Marie se dit qu’elle n’a pas très envie de se lever ce matin. Elle ne s’est pas sentie très bien ces jours derniers et aujourd’hui la douleur est plus
aiguë, plus vive; toujours
son mal à l’abdomen, au niveau des intestins, qui s’irradie jusque dans la poitrine.
Elle s’est habituée à ce mal qui dure depuis des années;
peut-être considère-t-elle qu’il fait partie d’elle, comme tant d’autres douleurs
qu’elle a endurées, qu’elle a supportées, qu’elle aura refoulées. Douleurs physiques autant que morales; une de plus ou une de moins, qu’importe; qui s’en souciera ? J’en ai avalé des couleuvres, j’avalerai bien encore celle-ci.
Depuis deux ou trois jours, ce mal au ventre
est devenu plus lancinant, plus vif; plus cruel.
Ces deux derniers
matins, elle s’est
levée péniblement et a dû marcher presque courbée
en deux; elle a à peine mangé et est restée assise
dans son fauteuil au salon toute
la journée à regarder la télévision. Mais ce matin,
elle est obligée de se dire qu’elle souffre
vraiment, qu’il y a quelque
chose qui ne va pas.
D’habitude, Marie se lève tôt et commence
sa petite routine.
Elle enfile sa robe de chambre
en fredonnant, chausse
ses pantoufles et se rend à
la salle de bain. Là, elle fait sa petite toilette, puis elle revient
dans sa chambre se peigner
et s’habiller. Oh, tout ça ne lui prend pas beaucoup
de temps : elle le fait en se dépêchant, à pas furtifs, pinçant
les lèvres de malice et d’inquiétude; il ne faut
surtout pas, surtout pas réveiller son mari qui ronfle dans la chambre
voisine. Quand elle se coiffe devant son miroir,
quand elle peigne ses vieux cheveux gris et raides,
revenue dans sa chambre,
un peu essoufflée, un peu tremblante, soulagée d’avoir
tout
fini sans trop de bruit, alors là, elle se sourit,
par plaisir, par compassion; qui d’autre lui sourira aujourd’hui
?
Mais ce matin elle ne se décide pas à se lever aussitôt réveillée. Plus tard; pour une fois... Je vais attendre que ça aille un peu mieux. Elle regarde sa chambre dans la demi-clarté du petit matin. Elle voit la table,
« son bureau » comme elle l’appelle, avec ses affaires, son courrier, ses livres, avec son tiroir à
souvenirs : des photos,
des petits objets, des mèches de cheveux des enfants, une médaille de guerre qui lui vient de son père. Elle voit la chaise avec sa veste en laine posée dessus et son linge
pour aujourd’hui, qui est le même qu’hier, bien plié dessus;
et en arrière, la grande fenêtre avec ses larges rideaux
orangés, si vieux, usés, flétris par les automnes. Elle regarde ses plantes sur le rebord de la fenêtre. Elle voit
dehors les lueurs du jour nouveau; elle voit les branches
qui oscillent légèrement, les feuilles qui tombent, elle entend les oiseaux qui chantent; est-ce la vie et la mort
?
De l’autre côté de la chambre il y a la commode avec une lampe dessus, des coquillages, d’autres photos, des images, une dentelle, un mouchoir, des
bibelots. Les murs sont roses,
gris de poussière, et le plafond beige, une couleur qu’elle
n’a jamais aimée. Dans les coins, il y a quelques toiles
d’araignées. Oui,
tout a l’air vieux, défraîchi; oui, les tapis sont usés; oui, la peinture s’écale par endroits,
mais c’est son domaine, c’est
son chez-soi, à elle toute seule et elle s’y sent si bien, si bien. C’est la seule pièce de la maison qui lui appartienne en propre, c’est
le seul endroit où son mari ne vient
jamais, et ne viendra
jamais.
Avant, c’était la chambre de sa fille, et quand elle est partie, quand elle a voulu devenir actrice
et qu’elle est partie pour New York, la chambre
est longtemps restée vide; sans doute Marie gardait-elle l’espoir de voir sa fille revenir. Peut-être le désirait-elle plus qu’elle
ne l’espérait; mais sa fille n’est jamais revenue; jamais. Elle a écrit et téléphoné, quelques fois, au début, puis les lettres
se sont faites
plus rares. Alors, un printemps, un jour que son mari était absent,
maugréant pour ravaler
ses sanglots, Marie a rangé toutes
les affaires de sa fille dans des boites qu’elle
a empilées dans le placard,
a nettoyé la chambre, en a lavé le plancher,
pour s’y installer. Le ménage
fait, elle a déménagé ses affaires. Elle est allée dans la grande chambre à coucher et a vidé ses tiroirs;
elle a pris ses vêtements, ses chaussures, ses deux
écrins de peignes
et de pinces, ses livres, et a tout bien disposé dans sa nouvelle chambre.
