Les petits enfants
Chapitre 3
Roxanne Quesnel-Ayotte conduisait rapidement, tous gyrophares
allumés. D’ailleurs, elle aimait conduire vite. Aux abords des villages, elle
ralentissait légèrement; à l’approche des intersections elle faisait partir la
sirène de son auto-patrouille. Elle travers Noyon en coup de vent; pendant un
instant elle se dit que c’est là qu’avait eu lieu, au printemps, une mort
accidentelle, malheureuse : un jeune pasteur nouvellement arrivé avait été
bousculé et il était tombé dans son escalier en s’écrasant sur plancher dur du
sous-sol et ses assaillants l’y avait laissé toute une nuit, baignant dans son
sang. Il était resté quatre jours dans le coma, puis il avait succombé à ses
blessures. Et tout ça à cause d’un malentendu, par la faute d’un pauvre
déséquilibré maladivement jaloux qui faisait une fixation sur sa petite amie.
Elle tourne à gauche, laissant en arrière d’elle, plus au sud, la municipalité
de Notre-Dame-de-la-Croix où un autre drame s’était joué il y a quelques
mois : un autre jeune homme mort dans un incendie criminel dans un chalet d’un
parc de plein-air; une histoire de vengeance et de rancune.
Quand
elles avaient été averties, elle et sa coéquipière, elles roulaient aux
environs de Ripon, à une quarantaine de kilomètres du lieu où elles se
dirigeaient, Lac-aux-Sables. La centrale leur avait demandé de s’y diriger
immédiatement : on venait de recevoir un appel d’urgence, comme quoi on
aurait trouvé des restes humains sur un chantier de construction, et c’est elles
qui étaient les plus près. Roxanne était policière depuis maintenant cinq ans.
Quand elle était enfant, elle avait toujours admiré son père, un véritable
héros qui combattait les méchants et les pourchassait sans relâche, qui
attrapait les voleurs et les mettait en prison,. Il était invincible dans son
uniforme bleu pâle et noir avec une multitude de poches qui révélaient
d’innombrables secrets (sifflets, stylos, carnets, écouteurs…) et toutes sortes
d’impressionnants outils de travail depuis la casquette à la matraque en
passant par un taser et des menottes.
Le soir, quand il rentrait, il lui racontait sa journée et même quand il ne s’était
rien passé sauf de la paperasse administrative, Roxanne s’extasiait de ses
exploits s’imaginant que ces papiers mystérieux servaient à sauver le monde,
son monde. À l’adolescence, sans doute que son admiration pour son père avait un
peu diminué; elle avait percé bien des mystères et bien des secrets, la magie
opérait moins. Surtout qu’elle devait cacher à ses amies et surtout ses amis
que son père était policier qui ne voyaient rien de bon là-dedans, sauf de la
répression, des avertissements et des billets pour excès de vitesse. Mais cela la mettait de plus mal en plus mal
à l’aise. Roxanne se rendait bien compte du paradoxe : même les jeunes et
les adultes qu’elle connaissait dénigraient les policiers sans vergogne, sans
retenue, au moindre prétexte, on avait quand même toujours besoin d’eux, on devait
toujours faire appel à eux, pour régler les conflits, quand on avait un
accident. On persifflait contre eux, on les diffamait, on les détestait, on les
critiquait à tous vents, on les contestait, on les envoyait promener, et en
derrière leur dos on leur souhaitait dans un langage ordurier tous les malédictions
et pire encore, mais c’est quand même la police qui aidait les gens quand ils
en avaient besoin, c’est la police qui assure un certain ordre dans la société,
sinon ce serait l’anarchie, la loi de la jungle, et même pire car dans la
jungle les gros mangent les plus faibles, certes, mais avec des limites, sans
tout détruire.
Quand elle
avait annoncé à ses parents, vers la fin de son secondaire, qu’elle s’était
inscrite au CEGEP en Techniques policières, ni l’un ni l’autre n’avait su comment
réagir. Ils étaient déjà séparés depuis quatre ans et elle et ses frères
Alexandre et Xavier passaient une semaine en alternance chez l’un et chez l’autre
en « garde partagée ». Sa mère avait été trop stupéfaite par son
annonce pour dire quoi que ce soit : elle était simplement restée bouche
bée et les yeux écarquillés sans pouvoir prononcer un mot. Roxanne
en avait profité pour conclure par un : « Y a rien là ! »
et filer dans sa chambre. Son père tellement surpris, tellement étonné, n’arrivait
pas à le croire. Il avait bégayé : « Ah, oui.., ah, oui, oui… »
ce qui avait fait pouffer de rire Roxanne. Et elle y était allée en Techniques
policières et elle avait vraiment aimé ça. Il y avait un peu plus de filles
qu’à l’époque de son père, du une pour trois, à peu près, et elles devaient
être aussi bonnes et même meilleures que les garçons. De la vraie compétition. Elle
aurait pu demander à son père tous les conseils qu’elle voulait, lui demander
tant et plus son aide, mais elle préférait réussir par elle-même. Quand on
avait des fêtes familiales ou des anniversaires, il lui demandait comment ça se
passait, mais sans plus. Puis les rencontres de familles s’étaient espacées :
un de ses frères Alexandre, le géologue, était parti travailler en Alberta et
Xavier avait déménagé avec sa copine en Abitibi.
