lundi 25 janvier 2016

Les petits enfants
Chapitre 4

Ce qu’Isabelle pointe du doigt, c’est une attroupement d’hommes en tenues de travail qui gesticulent, qui vocifèrent, qui s’engueulent presque. Il est évident qu’y a de la tension dans l’air. Les policières sont sur leur garde. Par la radio Paul avait averti les deux jeunes femmes qu’il s’en venait pas très loin derrière avec Turgeon. En voilà un que Roxanne trouverait bien de son goût, mais il est bien marié et bien établi. Paul avait aussi fait dire à l’équipe des homicides spécialisée dans la recherche d’indices de se tenir prête se disant qu’il en aurait peut-être besoin. Il n’avait pas eu suffisamment de détails au téléphone et il devait être prêt à toute éventualité.
Alors que la voiture de police s’arrête, les gyrophares toujours clignotant, le groupe d travailleurs se calme un peu. Les hommes s’approchent et la voiture est vite entourée.
-Reculez, reculez, crie l’un des hommes le seul  ne pas être vêtu d’habits de travail; laissez-les sortir.
-Woowoo ! C’est deux femmes polices !
-Deux pour le prix d’une !
-Ouais, on est servis !
-OK ! Arrêtez !
-Bonjour, je suis l’officière de police Roxanne Quenel-Ayotte et voici Isabelle Dumesnil. Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé ?
Tous les hommes ou presque se mettent à parler en même temps.
-Un seul à la fois, s’il vous plaît !
Roxanne s’approche de celui qui semble diriger le chantier : « Vous, racontez-moi ce que vous savez. »
-Bonjour, madame, peut-être vous me reconnaissez : je suis Raymond Valiquette, c’est ma compagnie de pavage et d’asphaltage qui a eu le contrat de réfection de la route; pis en creusant, on a trouvé des ossements : un crâne, un main, pis un bras, juste en creusant !
-Montrez-moi ça.
-Venez, c’est par ici.
Roxanne et Isabelle suivent Raymond Valiquette. Elles traversent le chantier. Elles contournent de la machinerie lourde, des pelles mécaniques, des bulldozers; un peu plus loin, elles remarquent des camions prêts à déverser leur chargement de pierre. Plus loin des tas de pierre et de terre, des troncs d’arbres abattus qui attendent probablement d’être embarqués. Elles sont suivies par la vingtaine d’ouvriers qui échangent clins d’œil concupiscents et coups de coudes complices.
-C’est ici, dans cette excavation.
Roxanne se penche au-dessus d’un trou, peu profond, deux mètres à peine; des pierres, de la terre sont entassées à côté. Il est évident qu’ils étaient en train de creuser. Et là, elle voit gisant sur le sol, dans l’ombre un crâne humain, avec des cheveux, des dents, des orbites béantes et à côté le squelette d’une main; et dans les remblais, très probablement un morceau de bras qui dépasse.
-OK, dit-elle à Isabelle qui jette un coup d’œil à son tour; on éloigne tout le monde et on isole l’endroit.
Elle se retourne vers l’entrepreneur : « Bon, monsieur Valiquette, vous allez nous aidez à éloigner tout le monde. Je ne veux voir personne sur le chantier.
-Mais les autres, ils ne peuvent pas travailler ?
-Non, bien sûr que non ! On s’éloigne et tout-de-suite. Tenez ! Vous pouvez même renvoyer vos ouvriers pour aujourd’hui, c’est sûr que le travail ne reprendra pas, sauf celui qui était aux commandes de la pelle mécanique et s’il y a eu d’autres témoins. Tous les autres s’en vont.
-Mais vous allez me ruiner ! Ça va retarder les travaux; je dois respecter les échéances.
Jean-Jacques Binet intervient :
-Elle raison, Raymond. Les gars peuvent pas rester icitte. Il faut que la police fasse son enquête. Pis on va les gêner. Pis c’est pas un jour ou deux qui va tout chambouler. On est correct dans nos échéanciers. Laisse donc faire la police Raymond.
-OK, d’Abord.
Les deux hommes font le tour en disant aux travailleurs de partir et de se présenter demain. Les ouvriers qui maugréent non pas tant d’avoir une journée de congé, mais de manquer la suite des événements et surtout de voir à l’œuvre deux jolies jeunes femmes comme Roxanne et Isabelle. Plusieurs d’entre eux, d’ailleurs, ne s’éloignent que ce qu’il est nécessaire et restent à observer la scène une bonne partie de l’après-midi. Déjà des résidents et des vacanciers, attirés par les sirènes, les phares, le bruit et le remue-ménage, viennent aussi fouiner.