Et soudain, une fois tout terminé, comme elle s’est surprise à bien se sentir de cette décision,
pour une fois qu’elle en prenait une : ne plus avoir ce corps balourd et remuant
à côté d’elle chaque nuit ! Ne
plus ressentir cette sensation de crainte et de dégoût,
pour lui et pour elle-même ! Ne plus avoir à faire tant d’efforts
pour ne pas le toucher,
pour ne pas même l’effleurer ! Ne plus entendre
son souffle, ses ronflements. Pouvoir
enfin dormir des nuits complètes, dans la tranquillité et la sécurité ! Comme elle se sent bien dans son chez-elle.
Et voilà que, sans trop savoir pourquoi, Marie
pense
à
sa
chambre,
la
chambre de son enfance, celle qu’elle avait chez ses parents, si loin, si loin dans le temps et l’espace. Une
petite chambre tout en rose et lilas, ensoleillée le matin et sombre
le
soir
à
cause
des grands arbres
qui entouraient la maison, avec des rideaux
fleuris aux fenêtres
qu’elle avait cousus et brodés elle-même,
une magnifique lampe de chevet qui ne fumait
jamais qu’une de ses tantes lui avait offerte
pour son anniversaire, son joli secrétaire de bois d’acajou, ses livres qu’elle
collectionnait, son miroir ovale au-dessus de sa commode;
un miroir pour elle toute seule... quel luxe
! C’est son père qui se l’était
procuré à la ville et le lui avait donné quand
il avait meublé
et décoré sa chambre selon ses indications.
Marie ne se souvenait que très vaguement de sa sœur aînée qui avait quitté
la maison alors qu’elle était encore toute petite, et quant à sa mère... quelle sorte d’affection aurait-elle pu lui porter ?
Par contre, comme
elle avait aimé son père, si beau, si grand, si fort, si gentil, si doux. Quand il partait,
très tôt le matin, avant l’aube, pour sa tournée,
elle voulait toujours
être là; elle voulait le voir partir, l’embrasser et seulement ensuite
le laisser partir;
et sa mère haussait les épaules et vite la poussait avec brusquerie, lui donnant quelque
chose à faire et lui disant qu’elle serait en retard
à l’école, que c’était des caprices d’enfant
gâtée, quelle idiote elle faisait, et son père qui ne valait pas mieux et qui l’encourageait.
Son père était garde-chasse d’un grand
domaine; et
Marie s’imaginait qu’il régnait pour l’éternité sur tout le domaine,
qu’il en connaissait tous les
sentiers, tous les bosquets,
tous les secrets, toutes
les limites, que toutes les bêtes, les arbres et les fleurs le connaissaient et lui obéissaient; et quand il passait, à grands pas, son havresac sur le dos et son fusil en bandoulière, tout s’arrêtait, les arbres s’inclinaient, les animaux lui rendaient hommage et lui étaient reconnaissants d’être un souverain, un protecteur si bon, si fort et si noble.
Parfois, le samedi, il l’amenait avec lui, la juchant
sur ses épaules
larges et fortes,
et il la promenait dans l’herbe
toute humide de rosée ou de pluie,
par les bois et les vaux.
Ils parcouraient alors les immenses plaines de son domaine;
il se penchait dans les sous-bois, sautait par-dessus les
ruisseaux, sans jamais
se fatiguer, toujours en la portant sur son dos ou dans ses bras, elle, la petite fille chérie qui se faisait plus
légère qu’un oisillon. Il lui enseignait le nom des fleurs, des arbres et des oiseaux.
Il lui enseignait à reconnaître les chants des oiseaux. Il lui faisait
reconnaître, les yeux fermés, l’odeur des genévriers, des mimosas, des cerfeuils, des bougainvilliers. Il lui faisait goûter l’eau glaciale des sources, y mettait le bout de son orteil
pour la faire frétiller de joie, lui en mettait quelques gouttes dans le cou. Il lui passait
sous le nez un brin d’avoine sauvage ou une feuille
de fougère. Ça la chatouillait et il riait de son grand rire clair et chantant
et elle aussi riait sachant
que ça lui faisait plaisir.
