lundi 18 janvier 2016

Les petits enfants
Chapitre 3
                Roxanne Quesnel-Ayotte conduisait rapidement, tous gyrophares allumés. D’ailleurs, elle aimait conduire vite. Aux abords des villages, elle ralentissait légèrement; à l’approche des intersections elle faisait partir la sirène de son auto-patrouille. Elle travers Noyon en coup de vent; pendant un instant elle se dit que c’est là qu’avait eu lieu, au printemps, une mort accidentelle, malheureuse : un jeune pasteur nouvellement arrivé avait été bousculé et il était tombé dans son escalier en s’écrasant sur plancher dur du sous-sol et ses assaillants l’y avait laissé toute une nuit, baignant dans son sang. Il était resté quatre jours dans le coma, puis il avait succombé à ses blessures. Et tout ça à cause d’un malentendu, par la faute d’un pauvre déséquilibré maladivement jaloux qui faisait une fixation sur sa petite amie. Elle tourne à gauche, laissant en arrière d’elle, plus au sud, la municipalité de Notre-Dame-de-la-Croix où un autre drame s’était joué il y a quelques mois : un autre jeune homme mort dans un incendie criminel dans un chalet d’un parc de plein-air; une histoire de vengeance et de rancune.
Quand elles avaient été averties, elle et sa coéquipière, elles roulaient aux environs de Ripon, à une quarantaine de kilomètres du lieu où elles se dirigeaient, Lac-aux-Sables. La centrale leur avait demandé de s’y diriger immédiatement : on venait de recevoir un appel d’urgence, comme quoi on aurait trouvé des restes humains sur un chantier de construction, et c’est elles qui étaient les plus près. Roxanne était policière depuis maintenant cinq ans. Quand elle était enfant, elle avait toujours admiré son père, un véritable héros qui combattait les méchants et les pourchassait sans relâche, qui attrapait les voleurs et les mettait en prison,. Il était invincible dans son uniforme bleu pâle et noir avec une multitude de poches qui révélaient d’innombrables secrets (sifflets, stylos, carnets, écouteurs…) et toutes sortes d’impressionnants outils de travail depuis la casquette à la matraque en passant par un taser et des menottes. Le soir, quand il rentrait, il lui racontait sa journée et même quand il ne s’était rien passé sauf de la paperasse administrative, Roxanne s’extasiait de ses exploits s’imaginant que ces papiers mystérieux servaient à sauver le monde, son monde. À l’adolescence, sans doute que son admiration pour son père avait un peu diminué; elle avait percé bien des mystères et bien des secrets, la magie opérait moins. Surtout qu’elle devait cacher à ses amies et surtout ses amis que son père était policier qui ne voyaient rien de bon là-dedans, sauf de la répression, des avertissements et des billets pour excès de vitesse.  Mais cela la mettait de plus mal en plus mal à l’aise. Roxanne se rendait bien compte du paradoxe : même les jeunes et les adultes qu’elle connaissait dénigraient les policiers sans vergogne, sans retenue, au moindre prétexte, on avait quand même toujours besoin d’eux, on devait toujours faire appel à eux, pour régler les conflits, quand on avait un accident. On persifflait contre eux, on les diffamait, on les détestait, on les critiquait à tous vents, on les contestait, on les envoyait promener, et en derrière leur dos on leur souhaitait dans un langage ordurier tous les malédictions et pire encore, mais c’est quand même la police qui aidait les gens quand ils en avaient besoin, c’est la police qui assure un certain ordre dans la société, sinon ce serait l’anarchie, la loi de la jungle, et même pire car dans la jungle les gros mangent les plus faibles, certes, mais avec des limites, sans tout détruire.
Quand elle avait annoncé à ses parents, vers la fin de son secondaire, qu’elle s’était inscrite au CEGEP en Techniques policières, ni l’un ni l’autre n’avait su comment réagir. Ils étaient déjà séparés depuis quatre ans et elle et ses frères Alexandre et Xavier passaient une semaine en alternance chez l’un et chez l’autre en « garde partagée ». Sa mère avait été trop stupéfaite par son annonce pour dire quoi que ce soit : elle était simplement restée bouche bée et les yeux écarquillés sans pouvoir prononcer un mot. Roxanne en avait profité pour conclure par un : « Y a rien là ! » et filer dans sa chambre. Son père tellement surpris, tellement étonné, n’arrivait pas à le croire. Il avait bégayé : « Ah, oui.., ah, oui, oui… » ce qui avait fait pouffer de rire Roxanne. Et elle y était allée en Techniques policières et elle avait vraiment aimé ça. Il y avait un peu plus de filles qu’à l’époque de son père, du une pour trois, à peu près, et elles devaient être aussi bonnes et même meilleures que les garçons. De la vraie compétition. Elle aurait pu demander à son père tous les conseils qu’elle voulait, lui demander tant et plus son aide, mais elle préférait réussir par elle-même. Quand on avait des fêtes familiales ou des anniversaires, il lui demandait comment ça se passait, mais sans plus. Puis les rencontres de familles s’étaient espacées : un de ses frères Alexandre, le géologue, était parti travailler en Alberta et Xavier avait déménagé avec sa copine en Abitibi.