Isabelle est allée chercher le ruban jaune de délimitation de scènes de crime; Roxanne l’aide à le dérouler et à l’attacher. Au moment où elles finissent de boucler le périmètre d’enquête, la deuxième voiture, celle de Paul arrive, ce qui provoque son lot de commentaires et d’exclamations dans le groupe des curieux.
-Roxanne ! Isabelle ! Tout va bien ?
-Oui, oui, mais viens voir ici; ça m’a l’air d’une bien bizarre d’histoire.
Paul se penche au-dessus de l’excavation et la contemple longuement le trou ainsi que les parties du squelette découvertes comme s’ils cherchaient des réponses, comme si elles allaient lui révéler leur identité, leur mystère, le pourquoi de leur présence. Quel mystère cachent ces ossements ? Ou même, quels mystères ? Comment ce squelette a bien pu se retrouver là-dedans; surtout, que ne devait pas être… Roxanne finit par dire : « Je suppose qu’il va falloir déblayer tout ça. »
-Oui, j’ai déjà prévenu l’équipe des homicides de Gatineau. Je vais dire à Turgeon de les faire venir. Ça devrait prendre à peu près deux heures pour qu’ils arrivent avec le matériel… En attendant on devrait se mettre à interroger les témoins. D’après toi, par qui on devrait commencer ?
-On pourrait y aller par ordre chronologique, par celui qui était aux commandes de la pelle.
-Oui… Vas-y, je reste encore un peu et je te rejoins.
Roxanne se dirige vers les deux maîtres des lieux : Raymond Valiquette et son contremaître, Jean-Jacques Binet.
-Ça nous prendrait un local fermé pour faire quelques interrogatoires préliminaires. Savez-vous où on pourrait s’installer ?
-Vous n’avez qu’à utiliser les bureaux du chantier; ils sont juste là.
En se retournant, Jean-Jacques Binet montre du pouce une maison mobile quelque peu à l’écart vers la gauche dans le boisé. Quelques arbres ont été coupés pour faire un peu de place et la maison a simplement été roulée à l’abri dans l’espace dégagé et calée avec des blocs de ciment.

-Ce sera parfait ! Je vais commencer avec l’homme qui manœuvrait la rétroclaveuse.

lundi 18 janvier 2016

Les petits enfants
Chapitre 3
                Roxanne Quesnel-Ayotte conduisait rapidement, tous gyrophares allumés. D’ailleurs, elle aimait conduire vite. Aux abords des villages, elle ralentissait légèrement; à l’approche des intersections elle faisait partir la sirène de son auto-patrouille. Elle travers Noyon en coup de vent; pendant un instant elle se dit que c’est là qu’avait eu lieu, au printemps, une mort accidentelle, malheureuse : un jeune pasteur nouvellement arrivé avait été bousculé et il était tombé dans son escalier en s’écrasant sur plancher dur du sous-sol et ses assaillants l’y avait laissé toute une nuit, baignant dans son sang. Il était resté quatre jours dans le coma, puis il avait succombé à ses blessures. Et tout ça à cause d’un malentendu, par la faute d’un pauvre déséquilibré maladivement jaloux qui faisait une fixation sur sa petite amie. Elle tourne à gauche, laissant en arrière d’elle, plus au sud, la municipalité de Notre-Dame-de-la-Croix où un autre drame s’était joué il y a quelques mois : un autre jeune homme mort dans un incendie criminel dans un chalet d’un parc de plein-air; une histoire de vengeance et de rancune.