Ces journées, c’était les plus belles de toutes.
Ils étaient juste tous les deux et ils étaient
infiniment heureux. Il lui racontait des histoires de loups et de loups-garous, de gnomes, de dragons, d’elfes et de lutins, de fées et de
jolies princesses, de revenants et de fantômes
dont elle était souvent l’héroïne, et qui finissaient toujours
bien.
Et quand il avait eu son accident
et qu’il était
resté ... « simple », c’est le mot qu’utilisait toujours Marie, comme elle avait
pleuré, comme elle avait pleuré.
Elle venait juste d’avoir
quatorze ans, et quand
les
hommes du village avaient ramené son père sur un brancard,
le crâne ouvert,
du sang sur tout le visage, sur sa chemise, le seul commentaire de sa mère avait
été pour dire quel maladroit il était. Et au lieu de le soigner avec tendresse
et compassion comme il l’aurait
mérité, elle le brusquait, le bousculait lui disant qu’il était toujours dans ses jambes;
elle se moquait de lui, ironisait, elle l’enguirlandait, l’injuriait même parfois, et le disputait
comme un petit enfant
fautif quand il ne pouvait
pas bien avaler la cuillerée
qu’elle lui mettait dans la bouche,
ou encore quand
il salissait ses pantalons. Et lui qui n’avait aucun moyen de se défendre, approuvait béatement ce qu’elle
disait.
Sa mère avait
interdit à Marie de s’occuper
de son père; elle en avait assez sur les bras comme ça pour ne pas être gênée par les maladresses de sa gourde de fille. Mais souvent, à bout de patience, elle lui commandait
de l’en débarrasser.
Marie, alors, pouvait
prendre soin de lui, le câliner, le dorloter, les larmes aux yeux. Et chaque soir, toute
seule dans sa petite chambre
rose, Marie pleurait;
elle pleurait son amour perdu, et pleurait de rage et, sans se l’avouer, de haine contre sa mère.
Ah ! cette douleur
qui me tenaille ! Ah, si ce bon docteur Gendron
était encore là, c’est sûr qu’il me soignerait.
Ce bon, ce si bon docteur Gendron,
c’est lui qui avait pris soin d’elle depuis le tout début. Marie se souvient
de ce temps où il venait faire des visites
à la maison; il avait soigné
ses enfants; il avait soigné le plus vieux des garçons
quand il avait eu les oreillons;
il avait guéri sa fille quand elle était presque devenue anorexique. Quand le cadet s’était
estropié la jambe en sautant
par-dessus la clôture,
elle lui avait téléphoné en panique et c’est lui qui avait appelé l’ambulance et l’avait
accompagnée à l’hôpital. Ensuite, pendant
la convalescence du son fils, il était venu une fois par semaine.
C’est lui qu’elle
allait voir quand elle se faisait battre
par son mari. Elle savait qu’il la comprenait, elle savait qu’il la soignerait, qu’il prendrait soin d’elle. Il lui parlait doucement, il l’écoutait, il compatissait,
il lui prenait les mains,
il lui massait le cou et les épaules; souvent,
elle éclatait en sanglots, elle pleurait, elle pleurait sans pouvoir s’arrêter, et lui, il lui prêtait son mouchoir,
il séchait ses pleurs. Un jour, il l’avait serrée dans ses bras.
Une fois, son mari lui avait brisé trois côtes à coups
de pieds; une
autre fois, il lui avait
démis
le coude et l’épaule
en lui tordant le bras; une autre fois il lui avait cassé le nez en la projetant
contre un mur;
et jamais le docteur Gendron
ne lui posait de questions, jamais il ne l’interrogeait sur ce qu’elle ne pouvait pas
avouer, et elle lui en était infiniment reconnaissante; elle savait qu’il la comprenait et pour
ça aussi
elle lui était immensément reconnaissante.
La vie de Marie avec sa mère était vite devenue
impossible,
insupportable. Elle la disputait, la frappait, lui faisait subir toutes les brimades, les vexations, avec acharnement, avec hargne.
