent plutôt
curieux, et embarrassé. Il se lève et sort. Où est-elle ? Elle n’est
ni en bas, ni en haut, ni dans le salon, ni dans la cuisine... et dans cette chambre
: pas un bruit, pas un souffle.
Nerveusement, Henri recommence à faire les cents pas devant la porte. Qu’est-ce je dois donc faire
? Qu’est-ce que je dois donc faire ?
Pourquoi il faut toujours que tu me compliques la vie
? Et finalement, furieux contre lui-même, fermant les yeux pour ne voir que le noir, il cogne à la porte, et recule...
Pas de réponse; il attend un temps invraisemblablement long, il n’y a toujours
pas de réponse. Il cogne à nouveau,
cette fois plus fort, et en appelant : « Dors-tu
? » parvient-il à balbutier; et il attend. Qu’est-ce
qui se passe ?
Alors, rageusement, presque convulsivement, Henri saisit la poignée…
mais s’arrête au milieu de son geste. Que faire, que faire
? Il tourne la poignée
et ouvre la porte,
nonchalamment, sans trop se presser, le pire est passé, et il voit Marie, couchée
là dans son lit, la bouche
qui bée, les yeux grand ouverts, immobile.
Aaah, elle pue ! Qu’est-ce que c’est
? Qu’est-ce que ça veut dire cette
comédie ? Qu’est-ce que tu as
? Qu’est-ce que tu as ? Il la secoue, il la soulève
à demi; il lui donne
des petites tapes,
mais rien n’y fait : elle reste sans réaction aucune,
inerte.
Elle est morte, elle est morte...
Précipitamment, Henri sort de la chambre, qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire
? Il
se précipite dans sa chambre et essaye maladroitement de mettre ses pantoufles mais n’y arrive
pas. Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce
que ça veut dire ? Il sort et va dans son bureau
en fermant la porte derrière lui. Il farfouille dans son fouillis
sans trouver ce que de toute façon
il ne cherche pas. Il se prend la tête entre les mains, elle lui fait mal; il sent son cœur qui cogne dans sa poitrine. Qu’est-ce que ça veut dire
? Qu’est-ce que ça veut dire
?
Henri reste un long moment
comme ça, les coudes sur la table,
la tête entre les mains à penser, à méditer, à jongler. Ses idées s’embrouillent, sa vie cafouille. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Enfin, il se lève et revient dans la chambre
de sa femme. Il regarde longuement ce corps décharné, désarticulé, difforme, hideux. Il regarde les cheveux raides,
les yeux hagards,
la bouche grimaçante, cette forme maigre
qui est le corps de celle qui a été sa légitime épouse,
celle
qu’il a tant exécrée, qu’il a tant haïe, qu’il
vomirait de sa bouche, qui était cause de toutes
ses souffrances, de sa vie qu’elle a gâchée. Alors, furieusement il se jette sur le corps mort de Marie,
il le gifle, il le frappe à coups de poings;
il le saisit et le secoue avec fureur. Il l’agrippe par les cheveux et le projette par terre.
Il le piétine, saute dessus
à pieds joints;
il sent les organes qui éclatent, il entend les os qui se brisent.
Il voit les dents qui roulent de la bouche
du cadavre. Il hurle de rage, il écume, il frappe la morte encore et encore, sur la tête, sur la poitrine, dans le dos et dans le ventre.
Il s’arrête pour reprendre son souffle. Il tire le
corps
par les bras, le pyjama se déchire
laissant voir les chairs grises.
Il jette avec force le
corps dans l’escalier et celui-ci déboule lentement jusqu’au
bas. Le sang et les excréments salissent les marches.
Henri reste un moment en haut de l’escalier, hébété,
stupide, essoufflé à regarder ce paquet d’os, ce paquet de chairs et de linge déchiré
laissant voir les cuisses flasques. Tu m’as tellement
écœuré, tu m’as tellement emmerdé,
tu m’en as tellement fait baver !
J’ai tout enduré,
j’ai tout enduré
sans rien dire... et toi tu me détestais en silence
! Tu m’as détesté jusqu’à la fin; je le sais.
Tranquillement,
Henri descend l’escalier, s’appuyant sur la rampe, jusqu’au corps de Marie;
il le roue encore de quelques coups de pieds, l’envoie rebondir
contre le mur. Il crache
dessus; il baisse son pyjama et urine dessus
et visant bien le visage
et la bouche. Tu m’as tellement écœuré, ma salope.
Alors, là
seulement, Henri se calme. Il est à bout de souffle, tremblotant, flageolant, sa poitrine
est sur le point d’éclater, sa tête lui fait mal. Il vacille.
Il doit s’asseoir dans le salon; il ferme les yeux, il se concentre sur sa respiration. Calme-toi, mon vieux,
calme-toi; ça va,
elle ne t’embêtera plus maintenant; c’est fini, c’est fini. Ce n’était qu’un cauchemar,
ce n’était qu’un mauvais rêve, un mauvais rêve qui vient de se terminer.
Tu vas vivre en paix maintenant; plus personne
pour t’embêter. Plus personne pour t’empoisonner l’existence. Tout ce qu’il
te reste à faire c’est de te débarrasser d’elle.
C’est facile, tu n’auras qu’à aller l’enterrer dans le jardin; personne n’en saura jamais rien. Oui, c’est
ça, tu feras ça cette nuit, personne
ne te verra. Tu n’auras
qu’à creuser un trou pas trop gros, mais assez profond,
et voilà, le tour est joué. Par-dessus tu mettras des veilles feuilles, il y en a bien assez pour ça, et personne ne saura jamais rien. Qu’estce que ça peut bien faire aux voisins
un tas de vieilles feuilles ? Et puis au printemps tout va repousser. Qui va s’en soucier ? De toute façon,
on ne voit par la cour de la rue. Et hein, est-ce que je devrais m’inquiéter ? Et les enfants ?
Quoi, les enfants ?
Je dirais qu’elle
n’est pas bien, qu’elle
dort ou qu’elle est partie
faire ses commissions, n’importe quoi... Et puis d’ailleurs,
je suis chez moi ici; j’ai bien le droit de faire ce que je veux. Je
suis le maître ici. Personne n’a à me poser des questions.
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