Quand elles avaient été averties, elle et sa coéquipière, elles roulaient aux environs de Ripon, à une quarantaine de kilomètres du lieu où elles se dirigeaient, Lac-aux-Sables. La centrale leur avait demandé de s’y diriger immédiatement : on venait de recevoir un appel d’urgence, comme quoi on aurait trouvé des restes humains sur un chantier de construction, et c’est elles qui étaient les plus près. Roxanne était policière depuis maintenant cinq ans. Quand elle était enfant, elle avait toujours admiré son père, un véritable héros qui combattait les méchants et les pourchassait sans relâche, qui attrapait les voleurs et les mettait en prison,. Il était invincible dans son uniforme bleu pâle et noir avec une multitude de poches qui révélaient d’innombrables secrets (sifflets, stylos, carnets, écouteurs…) et toutes sortes d’impressionnants outils de travail depuis la casquette à la matraque en passant par un taser et des menottes. Le soir, quand il rentrait, il lui racontait sa journée et même quand il ne s’était rien passé sauf de la paperasse administrative, Roxanne s’extasiait de ses exploits s’imaginant que ces papiers mystérieux servaient à sauver le monde, son monde. À l’adolescence, sans doute que son admiration pour son père avait un peu diminué; elle avait percé bien des mystères et bien des secrets, la magie opérait moins. Surtout qu’elle devait cacher à ses amies et surtout ses amis que son père était policier qui ne voyaient rien de bon là-dedans, sauf de la répression, des avertissements et des billets pour excès de vitesse.  Mais cela la mettait de plus mal en plus mal à l’aise. Roxanne se rendait bien compte du paradoxe : même les jeunes et les adultes qu’elle connaissait dénigraient les policiers sans vergogne, sans retenue, au moindre prétexte, on avait quand même toujours besoin d’eux, on devait toujours faire appel à eux, pour régler les conflits, quand on avait un accident. On persifflait contre eux, on les diffamait, on les détestait, on les critiquait à tous vents, on les contestait, on les envoyait promener, et en derrière leur dos on leur souhaitait dans un langage ordurier tous les malédictions et pire encore, mais c’est quand même la police qui aidait les gens quand ils en avaient besoin, c’est la police qui assure un certain ordre dans la société, sinon ce serait l’anarchie, la loi de la jungle, et même pire car dans la jungle les gros mangent les plus faibles, certes, mais avec des limites, sans tout détruire.
Quand elle avait annoncé à ses parents, vers la fin de son secondaire, qu’elle s’était inscrite au CEGEP en Techniques policières, ni l’un ni l’autre n’avait su comment réagir. Ils étaient déjà séparés depuis quatre ans et elle et ses frères Alexandre et Xavier passaient une semaine en alternance chez l’un et chez l’autre en « garde partagée ». Sa mère avait été trop stupéfaite par son annonce pour dire quoi que ce soit : elle était simplement restée bouche bée et les yeux écarquillés sans pouvoir prononcer un mot. Roxanne en avait profité pour conclure par un : « Y a rien là ! » et filer dans sa chambre. Son père tellement surpris, tellement étonné, n’arrivait pas à le croire. Il avait bégayé : « Ah, oui.., ah, oui, oui… » ce qui avait fait pouffer de rire Roxanne. Et elle y était allée en Techniques policières et elle avait vraiment aimé ça. Il y avait un peu plus de filles qu’à l’époque de son père, du une pour trois, à peu près, et elles devaient être aussi bonnes et même meilleures que les garçons. De la vraie compétition. Elle aurait pu demander à son père tous les conseils qu’elle voulait, lui demander tant et plus son aide, mais elle préférait réussir par elle-même. Quand on avait des fêtes familiales ou des anniversaires, il lui demandait comment ça se passait, mais sans plus. Puis les rencontres de familles s’étaient espacées : un de ses frères Alexandre, le géologue, était parti travailler en Alberta et Xavier avait déménagé avec sa copine en Abitibi.
Son premier stage, elle l’avait fait loin de chez elle en Gaspésie. Elle avait aimé passer inaperçue dans cette région où personne ne la connaissait, mais elle avait moins aimé l’attitude un peu paternaliste de son superviseur et s’était également sentie sous-utilisée dans ce coin où les problèmes sociaux, ceux dont les femmes discutent lorsqu’elles sont entre elles, étaient légion. Son deuxième stage lui avait plus utile; il s’était passé à Valleyfield, petite ville en lointaine banlieue de Montréal, avec les gangs, le trafic de drogues, la prostitution juvénile, toute une panoplie d’enjeux liés à la petite délinquance. Elle avait bien réussi ses études et. À la fin de celles-ci, elle avait été placée dans un des deux postes de police de Longueuil. Dès qu’elle avait pu, sans le dire à son père, elle avait demandé son transfert dans l’Outaouais dans le poste de Papineauville. Paul en avait débordé de fierté et d’orgueil, il en avait cabriolé de vanité, encore plus que le jour où elle avait reçu son diplôme. Surtout qu’il aimait vraiment ce qu’elle faisait; elles s’appliquait, elle était bonne officière de police. Paul pouvait lui confier toute sortes de tâches. Il avait en sa fille une confiance absolue. Elle n’avait pas de privilège, mais la complicité particulière qui les unissait, leurs liens de respect mutuel faisaient d’eux une équipe redoutable, et les autres membres du poste de police savaient le reconnaître. Roxanne aimait la perspicacité de son père, sa capacité de rapidement saisir les enjeux d’une situation et surtout son art redoutable de poser la bonne question au bon moment pour déstabiliser un témoin ou un suspect. La « question qui tue » comme on disait. Elle, c’était plutôt la patience, la pugnacité, la rigueur, l’insistance à chercher jusqu’à ce qu’elle ait trouvé. On lui disait souvent qu’elle avait une tête de cochon, mais elle répondait qu’à coup sûr, elle tenait ça de son père. Sur une seule question probablement ils divergeaient d’opinion, la politique; elle était une souverainiste convaincue et lui un fédéraliste et ni l’un ni l’autre ne comprenait absolument pas pourquoi et surtout comment l’autre pouvait avoir de telles idées saugrenues et se fourvoyer autant.