Elle la critiquait toujours, dans tout ce qu’elle
faisait, la traitait de gourde, de pauvre idiote, d’abrutie, de sotte. Quelle bonne à rien que
j’ai !! Ça l’amusait de la gronder
en public. Une fois, en plein marché,
elle l’avait giflée
pour un navet qu’elle avait échappé.
Comme elles avaient
moins d’argent, Marie avait dû arrêter l’école
pour donner des leçons de piano et de chant, et sa mère s’appropriait tout ce qu’elle recevait, sans rien lui laisser, sans apprécier ce qu’elle faisait, sans apprécier l’aide qu’elle
apportait.
Et puis Marie s’était mariée,
avec le plus jeune fils du notaire, un beau parti, « le plus beau parti
du village » disait sa mère qui l’avait
poussée dans
ses bras. Oh, on savait bien que son fiancé avait eu plusieurs
aventures et escapades, surtout pendant son séjour à la ville où
il
avait
étudié le droit,
mais c’était bien normal pour un homme. Le soir de ses noces, alors que tout le village
dansait et festoyait, Henri, sans
ménagement, bestialement, écartelait, profitait de son corps
frêle et blanc. Et rapidement dans sa vie de femme mariée étaient
venus les blâmes,
les cris, puis
les insultes et les coups.
Le premier garçon était né avec le début de la guerre;
et alors qu’elle
était à nouveau enceinte, ils s’étaient
enfuis de leur pays. Des semaines à pieds, en charrette, en train, puis des semaines
d’enfer en bateau - même horriblement malade elle
devait s’occuper du bébé alors que son mari,
fumait
et buvait - pour enfin arriver
en un nouveau monde qui ne s’avérera
pour Marie guère différent de l’autre.
Son deuxième bébé, un garçon,
était mort quelques
mois après la naissance et elle avait ensuite fait une fausse couche. Ensuite Marie avait
accouché d’une
fille, puis avait eu
une autre fausse couche. Et alors
qu’elle croyait que les années à porter
et à perdre des enfants
étaient terminées, son mari, un soir, était
rentré très ivre et très gai et l’avait violée.
Elle ne s’était
qu’à peine débattue. Et même si, quelque part en elle, elle refusait cet être qui croissait en son ventre
et l’envahissait de l’intérieur, la vie avait tenue bon et un autre garçon lui était né.
Il faudrait bien que je me lève, quand même; je commence à avoir besoin
d’aller à la toilette, mais que j’ai mal, que j’ai mal !...
Alors la routine
s’était installée dans la vie de Marie :
se lever la nuit, s’occuper des enfants, les préparer pour l’école, faire le ménage,
éplucher les pommes de terre et préparer les repas, faire la vaisselle, faire le lavage,
laver les couches, repasser, sans jamais personne
pour l’aider, pour la soulager
un tant soit peu... Les premières années
elle faisait tout elle-même, comme
elle avait appris à le faire en son pays
: laver les planchers à genoux,
laver le linge à la main,
coudre, repriser, tricoter.
Puis son mari avait acheté
un premier réfrigérateur, et au fil du progrès, une cuisinière électrique, une machine à laver, un aspirateur, un fer à repasser... Mais Marie n’a jamais aimé faire le ménage
et même avec tous ces appareils elle n’avait
pas plus de temps à la fin de ses journées. Une fois par semaine, son mari faisait les provisions, et comme elle ne savait pas bien faire à manger,
les menus étaient
toujours les mêmes :
une soupe, des légumes bouillis, des fruits pour dessert,
quelques fois des crêpes.
Marie ne sortait
guère de la maison, ni pour des achats, ni pour se promener.
Elle ne voyait personne, ne parlait à personne; un vendeur de balais qui sonnait à la porte, c’était un petit
bonheur. Elle ne recevait jamais
de lettres, sa mère ne répondant jamais
aux siennes. Une fois seulement cette dernière avait envoyé une courte lettre pour lui apprendre la mort de son père; Marie
en avait très attristée et avait alors
arrêté d’écrire. Et une autre fois un télégramme
de sa sœur lui avait annoncé que sa mère était morte et Marie
lui avait répondu
de s’occuper de la succession.
Elle pouvait passer
des jours, des semaines sans mettre le nez dehors. Un hiver, elle n’était
pas sortie une seule fois de tout le mois de février,
même pas pour étendre le linge;
elle n’avait pas de manteau
et que des vieilles bottes
trouées qui ne le lui permettaient pas. Elle s’arrêtait, et de la fenêtre de la cuisine,
pendant de longues minutes,
perdue dans ses pensées, elle regardait la neige tomber,
et puis se remettait à sa tâche
: éplucher les pommes de terre ou faire le repassage.