Son
premier stage, elle l’avait fait loin de chez elle en Gaspésie. Elle avait aimé
passer inaperçue dans cette région où personne ne la connaissait, mais elle
avait moins aimé l’attitude un peu paternaliste de son superviseur et s’était
également sentie sous-utilisée dans ce coin où les problèmes sociaux, ceux dont
les femmes discutent lorsqu’elles sont entre elles, étaient légion. Son
deuxième stage lui avait plus utile; il s’était passé à Valleyfield, petite
ville en lointaine banlieue de Montréal, avec les gangs, le trafic de drogues,
la prostitution juvénile, toute une panoplie d’enjeux liés à la petite
délinquance. Elle avait bien réussi ses études et. À la fin de celles-ci, elle
avait été placée dans un des deux postes de police de Longueuil. Dès qu’elle
avait pu, sans le dire à son père, elle avait demandé son transfert dans
l’Outaouais dans le poste de Papineauville. Paul en avait débordé de fierté et
d’orgueil, il en avait cabriolé de vanité, encore plus que le jour où elle
avait reçu son diplôme. Surtout qu’il aimait vraiment ce qu’elle faisait; elles
s’appliquait, elle était bonne officière de police. Paul pouvait lui confier
toute sortes de tâches. Il avait en sa fille une confiance absolue. Elle
n’avait pas de privilège, mais la complicité particulière qui les unissait,
leurs liens de respect mutuel faisaient d’eux une équipe redoutable, et les
autres membres du poste de police savaient le reconnaître. Roxanne aimait la
perspicacité de son père, sa capacité de rapidement saisir les enjeux d’une
situation et surtout son art redoutable de poser la bonne question au bon moment
pour déstabiliser un témoin ou un suspect. La « question qui tue »
comme on disait. Elle, c’était plutôt la patience, la pugnacité, la rigueur,
l’insistance à chercher jusqu’à ce qu’elle ait trouvé. On lui disait souvent qu’elle
avait une tête de cochon, mais elle répondait qu’à coup sûr, elle tenait ça de
son père. Sur une seule question probablement ils divergeaient d’opinion, la
politique; elle était une souverainiste convaincue et lui un fédéraliste et ni
l’un ni l’autre ne comprenait absolument pas pourquoi et surtout comment l’autre
pouvait avoir de telles idées saugrenues et se fourvoyer autant.
Pour
sortir avec les garçons aussi, le fait que son père était policier lui avait
posé des problèmes. Elle pouvait bien sûr sortir avec l’un ou l’autre des étudiants
de l’École de police, ce n’était pas le choix qui maquait : les filles de
l’École avaient toutes les fan club d’admirateurs et étaient toujours très en
demande. Elle non plus ne manquait pas de prétendants, surtout que
contrairement à bien de ses compagnes elle n’était pas lesbienne; mais ce
n’était pas ce qu’elle voulait. Elle voulait plutôt sortir des garçons pour sortir
un peu de son milieu. Les étudiants de l’École aimaient bien fêter. On faisait
souvent la fête, dans les bars ou dans l’une des résidences. C’est en une de
ces occasions qu’elle s’était laissée courtisée Ludovic. Ils avaient l’amour
dans son salon trois ou quatre fois, et voilà que lui aussi avait commencé à se
comporter comme le schéma trop fréquent : il était de venu possessif,
jaloux et manipulateur, et Roxanne l’avait laissé tomber.
Plus tard,
elle rencontrera Fabio, un artiste et travailleur de rue mexicain réfugié à
Montréal. Ils s’étaient rencontrés à Montréal chez des amis communs et
ils s’étaient mutuellement plus assez vite. Elle
était allée voir une exposition à laquelle il participait et il était là la
petite barbe en pointe et un sourire irrésistible. Il l’avait invitée à aller
se promener et elle lui avait dit tout de suite qu’elle était policière, mais il
avait répondu qu’il aimait plus la police de ce pays que celle du Mexique.
Comparée à celle corrompue et brutale de son pays, il n’avait certainement pas
à se plaindre. Leur relation était faite de hauts et de bas. L’été dernier,
justement pendant l’affaire du pasteur assailli, il l’avait quittée et était
reparti à Montréal. C’est vrai qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour lui
dans la région. Ils se voyaient épisodiquement; quand elle avait du temps libre
elle filait à Montréal le rejoindre, et il étaient contents de se voir; sincèrement
il avait l’air content, mais combien de tempos est-ce que ça allait durer ?
Est-ce qu’elle aurait des enfants un jour ?
Quand
elle allait voit Julio elle en profitait pour rendre visite à sa mère, ce qui
lui encore mieux de temps pour travailler sur son couple. Elle sentait bien que
la passion s’étiolait. Et puis, c’est du cas de son père qu’elle devait s’occuper :
il vit seul depuis trop longtemps, il faut qu’elle lui trouve quelqu’un. Après
tout il est encore séduisant, avec (presque) l’allure d’un jeune premier, dans
le style Al Pacino mais en plus élancé. Il est beau bonhomme avec ses cheveux
poivre et sel et sa carrure athlétique. Et il sait bien cuisiner; l’autre jour
pour son anniversaire, il lui a fait un gueuleton au canard à l’orange et au
tiramisu de première classe. Aussi, il a de la conversation; il s’intéresse à
pleins de sujets d’actualité; il lit beaucoup de revue et de livres. Roxanne en
avait conclus que ce qui conviendrait à son père serait une directrice d’école
ou une travailleuse sociale.
La voiture
approche de Lac-Aux-Sables. Roxanne ralentit; les panneaux indiquent que des
travaux sont en cours sur la route 323 et qu’il faut faire un détour par le
village.
-C’est
là ! lui dit Isabelle. Seigneur ! Regarde tout ce monde !
Dans le froid et la tempête quel plaisir de retrouver Paul et Roxanne pour de nouvelles aventures! Merci David!
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