Pour sortir avec les garçons aussi, le fait que son père était policier lui avait posé des problèmes. Elle pouvait bien sûr sortir avec l’un ou l’autre des étudiants de l’École de police, ce n’était pas le choix qui maquait : les filles de l’École avaient toutes les fan club d’admirateurs et étaient toujours très en demande. Elle non plus ne manquait pas de prétendants, surtout que contrairement à bien de ses compagnes elle n’était pas lesbienne; mais ce n’était pas ce qu’elle voulait. Elle voulait plutôt sortir des garçons pour sortir un peu de son milieu. Les étudiants de l’École aimaient bien fêter. On faisait souvent la fête, dans les bars ou dans l’une des résidences. C’est en une de ces occasions qu’elle s’était laissée courtisée Ludovic. Ils avaient l’amour dans son salon trois ou quatre fois, et voilà que lui aussi avait commencé à se comporter comme le schéma trop fréquent : il était de venu possessif, jaloux et manipulateur, et Roxanne l’avait laissé tomber.
Plus tard, elle rencontrera Fabio, un artiste et travailleur de rue mexicain réfugié à Montréal. Ils s’étaient rencontrés à Montréal chez des amis communs et ils s’étaient mutuellement plus assez vite. Elle était allée voir une exposition à laquelle il participait et il était là la petite barbe en pointe et un sourire irrésistible. Il l’avait invitée à aller se promener et elle lui avait dit tout de suite qu’elle était policière, mais il avait répondu qu’il aimait plus la police de ce pays que celle du Mexique. Comparée à celle corrompue et brutale de son pays, il n’avait certainement pas à se plaindre. Leur relation était faite de hauts et de bas. L’été dernier, justement pendant l’affaire du pasteur assailli, il l’avait quittée et était reparti à Montréal. C’est vrai qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour lui dans la région. Ils se voyaient épisodiquement; quand elle avait du temps libre elle filait à Montréal le rejoindre, et il étaient contents de se voir; sincèrement il avait l’air content, mais combien de tempos est-ce que ça allait durer ? Est-ce qu’elle aurait des enfants un jour ?
Quand elle allait voit Julio elle en profitait pour rendre visite à sa mère, ce qui lui encore mieux de temps pour travailler sur son couple. Elle sentait bien que la passion s’étiolait. Et puis, c’est du cas de son père qu’elle devait s’occuper : il vit seul depuis trop longtemps, il faut qu’elle lui trouve quelqu’un. Après tout il est encore séduisant, avec (presque) l’allure d’un jeune premier, dans le style Al Pacino mais en plus élancé. Il est beau bonhomme avec ses cheveux poivre et sel et sa carrure athlétique. Et il sait bien cuisiner; l’autre jour pour son anniversaire, il lui a fait un gueuleton au canard à l’orange et au tiramisu de première classe. Aussi, il a de la conversation; il s’intéresse à pleins de sujets d’actualité; il lit beaucoup de revue et de livres. Roxanne en avait conclus que ce qui conviendrait à son père serait une directrice d’école ou une travailleuse sociale.
La voiture approche de Lac-Aux-Sables. Roxanne ralentit; les panneaux indiquent que des travaux sont en cours sur la route 323 et qu’il faut faire un détour par le village.