Marie ne disait
pas grand-chose non plus; elle avait sans cesse peur de dire une sottise qui déclencherait la colère de son mari à qui
elle devait soumission. Toujours, par-dessus tout, elle craignait
de le contrarier, de lui déplaire, de lui désobéir. Lorsqu’elle le faisait, c’était
tout-de-suite les cris et les coups.
Heureusement les enfants lui procuraient les joies auxquelles elle avait droit :
leurs premiers mots, leurs premiers pas, leurs sourires,
leurs devoirs d’école. Tant qu’ils étaient petits, elle leur chantait des chansons, elle leur
inventait des histoires de dragons et de princesses, elle faisait leur toilette, elle caressait leurs
cheveux. Sans doute étaient-ils tout ce qu’elle
avait; sans doute n’avait-elle qu’eux à aimer, même si,souvent,
fatiguée ou exaspérée, elle se fâchait. Alors, elle élevait
la voix et leur distribuait quelques gifles. Mais tout
de suite, elle regrettait ce qu’elle avait
fait. Elle les serrait dans ses bras, elle essayait
de les consoler et pleurait
avec eux. Elle aurait
tant voulu les gâter, les combler, mais elle
ne le pouvait pas : elle n’en avait pas les moyens. Parfois
elle se demandait
si, même en en ayant les moyens, elle saurait comment faire. Elle s’apercevait avec tristesse
qu’elle ne savait même pas comment les
embrasser. Pour leurs anniversaires, elle s’efforçait de faire un beau gâteau.
Pour Noël, elle leur offrait
un chandail, des chaussettes ou des mitaines qu’elle
avait tricotées. Elle essayait tant bien que mal de mettre quelques sous dans leurs
tirelires, mais souvent,
elle les y prenait pour acheter un litre
de lait ou du chocolat en poudre. Elle aurait
tellement
aimé avoir un jardin, avec des légumes,
des fines herbes et des fleurs pour les leur
montrer, pour leur expliquer la croissance des plantes, la floraison, la germination et la maturation
des
fruits, pour leur enseigner les soins dont les plantes ont besoin.
Peut-être n’aurait-elle pu
avoir que quelques plantes d’intérieur à leur montrer, mais elle n’avait ni les moyens de s’en procurer ni le temps de s’en occuper.
Les enfants, c’était
la chasse-gardée de Marie. Son mari était souvent absent et quand il était à la maison, il exigeait de
ne pas être dérangé. Il s’en prenait
à eux, les giflait pour un oui ou pour un non, selon ses humeurs et ses frustrations, et ils avaient appris eux aussi à évoluer dans les limites
variables de son autorité et à ne
jamais la contester. Aussi, au fil du temps, Marie avait tissé entre elle et ses enfants des liens
complexes et ambivalents d’affection, et de protection, de connivence et de manipulation qui les unissaient, les enveloppaient tous les quatre d’une complicité secrète. Bien sûr, Marie prenait
toujours leur parti contre lui; souvent en les défendant, c’était elle qui se faisait
engueuler et battre. Elle cachait leurs bévues, elle camouflait leurs maladresses qu’elle
réparait avant le retour de son mari ou qu’elle faisait passer pour des accidents... Elle lui mentait,
et les enfants aussi avaient
appris à lui mentir.
Sans doute son mari était-il
un bon avocat, car graduellement il se construisait une clientèle et une réputation. Son travail lui prenait beaucoup
de temps. Il rentrait
de plus en plus souvent
tard le soir, même des fois il ne rentrait pas de la nuit. Quand il restait une journée
à la maison, il s’enfermait dans son bureau à
préparer des dossiers. Sans doute
gagnait-il beaucoup d’argent; régulièrement
il s’achetait une nouvelle voiture.
Quand il partait en congrès
pour plusieurs jours,
Marie devait préparer
sa valise et elle restait
étonnée de lui voir tant de vêtements.
Marie savait bien que son mari avait des aventures avec d’autres
femmes, mais que lui importait. Pour elle, les seules conséquences, malheureuses, en étaient qu’après un échec ou une déception il se défoulait sur elle et qu’alors les cris et les coups se doublaient de violences sexuelles.
