Le crime du dimanche des Rameaux
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-Répète un peu ce que tu viens
de dire…
-Ben… chef, j’ai dit que dans
tous les appels que le pasteur avait fait avec son cell, il y avait un numéro
qui marchait pas avec le reste : il y a cinq semaines, vendredi en soirée,
il a téléphoné à une clinique d’avortement de Buckingham; c’est ça qui est ça.
-Mais dis-moi une chose,
Yannick; les avortements, ça ne se fait pas au CLSC ?
-Vous avez tout compris chef. Il
a effectivement téléphoné au CLSC de Buckingham, mais là il n’est pas passé par
la réception, il a fait directement
le numéro de l’extension pour la clinique d’avortement.
-Comme s’il la connaissait
d’avance.
-Oui, c’est sûr; il a fait les
dix chiffres du numéro du CLSC, et immédiatement après les trois autres pour la
clinique d’avortement.
-Merci Yannick, c’est du beau
travail. Tu vas te mettre sur l’ordinateur maintenant ?
-Oui, chef; je prends ma pose du
diner, puis je commence.
Paul raccroche et immédiatement téléphone
à Roxane.
-Oui, allo… Papa ?
-T’es où ?
-!!? Comment ça « T’es où
? »; tu parles comme les ados maintenant ?
-Bien, qu’est-ce que tu veux ma
fille, depuis que tu m’as converti au téléphone cellulaire je me sens rajeunir.
Mais bon, dis-moi où tu en es…
-Écoute, je ne peux te parler
maintenant, je suis au garage…
-Encore ! C’est bien long !
-Non… j’ai trouvé ce que je
voulais. Là je suis à l’autre garage chez Marc Desjardins.
-OK, je te laisse, mais n’oublie
pas d’aller retrouver Nancy Fournier cet après-midi; quand je suis passé au
bureau de la municipalité, elle m’a prié de te dire qu’elle voulait te parler
qu’elle, texto, « ne t’avait pas dit toute la vérité ».
-Très bien; merci papa; je finis
ce que je fais et j’y vais. Et toi, où en es-tu avec tes femmes ?
-Elles vont bien mes femmes, et
certaines plus que d’autres. Je te raconterai. Là je m’en vais vérifier quelque
chose à Buckingham.
En effet, Roxanne était
maintenant dans le garage concurrent de chez Besson. Pendant la visite sur les
lieux de l’accident avec Guy le chauffeur de la remorqueuse, elle s’était rendu
compte que quelque chose clochait. Pourquoi
avait-il eu un accident à cet endroit précis, et ce jour-là précisément ? Dans un
tel endroit désert, isolé, par une belle journée d’hiver, où il n’y avait pas
de tempête, pas de vent, et pas de glace sur le chemin ? On dirait qu’il
l’avait fait exprès ou bien alors qu’il avait conduit comme un fou et avait
perdu le contrôle. Mais ni l’une ni l’autre des hypothèses ne correspond au
caractère du pasteur Sébastien St-Cyr. Et puis, surtout il y a les dommages sur
sa voiture : comment l’aile gauche avait pu être défoncée alors qu’il est
tombé sur le côté droit ? Plus de doute possible : on l’avait aidé. « Quelqu’un »
était arrivé d’en arrière, l’avait dépassé, il ne devait pas rouler vite, et ce
« quelqu’un » s’était rabattu sur le côté contre sa voiture ! Intentionnellement.
Sébastien a dû avoir toute une frousse ! Peut-être a-t-il essayé d’accélérer,
de s’enfuir... L’agresseur, un cas de rage au volant ? a dû recommencer, tant
et si bien que la voiture du pasteur a fini par tomber dans le fossé. Son coup
fait, ce « quelqu’un » s’est enfui et l’a laissé se débrouiller seul.
C’est là que Sébastien avait téléphoné au garage chez Besson.
Mais
pourquoi n’avoir rien dit ? C’est incompréhensible ? Pourquoi est-ce qu’il n’a
porté plainte ? C’est ce que tout le monde fait dans ces cas-là. Normalement. C’est
une agression armée après tout, sinon même une tentative de meurtre. On a voulu
le faire peur, lui faire mal, le blesser. Et il n’a rien dit. Même pas à Nancy.
Surtout qu’il a très probablement du reconnaître son agresseur. Il savait
c’était qui. À moins que c’était une personne d’ailleurs à qui on aurait passé
un « contrat » ?... Voyons, ça ne tient pas debout. C’est du roman. Est-ce
que c’est le même qui est revenu le voir, samedi soir ? Il y a de bonnes
chances que ce soit le même; c’est possible oui. Pour lui faire peur une autre
fois. Pour le faire partir ? Ou alors pire ? Pour le faire taire pour de bon ? Qu’est
qu’il savait qu’il ne devait pas savoir ? Qu’est-ce qu’il avait vu ou entendu
ou fait ? de si grave, pour mériter que quelqu’un souhaite sa mort, et même
veuille le tuer ? Il y a du se passer quelque chose de grave au village. Les
gens doivent le savoir; c’est un petit milieu; tout le monde connaît tout le
monde.
De retour au garage, Roxanne
avait demandé à Alain Besson de pouvoir parcourir les registres de facturation des
dernières réparations, sans lui dire exactement ce qu’elle cherchait. En fait,
elle cherchait l’autre voiture. Si
vraiment, comme elle en était convaincue, « quelqu’un » avait envoyé
dans le décor, la voiture de ce « quelqu’un » avait aussi dû subir des dommages. Le
contraire était impossible, les chocs avaient été trop violents. Peut-être y avait-il
encore de débris sur la route. Ah ! je
suis bête, je n’ai pas pensé à regarder plus attentivement la section de la
route en détails. Il va falloir que j’y retourne. Décidément, après les éclats de
la guitare, cette histoire est pleine de petits débris. Dans les registres
de Besson, elle n’avait rien trouvé : aucune voiture n’avait été réparée
pour des dommages à l’aile droite.