-C’est là ! lui dit Isabelle. Seigneur ! Regarde tout ce monde ! 

mardi 12 janvier 2016

Les petits enfants
Chapitre 2
Lac-aux-Sables se situait hors de la seigneurie de la Petite-Nation, le domaine d’antan du grand Patriote Louis-Joseph Papineau et c’était le dernier village à l’extrémité nord du territoire sous la juridiction de Paul Quesnel. Paul Quesnel était le chef du poste de police de la Sûreté du Québec de Papineauville depuis quinze et en quinze, il n’était peut-être allé à Lac-aux-Sables qu’une demi-douzaine de fois. Ce petit village a toujours été reconnu pour son atmosphère tranquille, propice au délassement et au repos; vraiment il ne s’y passe pas grand-chose. L’été, oui, sans doute était plus actif avec l’importante augmentation de la population, toutes ces personnes qui revenaient passer quelques semaines dans leur maison au bord du lac, invitant chaque année famille et amis, auxquels, avec le temps, s’étaient ajoutés les copains et les copines des enfants devenus grands, puis les petits-enfants. Des fêtes de famille d’une quarantaine de personnes festoyant autour d’un barbecue sur la plage n’étaient plus rare. De plus, il fallait ajouter tous les visiteurs qui venaient pour les activités nautiques, pour la pêche, pour la chasse; et depuis peu les cyclistes. En partant d’Ottawa, on pouvait faire un extraordinaire circuit, un large demi-cercle qui montait tout d’abord vers le nord-est jusqu’à Saint-Jovite; toute cette première partie grimpait pas mal, et là on reprenait la piste du petit Trains du nord, sur les parcours même de l’ancien chemin de fer du visionnaire curé Labelle. La piste redescendait en pente douce et en harmonieuses courbes vers Montréal. Les vélotouristes s’arrêtaient une nuit dans l’un des deux hôtels, des fois ils avaient leur propre tente et s’installaient sur un terrain de camping. Pendant quelques temps on avait pensé installer une auberge de jeunesse, mais le projet avait été abandonné parce qu’on avait jugé qu’il y avait trop de risques de perturber la légendaire tranquillité du village.
Contrairement aux autres villages de la vallée, Lac-aux Sables n’a pas de Festival annuel. La région s’enorgueillit des festivals de la Patate à Notre-Dame-de-la Croix, du festival du brochet à Saint-Rémi, de la « Fête en août » (pour toute la famille) à Sainte-Émilie, du Bazar annuel de Noyon lors de l’anniversaire du village en juillet, mais rien à Lac-aux-Sables. Le Conseil municipal en avait discuté mais on trouvait qu’il y avait déjà suffisamment de visiteurs et de vacanciers durant les mois d’été comme ça, et qu’une fin de semaine d’activités supplémentaires n’apporterait rien de plus; et puis, on n’avait pas les commodités nécessaires, ni même l’immense terrain essentiel pour accueillir tout ce beau monde. Tous les festivals offraient un terrain pour les caravanes, ces populations migrantes qui vont, durant toute la belle saison, d’un endroit à l’autre se passant le mot sur les meilleurs lieux de réjouissances. La géographie trop accidentée de Lac-aux-Sables ne permettait pas de les accommoder. Et puis, on voulait préserver le cachet pittoresque presque vieillot du village. On avait plutôt opté pour une série de petites activités comme une galerie d’art en plein air sur la rue principale, un concours de pêche amateur et la fête des ballons dans l’eau pour les enfants. On n’était pas férocement écologiques à Lac-aux Sables, mais on voulait intuitivement préserver la beauté du lieu et de la nature. Seules la construction de nouvelles demeures toujours plus grosses démentait ce principe.
Non vraiment il ne se passait rien d’extraordinaire à Lac-aux-Sables, à part deux ou trois personnes prises en état d’ébriété en été ou une petite invasion de domicile; les commerces n’avaient jamais été cambriolés. Il y avait bien des accidents sur la route trop sinueuse qui menait à Saint-Jovite, mais c’était déjà de la juridiction du poste de Mont-Tremblant. Ainsi Paul Quesnel est-il été assez surpris de s’entendre interpellé par Johanne la réceptionniste.
-Patron c’est sérieux ! Il y a eu un accident sur le chantier de la 323 à Lac-aux-Sables. Il y aurait un mort. J’envoie une patrouille ?
-Oui, envoie Roxanne et Isabelle qui sont déjà sur la route et passe-moi l’appel dans mon bureau.