C’est à peu près au moment où ses enfants
avaient commencé l’école que son mari avait acheté
une télévision !... Quelle révolution ce sera dans la vie
de Marie ! Au début, elle avait regardé
cet étrange objet avec perplexité; elle se demandait
bien en quoi il pourrait lui être utile. Puis quand elle l’avait
vu allumé, elle avait été béatement
fascinée. Elle trouvait extraordinaire de voir des gens se mouvoir sur l’écran, d’entendre leurs voix; elle s’était surprise
à rire d’amusement et de surprise.
Bientôt, simplement s’asseoir et regarder cette magique fenêtre sur le monde extérieur lui procurait un plaisir indescriptible. Quand les enfants revenaient de l’école, elle regardait avec eux leurs
émissions favorites; elle suivait
les histoires avec eux, elle faisait
des commentaires se fâchant ou applaudissant selon les bonheurs ou les malheurs des méchants. C’est avec effort
qu’elle devait quitter
le salon pour
aller préparer le souper.
Et que dire des informations ! Il semblait à Marie qu’elle
redécouvrait que le reste du monde existait. Elle pouvait suivre
sur le petit écran des événements qui se déroulaient dans son pays en Europe
ou ce qui se passait
tout près de chez elle.
La télévision lui avait fait voir l’assassinat du sénateur Kennedy,
l’invasion de la Tchécoslovaquie, la marche
d’un homme sur la lune. Elle avait suivi avec avidité le déroulement des Jeux Olympiques,
avec effroi les attentats de New-York. Depuis plusieurs
années, la télévision fait partie de sa routine quotidienne. Le téléviseur a sa place
dans le salon, et Marie s’installe en face dans son fauteuil.
Elle planifie sa journée en fonction des émissions : aujourd’hui, il y a tel film à voir absolument, tel
téléroman à
suivre, telle compétition de patinage
artistique à ne pas
manquer. Il y
a des jours
où je peux passer plus de huit heures devant
la télévision; peut-être est-ce trop, mais je me dis que c’est la télévision qui m’a sauvée;
sans elle, j’aurais
sombré dans la folie et le désespoir.
Les injures
et les raclées s’espaçaient avec le temps qui passait et
n’étaient plus devenus
que des hausses d’humeurs et des gifles.
Avec les trois
enfants
à l’école, Marie commençait à souffler un peu...
surtout que, comme par enchantement les chèques d’allocation familiale lui
arrivaient à son nom. Elle dû ouvrir un compte en banque bien sûr, mais comme
elle n’avait pas besoin de l’autorisation de son mari… Et puis bientôt, trop
tôt, en quelques mois, les enfants sont partis :
sa fille aux États-Unis, un garçon en Australie et l’autre à l’armée. Elle s’est retrouvée toute seule, abandonnée, désœuvrée, elle a presque
eu envie de faire
une dépression. Sa ménopause commençait et le docteur Gendron, à nouveau,
a pris soin d’elle.
Il l’a rassurée, il lui a expliqué
ce qui se passait et qui se passerait en son corps. Avec lui elle s’était
toujours sentie en sécurité. Il lui a recommandé « la grande opération » et elle a accepté.
Il l’a envoyée voir un excellent spécialiste qu’il connaissait; tout s’est bien passé et elle ne s’en est portée
que mieux.
Par la suite,
surtout avec cette merveilleuse petite carte
d’assurance-maladie, il lui a été facile
de se plaindre du chaud,
du froid, ou de la fatigue, ou de la tension,
de son bras gauche qui devenait tout raide. Ce bon docteur
Gendron, il a été si bon avec moi; il m’a toujours
écoutée, il m’a toujours aidée; heureusement
qu’il était
là, heureusement que le Bon Dieu me l’a envoyé, sinon
je ne sais
pas ce que je serais devenue. Est-ce que je pouvais
partir ? Est-ce que je pouvais
vraiment le quitter ? Où est-ce que je
serais allée ? Je ne connaissais personne, je n’avais
pas d’argent. Et les enfants, que seraient-ils devenus ?
Est-ce que je pouvais partir
sans eux ? Non, c’était impossible. C’est pour eux que je suis restée,
c’est pour eux que j’ai enduré
toute cette misère.
Moi, je ne comptais pas, mais je devais rester
pour eux. J’avais
juste besoin de quelqu’un, et ce quelqu’un ça a été le docteur
Gendron.
Une seule fois, Marie a eu vraiment
peur. C’était au centre d’achat.