Son premier stage, elle l’avait fait loin de chez elle en Gaspésie. Elle avait aimé passer inaperçue dans cette région où personne ne la connaissait, mais elle avait moins aimé l’attitude un peu paternaliste de son superviseur et s’était également sentie sous-utilisée dans ce coin où les problèmes sociaux, ceux dont les femmes discutent lorsqu’elles sont entre elles, étaient légion. Son deuxième stage lui avait plus utile; il s’était passé à Valleyfield, petite ville en lointaine banlieue de Montréal, avec les gangs, le trafic de drogues, la prostitution juvénile, toute une panoplie d’enjeux liés à la petite délinquance. Elle avait bien réussi ses études et. À la fin de celles-ci, elle avait été placée dans un des deux postes de police de Longueuil. Dès qu’elle avait pu, sans le dire à son père, elle avait demandé son transfert dans l’Outaouais dans le poste de Papineauville. Paul en avait débordé de fierté et d’orgueil, il en avait cabriolé de vanité, encore plus que le jour où elle avait reçu son diplôme. Surtout qu’il aimait vraiment ce qu’elle faisait; elles s’appliquait, elle était bonne officière de police. Paul pouvait lui confier toute sortes de tâches. Il avait en sa fille une confiance absolue. Elle n’avait pas de privilège, mais la complicité particulière qui les unissait, leurs liens de respect mutuel faisaient d’eux une équipe redoutable, et les autres membres du poste de police savaient le reconnaître. Roxanne aimait la perspicacité de son père, sa capacité de rapidement saisir les enjeux d’une situation et surtout son art redoutable de poser la bonne question au bon moment pour déstabiliser un témoin ou un suspect. La « question qui tue » comme on disait. Elle, c’était plutôt la patience, la pugnacité, la rigueur, l’insistance à chercher jusqu’à ce qu’elle ait trouvé. On lui disait souvent qu’elle avait une tête de cochon, mais elle répondait qu’à coup sûr, elle tenait ça de son père. Sur une seule question probablement ils divergeaient d’opinion, la politique; elle était une souverainiste convaincue et lui un fédéraliste et ni l’un ni l’autre ne comprenait absolument pas pourquoi et surtout comment l’autre pouvait avoir de telles idées saugrenues et se fourvoyer autant.
Pour sortir avec les garçons aussi, le fait que son père était policier lui avait posé des problèmes. Elle pouvait bien sûr sortir avec l’un ou l’autre des étudiants de l’École de police, ce n’était pas le choix qui maquait : les filles de l’École avaient toutes les fan club d’admirateurs et étaient toujours très en demande. Elle non plus ne manquait pas de prétendants, surtout que contrairement à bien de ses compagnes elle n’était pas lesbienne; mais ce n’était pas ce qu’elle voulait. Elle voulait plutôt sortir des garçons pour sortir un peu de son milieu. Les étudiants de l’École aimaient bien fêter. On faisait souvent la fête, dans les bars ou dans l’une des résidences. C’est en une de ces occasions qu’elle s’était laissée courtisée Ludovic. Ils avaient l’amour dans son salon trois ou quatre fois, et voilà que lui aussi avait commencé à se comporter comme le schéma trop fréquent : il était de venu possessif, jaloux et manipulateur, et Roxanne l’avait laissé tomber.
Plus tard, elle rencontrera Fabio, un artiste et travailleur de rue mexicain réfugié à Montréal. Ils s’étaient rencontrés à Montréal chez des amis communs et ils s’étaient mutuellement plus assez vite. Elle était allée voir une exposition à laquelle il participait et il était là la petite barbe en pointe et un sourire irrésistible. Il l’avait invitée à aller se promener et elle lui avait dit tout de suite qu’elle était policière, mais il avait répondu qu’il aimait plus la police de ce pays que celle du Mexique. Comparée à celle corrompue et brutale de son pays, il n’avait certainement pas à se plaindre. Leur relation était faite de hauts et de bas. L’été dernier, justement pendant l’affaire du pasteur assailli, il l’avait quittée et était reparti à Montréal. C’est vrai qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour lui dans la région. Ils se voyaient épisodiquement; quand elle avait du temps libre elle filait à Montréal le rejoindre, et il étaient contents de se voir; sincèrement il avait l’air content, mais combien de tempos est-ce que ça allait durer ? Est-ce qu’elle aurait des enfants un jour ?
Quand elle allait voit Julio elle en profitait pour rendre visite à sa mère, ce qui lui encore mieux de temps pour travailler sur son couple. Elle sentait bien que la passion s’étiolait. Et puis, c’est du cas de son père qu’elle devait s’occuper : il vit seul depuis trop longtemps, il faut qu’elle lui trouve quelqu’un. Après tout il est encore séduisant, avec (presque) l’allure d’un jeune premier, dans le style Al Pacino mais en plus élancé. Il est beau bonhomme avec ses cheveux poivre et sel et sa carrure athlétique. Et il sait bien cuisiner; l’autre jour pour son anniversaire, il lui a fait un gueuleton au canard à l’orange et au tiramisu de première classe. Aussi, il a de la conversation; il s’intéresse à pleins de sujets d’actualité; il lit beaucoup de revue et de livres. Roxanne en avait conclus que ce qui conviendrait à son père serait une directrice d’école ou une travailleuse sociale.
La voiture approche de Lac-Aux-Sables. Roxanne ralentit; les panneaux indiquent que des travaux sont en cours sur la route 323 et qu’il faut faire un détour par le village.

-C’est là ! lui dit Isabelle. Seigneur ! Regarde tout ce monde ! 

1 commentaire:

  1. Dans le froid et la tempête quel plaisir de retrouver Paul et Roxanne pour de nouvelles aventures! Merci David!

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