-Oui, Paul Quesnel, de la Sureté du Québec.
-Allo, inspecteur ! Il faut venir vite !
-Oui, une de nos patrouilles est déjà en route. Qu’est-ce qui se passe ?
-Et bien, je ne sais pas comment vous dire ça… Je n’ai pas été témoin direct de l’accident, mais il semblerait qu’une de nos rétroclaveuse en faisant un trou pour détruire l’ancienne route, ben sous l’ancienne asphalte pis le soutènement, on aurait trouvé des ossements.
-Des ossements ?
-Oui, et il semblerait que ce soit des ossements humains.
-Écoutez, monsieur…
-Bient; Jean-Jacques Binet, je suis superviseur de chantier pour Raymond Valiquette.
-Monsieur Binet, êtes-vous sur place en ce moment ?
-Je suis juste à côté dans mon pick-up.
-Monsieur Binet, écoutez-moi bien. Comme je vous l’ai dit, une patrouille est en route; elle devrait arriver dans une demi-heure. Mais en entendant, retournez sur les lieux mêmes et éloignez tout le monde. Avez-vous entendu : éloignez tout le monde au moins cent pieds. Interdisez à quiconque de s’approcher et même de regarder. Vous comprenez il faut garder la scène le plus intacte possible. Interdiction formelle de descendre pour aller voir. Je le répète faites reculer tout le monde; allez-y tout de suite. Je reste en contact avec vous.
Paul entend des bruits de porte qui se ferme, des bruits de pas, puis : -Raymond ! J’ai la police au téléphone; elle dit de faire reculer tout le monde, personne ne doit descendre en bas, personne ne doit rester proche…. OK, on recule, on recule….
Des bruits, des mouvements, des murmures, des hommes qui maugréent. Une voix : « Est-ce que la police arrive ? » « Oui, une voiture s’en vient; elle sera là dans trente minutes. Allez, reculez, reculez ! »
Jean-Jacques Binet s’adresse à Paul : « Inspecteur ! Qu’est-ce qu’on doit faire de la rétroclaveuse ? Est-ce qu’on doit la faire reculer ? »
-Non, surtout pas. Dites au chauffeur d’éteindre le moteur et de descendre sans rien déranger et de s’éloigner de la scène où ça s’est passé. Dites-lui de tout laisser comme ça. Attendez juste que la patrouille arrive. Ils vous diront quoi faire.
-Inspecteur, Raymond veut vous parler
-Le contracteur ?
-Oui.
Le téléphone toujours à l’oreille, Paul sort de son bureau; il fait signe à Turgeon de l’accompagner; il lui fait comprendre par signes d’aller sortir une voiture.
-Alors passez-le moi.
-C’est vous le chef de police ?
-Oui, je suis Paul Quesnel, chef du poste de la Sureté du Québec à Papineauvville.
Paul fait signe à Johanne qu’il s’en va et qu’il la rappellera. Celle-ci lui dit qu’elle a compris. Il franchit les portes du postes; il descend l’escalier
-Inspecteur, je peux pas croire ce que j’ai vu.
-Vous avez regardez ?

-Ben oui, bien sûr ! Et puis, j’ai vu… j’ai vu un crâne humain et il me souriait !

mardi 5 janvier 2016

Les petits enfants
Chapitre 1

La grande forêt mixte laurentienne s’étend des Grands Lacs, aux limites du Québec et débordant en Ontario, jusqu’aux contreforts des Appalaches au nord de la Nouvelle-Angleterre, couvrant une surface de près de 50 000 km². Cette forêt est dite « mixte » car elle contient une grande variété de conifères, comme le pin blanc, le sapin, la pruche, et des feuillus tels l’étable à sucre, le chêne, le peuplier faux-tremble, l’ostryer.
Cet immense territoire est également criblé d’un nombre incalculable de lacs de toutes les tailles et de toutes les formes.
La municipalité de Lac-aux-Sables, à quelque vingt kilomètres au nord de Noyon, sur la route 327, porte bien son nom; elle rassemble dans le même écrin ces deux éléments naturels caractéristiques de ce territoire de la forêt laurentienne. Située à l’extrême nord de la région de l’Outaouais, elle touche aux limites géographiques des Laurentides. Une petite route, sinueuse, tortueuse et montueuse, en part et, coupant par l’est à travers les élévations de plus en plus accentuées, mène jusqu’à Mont-Tremblant la plus haute montagne de la région et l’un des centres de ski les plus courus du Québec.