Elle avait eu comme un vide, et s’était
retrouvée à l’hôpital sous observation. On lui a raconté qu’elle avait perdu conscience et qu’une ambulance
l’avait
amenée
à
l’hôpital.
Elle est revenue
à pieds à la maison,
inquiète, tremblotante : qu’est-ce que ça veut dire
? c’est le signe de quoi ?
du début de la déchéance ? Longtemps, en s’en cherchant les malaises, elle a eu la maladie d’Alzheimer dans la tête.
C’était le docteur Gendron
qui lui avait conseillé de commencer à sortir, de s’occuper un peu l’esprit. Elle l’avait regardé avec
beaucoup
d’étonnement,
mais
elle avait néanmoins suivi son conseil,
comme toujours. Elle avait commencé à marcher dans le quartier,
tout
d’abord
jusqu’au
bout
de la rue, puis un coin de rue, puis deux, à chaque
fois un peu plus loin, un peu plus sûre d’elle. Elle s’était excitée
à découvrir un quartier
qu’elle ne connaissait pas. Elle ne s’était auparavant jamais rendue plus loin que le dépanneur du coin, et là
elle
découvrait une pharmacie, une quincaillerie,
des restaurants, une boutique de cordonnier, le bureau de poste, un salon de coiffure, une banque, des églises, des magasins, des parcs, la bibliothèque. Elle se découvrait le plaisir enfantin
de faire du lèche-vitrine; certains
jours elle était si
contente, si excitée;
elle se demandait comment elle avait pu passer toutes ces années sans faire tout ça.
Elle regardait les maisons et se faisait des commentaires trouvant
celle-ci trop haute, celle-là
trop vieille, appréciant l’ordre et l’entretien de tel jardin,
la floraison de tel arbre ou de telle
haie, la beauté
d’une telle façade.
Quel plaisir était le sien de se promener
au parc, de voir le vent dans les
arbres, d’admirer
les parterres de fleurs, de sentir le soleil
sur sa peau, de regarder
les enfants jouer et rire !
Et il y avait toujours quelque
chose de nouveau
à découvrir : une autre rue, une ruelle,
un nouveau magasin, une maison en construction, et au fil des saisons, par la neige qui fondait, par les feuilles
qui poussaient, les fleurs qui s’ouvraient, les rénovations des maisons et des cours, c’est tout le quartier qui changeait d’allure.
Quelle extraordinaire découverte avait été celle de la bibliothèque
! Elle s’était arrêtée
devant les grandes portes, un peu éberluée,
hésitante, comme si elle cherchait très très loin en ses pensées la véritable utilité
de cet édifice. Et puis elle était entrée, et elle avait découvert les milliers et milliers de livres avec émerveillement, avec éblouissement, avec extase. Quelle volupté, quel incroyable plaisir de prendre un livre dans les rayons
et de le feuilleter, de le lire. Elle s’était demandé depuis quand n’avait-elle pas lu un livre, quel avait été le dernier livre qu’elle avait
lu, et elle n’avait pu s’en souvenir; elle s’était aperçu
qu’elle n’avait pas ouvert
un
seul livre,
pas lu un
seul livre depuis son arrivée en
ce pays, depuis
plus de trente
ans ! Elle avait
rempli sa fiche
d’abonnement et avait emprunté deux livres :
les premiers livres qu’elle ouvrait
depuis les simplettes histoires romantiques de son adolescence. Elle s’était rendu compte également
que durant toutes ces années, à part, au début, quelques
rares lettres à sa mère ou à sa sœur, elle n’avait pas écrit non plus grand-chose d’autre que son nom.
Au début,
la lecture avait été un peu difficile, mais très vite l’habitude et le plaisir étaient venus,
et alors elle s’était mise à dévorer
tout ce qu’elle trouvait : poésie, romans, nouvelles, biographies,
histoires
policières...
Comme
elle
aurait
aimé connaître Agatha Christie de son vivant !
Marie se souvient
aussi quelle aventure
cela avait été la première fois qu’elle avait pris l’autobus. Après plus d’un an à
sillonner le quartier à pied, elle avait fini par en connaître les rues par cœur et elle avait voulu essayer.
Elle avait préparé un peu de monnaie et toute tremblante, elle s’était installée
à l’arrêt et avait attendu l’autobus. Quand il est arrivé,
elle avait reculé... mais s’était reprise
et hardiment était montée dans le gros véhicule. Quelle excitation ! Quelle joie
! Quelle épopée !