Alors Roxanne avait pensé à aller à l’autre garage, chez Marc
Desjardins. C’est là qu’elle se trouvait quand son père l’avait appelée pour
lui demander : « T’es où ? ». Le propriétaire s’était
montré très aimable. C’était un jeune homme plein d’entregents, plus jeune
qu’Alain Besson, dynamique, avec un beau sourire. Son garage était bien tenu,
ce qui n’est pas toujours les cas. Il y avait un ordinateur portable bien en
vue sur le comptoir. Ils s’étaient mutuellement charmés; ils avaient blagué.
Et, surtout, Roxanne avait découvert ce qu’elle cherchait; avec les registres en
fichiers électroniques, ça n’avait pris que quelques instants : oui, il avait fait
la réparation de l’aile gauche d’un voiture, il y a un mois. C’était la voiture
d’un certain Jérôme Abel.
-Merci beaucoup, Marc; tu m’as vraiment beaucoup aidée.
-Ah, c’est rien
Pendant ce temps, Paul avait
filé à Buckingham. Il s’était arrêté en vitesse dans un petit casse-croûte en
passant par Notre-Dame-de-la-Croix s’acheter un sandwich et un café (Ah, il faut que j’arrête de boire du café !)
qu’il avait ingurgités en conduisant. Il réfléchit tout au long du chemin jusqu’au
CLSC. C’est Nancy qui se serait fait
avorter ? Elle serait tombée enceinte de lui et ils n’ont pas voulu garder le
bébé ? C’était trop compromettant ? Ce serait ça « toute la vérité »
qu’elle n’a pas avouée à Roxanne sur le coup ? Et est-ce que c’est relié à son
agression ? Quelqu’un l’aurait appris et n’aurait pas été content du tout de
savoir que le pasteur avait batifolé avec une fille de la place ? Et qu’elle s’était
fait avorter ? En 2015 ? C’est difficile à croire. Qui est-ce que ça pourrait
être ? Un amoureux éconduit devenu jaloux ? Un ex-conjoint qui veut essayer de
la reprendre ? Ce Popeye lui-même ? Peut-être que ça n’a aucun lien après tout…
mais il faut quand même qu’il y ait un mobile.
Paul va directement à la réception.
-Bonjour, je suis Paul Quesnel,
chef du bureau de la SQ à Papineauville. Est-ce que je peux parler à la
personne responsable.
-Je vous appelle l’infirmière-chef.
Quelques instants plus tard, arrive une grande femme, avec une belle
silhouette dans un uniforme vert qui lui sied bien qui marche avec assurance.
-Je suis Marie-Thérèse Villeray, je suis l’infirmière-chef du CLSC.
Veuillez passer dans mon bureau.
-Bonjour madame Villeray. Je ne ferai pas trop de préambules. On m’a
dit qu’il se pratique des avortements ici, et je voudrais quelques
informations.
-C’est tout à fait légal de pratiquer des avortements.
-Je le sais, madame. Il n’y a aucun problème. C’est juste que je mène
une enquête sur un grave accident qui s’est passé en fin de semaine et je ne
dois négliger aucun piste; et il semblerait que l’une des pistes que je
poursuis mène à votre clinique.
-C’est assez inusité.
-Oui, en effet. De ce que on aurait fait un coup de téléphone ici il y
a cinq semaines, vendredi en fin d’après-midi venant de Noyan, de ce numéro
téléphone cellulaire; et la personne qui a téléphoné a rejoint directement à la
clinique d’avortement sans passer par la réception. La personne qui a téléphoné
a du prendre rendez-vous ou demander des informations.
-Probablement, mais je ne sais pas si je peux vous aider : les
appels que nous recevons ne sont pas enregistrés; ils demeurent anonymes et
confidentiels. Cette personne a certainement téléphoné mais si elle n’est pas
passée par la réception, il ne reste aucune trace de l’appel. Il faudrait
demander à Jeanine qui est l’infirmière qui reçoit les appels pour d’éventuels
avortements et qui les coordonne, mais se souviendra-t-elle d’un appel d’il y a
plus d’un mois.
Jeanine Bellefleur répond qu’elle ne saurait trop dire. Il y a
plusieurs appels par semaine, surtout de demande d’information, et elle n’a pas
de souvenir précis de celui-ci en particulier.
Paul se sent comme dans un cul-de-sac alors que le sac d’or est juste
de l’autre côté du mur. Soudain, il a une idée. Il y a peut-être quelque chose
à tenter.
-Je sais que tous vos registres sont confidentiels, mais je viens dans
le cadre d’une enquête sur une agression grave. Dites-moi, est-ce qu’une jeune
femme habitant à Noyan est venue chez vous se faire avorter durant, disons, les
cinq dernières semaines ?
-Ça je pourrais facilement le vérifier.
Les deux infirmières se consultent. Jeanine s’en va dans son bureau consulter
ses dossiers, suivie de l’infirmière-chef et de Paul
-Oui, en effet, je vois qu’il y a ne jeune fille qui est venue pour un
avortement, il y a un tout juste mois.
-Est-ce que je peux avoir son nom ?
-Tout ceci est strictement confidentiel.
-Vous avez raison, je ne lui en parlerai pas.
-Son nom était Jessica Abel.
-Merci infiniment à vous deux.
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