Au moment des événements dramatiques de ce récit, Mont-Tremblant, et les autres villages ainsi que les montagnes des Laurentides ne ressemblaient à rien de ce qu’ils sont devenus aujourd’hui sous les implacables effets combinés du développement et du tourisme; cependant, Lac-aux-Sables avec son magnifique lac était déjà, dans un environnement naturel sans pareil et un site enchanteur, un lieu idéal de villégiature.
                Lac-aux-Sables n’a pas une aussi longue histoire que Noyon. L’économie était basée à l’origine sur la ressource forestière, mais rapidement elle a été concentrée vers la mise en valeur du site et de son potentiel récréatif et touristique. Au début on y venait presque exclusivement l’été, puis graduellement les installations ont permis d’en jouir durant tout le cycle des quatre saisons : nage, baignade et activités aquatiques, cueillette, chasse et pêche (sur l’un des nombreux lacs des environs) en pourvoirie, sport de plein air et camping, randonné et observation des oiseaux, puis terrain de golf de neuf trous sur le chemin du Lac-à-la truite durant la belle saison, et cabanes à sucre, marches en raquettes et surtout motoneige durant la saison froide. Depuis quelques années une piste cyclable la rejoint, vers l’est, aux grandes routes du Petit train du Nord et vers le sud des petites routes de campagne permettent de rejoindre le Domaine du Lac-Simon, puis encore plus au sud, le Parc de la Gatineau et ensuite Ottawa.
C’est vraiment le lac qui est au cœur et qui est le cœur de la municipalité. Sa beauté reconnue mondialement, lui autorise même une entrée dans Wikipédia. Le lac n’a pas toujours porté le même nom; le premier occupant des lieux l’avait baptisé (par un jet harmonieux et bruyant accompagné d’un rire de satisfaction) de son nom à lui, lac Deslauriers; ensuite il avait porté le nom du lac Rondeau, à cause de sa forme plus ou moins arrondie. La municipalité de Lac-aux-Sables comme telle ne date pas de très longtemps; avant d’être officiellement constituée en 1956, elle faisait jusque-là partie des municipalités voisines, Amherst ou encore Wentworth. On y a alors construit une école, qui héberge aujourd’hui les bureaux municipaux, et une église catholique, qui n’était pas située directement sur le lac mais sur une petite colline; celle que l’on voit aujourd’hui est la deuxième, car la première a brulé en 1957. L’ancien presbytère a été transformé en une petite et coquette bibliothèque.
                L’hôtel « Chez nous c’est chez vous » - c’était son nom - a longtemps été le lieu d’arrêt par excellence pour toute personne désirant séjourner quelque temps dans la région; l’accueil chaleureux et bon enfant de Francine et Jocelyn, les propriétaires, la qualité de la table et la beauté de la vue sur le lac en faisait un passage obligé. À la fermeture de l’auberge, le monument avait été déclaré bien patrimonial. Malheureusement, il sera rasé par un incendie une dizaine d’années plus tard. Deux autres motels-hôtels avec beaucoup moins de cachet se sont ensuite ajoutés au fil du temps.
Environ 450 résidents vivent en permanence Lac-aux-Sables, mais en été ce chiffre peut facilement tripler, surtout durant les fins-de-semaine, avec l’ajout de nombreux vacanciers, visiteurs ou invités, qui viennent, de Mont-Tremblant, de Montréal, ou d’Ottawa, y jouir des beautés de la nature, et des attraits du lac. L’un de ces attraits sont les irrésistibles langues de beau sable fin pâle qui forment autant de plages sur les parties est et sud du lac; aussi le fait que sur sa face est la berge descend sous la surface de l’eau en une pente très très douce si bien qu’on peut aisément marcher sur près de six cents mètres avant de perdre pieds; enfin la clarté, la pureté, la qualité de même que la température de son eau.