Il y avait plusieurs églises
dans le quartier
où habitait Marie. Un jour, Marie s’était arrêtée devant l’une d’elle qui lui semblait être de sa
confession, et à nouveau quantité d’images d’un autre temps lui étaient revenues en mémoire
: la petite église de son village,
les prêtres aux sourires aimables,
sa robe de confirmation. Elle n’y était pas entrée,
mais presque à chaque
fois qu’elle passait
dans la rue, elle ralentissait le pas ou même s’arrêtait.
Au Noël suivant,
le soir, elle avait mis son manteau
et son chapeau et était sortie. A l’église, elle voyait
les gens entrer en couples ou en famille,
le sourire aux lèvres; l’église
était toute illuminée; il y avait un sapin sur le
porche. Toute craintive,
après
tout
le monde, alors que la célébration était déjà commencée, elle était entrée,
et sans faire de bruit
s’était assise sur le dernier banc. Pendant quelques
instants, elle avait écouté les chants, les prières, les lectures, les litanies, et soudain,
sans pouvoir s’en empêcher, elle s’était mise à pleurer; des pesantes larmes qui coulaient, qui coulaient sur ses joues ridées, sans pouvoir s’arrêter, sans qu’elle
puisse les arrêter.
Elle était partie
avant la fin de
la cérémonie et était revenue
à la maison d’un pas rapide, pleine
de remords, se sentant coupable.
Mais au printemps
suivant, elle est revenue à cette église.
Elle avait vue, peu avant, une annonce à propos d’un marché aux puces à la porte de l’église
et au jour dit elle y est allée.
Avec appréhension, elle a poussé la porte et est descendue au sous-sol; elle s’est mise à déambuler entre les tables
regorgeant d’objets et de vêtements de toutes sortes.
Avec étonnement, elle remarquait qu’on la saluait, qu’on lui souriait. Une dame de son âge lui a offert une tasse de thé, qu’elle a refusée; mais le lendemain
elle y est revenue et a commencé
à lier conversation. Les dames de l’église l’ont aussitôt adoptée
avec un enthousiasme spontané. On a commencé à l’inviter aux parties de cartes, aux ventes de gâteaux; on l’a présentée aux autres femmes et un jour - quelle émotion
! - au prêtre. On a insisté
pour qu’elle se joigne au groupe,
et Marie, avec ces femmes,
a fait des petits voyages d’un jour en autobus, à la montagne, à la cabane à sucre,
en pique-nique. Pour la première fois de sa vie, elle avait des amies.
Puis le docteur
Gendron avait pris sa retraite...
Un peu par tristesse, Marie a alors
graduellement laissé tomber
ses activités. Oh, il y avait bien cette jeune docteure, Monya Ngyuen, une Vietnamienne, bien gentille, très gentille
même, bien vaillante, bien dévouée, mais ce n’était pas la même chose.
Je me sentais moins à l’aise avec elle. J’avais
l’impression qu’elle ne comprendrait pas comme
le docteur Gendron.
Et puis je trouve que les vieilles
de l’église radotaient un peu trop.
C’était sans doute à ce moment-là, que Marie est devenue vieille;
en se laissant aller,
en arrêtant de sortir, en ne prenant
plus soin d’elle,
elle a rapidement dépéri.
Il faut vraiment
que j’aille à la salle de bain pour faire pipi. Oh, et puis pourquoi me retenir ?
Personne ne le saura
jamais; je laverai mes draps et mon pyjama. Alors, Marie se laisse aller et relâche la tension
de ses muscles. L’urine tiède coule entre
ses jambes et sur son bas-ventre et elle se sent mieux. Marie ferme
les yeux; un bien-être, presque une paix qui l’envahit.
Cher David
RépondreSupprimerC'est très émouvant, presque un peu trop pour moi.
Yvette
Bonjour David,
RépondreSupprimerBeau récit. Récit pas très joyeux d'une vie de femme pas trop réjouissante. Tout à fait approprié à la veille du 8 mars, peut-être pour rappeler aux femmes et aux autres que la lutte doit se poursuivre en faveur de l'égalité et du respect.
Normand B.
La nouvelle sur Marie m’a beaucoup touchée. Tu as vraiment une bonne plume et c’est un plaisir de te lire.
RépondreSupprimerMireille