Posséder un chalet au bord du lac était le nec plus ultra de nombreux résidents des villes (Montréal, Gatineau ou Ottawa), si bien que, alors qu’au début seule la rive est était aménagée, tout le pourtour du lac, au cours des années, a finalement été développé et les habitations toujours plus massives se sont multipliées. Tellement que le nombre de plages publiques et leurs dimensions se sont considérablement réduites au fur et à mesure du développement. Les anciens se souviendront que dans les années 1960 et au début de la décennie 1970, les diverses plages publiques s’étendaient sur une bonne partie de la rive est. De nombreuses familles des villages des environs, Noyon, Sainte-Émilie, Amherst, venaient y passer les chaudes journées d’été. Des classes entières y débarquaient par autobus. On voyait les jeunes s’amuser au ballon dans le lac et les petits enfants faire des châteaux de sable sur la plage. Des groupes de scouts ou de campeurs y arrivaient pour y piqueniquer et y passer un excitant après-midi à se baigner et à jouer dans l’eau. Aujourd’hui, une seule plage est demeurée ouverte au public, réduite à peau de chagrin.
La route d’origine longeait les rives du lac, parfois s’en éloignant parfois s’en rapprochant, selon les caprices des accidents du terrain ou alors les envies des propriétaires des lieux. On l’avait goudronnée en 1956, l’année de la fondation de la municipalité, mais vingt ans plus tard, une circulation beaucoup plus intense et des véhicules de plus en plus lourds et d’autres plus rapides, avaient nécessité la construction d’une nouvelle route : celle-ci ne passait plus par l’intérieur du village, mais par en arrière. Quelques résidents avaient protesté de l’abattage de nombreux arbres et de la destruction de lieux naturels, mais la route plus droite, plus rapide, permettait un passage beaucoup plus direct entre Ottawa et Mont-Tremblant; la vieille route qui servait plus que pour la circulation locale, était redevenue plus sécuritaire et le village était nettement plus tranquille.
Aujourd’hui, après toutes ces années, même cette « nouvelle » route avait besoin d’être refaite. Certains de ses tronçons étaient suffisamment endommagés pour exiger une réfection complète. Raymond Valiquette avait grandi dans la région, à Sainte-Émilie, et il connaissait tout le monde. Il était contracteur comme son père dont il avait pris la succession. À soixante ans, il savait qu’il avait réussi; ses affaires marchaient bien. Il avait acheté un condo à Fort Landerdale et lui et sa femme Adèle partaient dans le Sud chaque hiver durant la morte saison. Son seul regret était qu’aucun de ses deux fils ne suivrait sa route : l’un gagnait sa vie à Montréal comme acteur, - on le voyait parfois dans des séries télévisées -, l’autre travaillait, dans le Bas-du-fleuve, dans une sorte de coopérative, une ferme biologique qui produisait des insectes dont on faisait de la farine qui entrait comme supplément protéinique dans plusieurs produits naturels.
Sa compagnie était l’une des plus importantes de l’Outaouais et il avait obtenu du Ministère de la voirie le contrat de réparation de cette section de la route 327. Un contrat qui demandait de l’expertise et de la machinerie. Il avait loué celle qui lui manquait à Gatineau. Chacune de ses journées se divisait en deux : le matin, il le passait à répondre aux courriels, aux téléphones, en réunions, à évaluer avec les chefs d’équipe le déroulement des travaux, à préparer ou réviser les contrats des fournisseurs; et l’après-midi, il partait se promener au chantier, c’est ce qui lui faisait le plus plaisir. Il aimait entendre les bruits des excavatrices, les appels des hommes qui criaient pour se faire entendre, il aimait l’odeur d’huile et de diesel, de même que la poussière qu’un tel chantier produisait. Plusieurs des hommes le connaissaient, et le saluaient au passage. Il portait alors des bottes de travail et son casque et « sur le terrain » il regardait si tout se passait bien, s’il n’y avait pas d’imprévus.
Cette après-midi-là, le temps était radieux, avec seulement quelques nuages dans le ciel. Une belle journée d’automne; encore trois semaines de travail et tout sera terminé; on était dans les temps, on va respecter les échéances. Les retards étaient la terreur de Raymond Valiquette : un fournisseur qui ne respectait pas les délais, un bris mécanique, des ouvriers malades, une complication au niveau du terrain…
Or jamais, au grand jamais, Raymond Valiquette ne se serait attendait à ce que ce qui va paralyser son chantier ce jour-là. Il entend qu’on appelle son nom de vive voix pour lui monter un trou qu’une rétroclaveuse vient de faire; c’était tout juste après pour la pause du diner. Un petit attroupement s’est déjà formé qu’il écarte en arrivant. Il se penche… et ne peut en croire pas ses yeux.

Se tournant lentement vers son contremaître, il dit d’une voix blanche : « Jean-Jacques, appelle la police; vite ! »