Les petits enfants
Chapitre 1
La grande forêt mixte laurentienne s’étend des Grands Lacs, aux limites du
Québec et débordant en Ontario, jusqu’aux contreforts des Appalaches au nord de
la Nouvelle-Angleterre, couvrant une surface de près de 50 000 km². Cette
forêt est dite « mixte » car elle contient une grande variété de
conifères, comme le pin blanc, le sapin, la pruche, et des feuillus tels
l’étable à sucre, le chêne, le peuplier faux-tremble, l’ostryer.
Cet immense territoire est
également criblé d’un nombre incalculable de lacs de toutes les tailles et de
toutes les formes.
La municipalité de Lac-aux-Sables, à quelque vingt kilomètres au nord de
Noyon, sur la route 327, porte bien son nom; elle rassemble dans le même écrin
ces deux éléments naturels caractéristiques de ce territoire de la forêt
laurentienne. Située à l’extrême nord de la région de l’Outaouais, elle touche aux
limites géographiques des Laurentides. Une petite route, sinueuse, tortueuse et
montueuse, en part et, coupant par l’est à travers les élévations de plus en
plus accentuées, mène jusqu’à Mont-Tremblant la plus haute montagne de la
région et l’un des centres de ski les plus courus du Québec.
Au moment des événements dramatiques de ce récit, Mont-Tremblant, et les
autres villages ainsi que les montagnes des Laurentides ne ressemblaient à rien
de ce qu’ils sont devenus aujourd’hui sous les implacables effets combinés du développement
et du tourisme; cependant, Lac-aux-Sables avec son magnifique lac était déjà, dans
un environnement naturel sans pareil et un site enchanteur, un lieu idéal de
villégiature.
Lac-aux-Sables n’a pas une aussi
longue histoire que Noyon. L’économie était basée à l’origine sur la ressource
forestière, mais rapidement elle a été concentrée vers la mise en valeur du
site et de son potentiel récréatif et touristique. Au début on y venait presque
exclusivement l’été, puis graduellement les installations ont permis d’en jouir
durant tout le cycle des quatre saisons : nage, baignade et activités
aquatiques, cueillette, chasse et pêche (sur l’un des nombreux lacs des
environs) en pourvoirie, sport de plein air et camping, randonné et observation
des oiseaux, puis terrain de golf de neuf trous sur le chemin du Lac-à-la
truite durant la belle saison, et cabanes à sucre, marches en raquettes et
surtout motoneige durant la saison froide. Depuis quelques années une piste
cyclable la rejoint, vers l’est, aux grandes routes du Petit train du Nord et
vers le sud des petites routes de campagne permettent de rejoindre le Domaine
du Lac-Simon, puis encore plus au sud, le Parc de la Gatineau et ensuite Ottawa.
C’est vraiment le lac qui est au cœur et qui est le cœur de la
municipalité. Sa beauté reconnue mondialement, lui autorise même une entrée
dans Wikipédia. Le lac n’a pas toujours porté le même nom; le premier occupant
des lieux l’avait baptisé (par un jet harmonieux et bruyant accompagné d’un
rire de satisfaction) de son nom à lui, lac Deslauriers; ensuite il avait porté
le nom du lac Rondeau, à cause de sa forme plus ou moins arrondie. La
municipalité de Lac-aux-Sables comme telle ne date pas de très longtemps; avant
d’être officiellement constituée en 1956, elle faisait jusque-là partie des
municipalités voisines, Amherst ou encore Wentworth. On y a alors construit une
école, qui héberge aujourd’hui les bureaux municipaux, et une église
catholique, qui n’était pas située directement sur le lac mais sur une petite
colline; celle que l’on voit aujourd’hui est la deuxième, car la première a
brulé en 1957. L’ancien presbytère a été transformé en une petite et coquette bibliothèque.
L’hôtel « Chez nous c’est
chez vous » - c’était son nom - a longtemps été le lieu d’arrêt par
excellence pour toute personne désirant séjourner quelque temps dans la région;
l’accueil chaleureux et bon enfant de Francine et Jocelyn, les propriétaires, la
qualité de la table et la beauté de la vue sur le lac en faisait un passage
obligé. À la fermeture de l’auberge, le monument avait été déclaré bien
patrimonial. Malheureusement, il sera rasé par un incendie une dizaine d’années
plus tard. Deux autres motels-hôtels avec beaucoup moins de cachet se sont
ensuite ajoutés au fil du temps.
Environ 450 résidents vivent en permanence Lac-aux-Sables, mais en été
ce chiffre peut facilement tripler, surtout durant les fins-de-semaine, avec
l’ajout de nombreux vacanciers, visiteurs ou invités, qui viennent, de
Mont-Tremblant, de Montréal, ou d’Ottawa, y jouir des beautés de la nature, et
des attraits du lac. L’un de ces attraits sont les irrésistibles langues de
beau sable fin pâle qui forment autant de plages sur les parties est et sud du
lac; aussi le fait que sur sa face est la berge descend sous la surface de
l’eau en une pente très très douce si bien qu’on peut aisément marcher sur près
de six cents mètres avant de perdre pieds; enfin la clarté, la pureté, la
qualité de même que la température de son eau.
Posséder un chalet au bord du lac était le nec plus ultra de nombreux
résidents des villes (Montréal, Gatineau ou Ottawa), si bien que, alors qu’au
début seule la rive est était aménagée, tout le pourtour du lac, au cours des
années, a finalement été développé et les habitations toujours plus massives se
sont multipliées. Tellement que le nombre de plages publiques et leurs
dimensions se sont considérablement réduites au fur et à mesure du développement.
Les anciens se souviendront que dans les années 1960 et au début de la décennie
1970, les diverses plages publiques s’étendaient sur une bonne partie de la
rive est. De nombreuses familles des villages des environs, Noyon, Sainte-Émilie,
Amherst, venaient y passer les chaudes journées d’été. Des classes entières y
débarquaient par autobus. On voyait les jeunes s’amuser au ballon dans le lac
et les petits enfants faire des châteaux de sable sur la plage. Des groupes de
scouts ou de campeurs y arrivaient pour y piqueniquer et y passer un excitant
après-midi à se baigner et à jouer dans l’eau. Aujourd’hui, une seule plage est
demeurée ouverte au public, réduite à peau de chagrin.
La route d’origine longeait les rives du lac, parfois s’en éloignant parfois
s’en rapprochant, selon les caprices des accidents du terrain ou alors les
envies des propriétaires des lieux. On l’avait goudronnée en 1956, l’année de
la fondation de la municipalité, mais vingt ans plus tard, une circulation beaucoup
plus intense et des véhicules de plus en plus lourds et d’autres plus rapides, avaient
nécessité la construction d’une nouvelle route : celle-ci ne passait plus
par l’intérieur du village, mais par en arrière. Quelques résidents avaient
protesté de l’abattage de nombreux arbres et de la destruction de lieux
naturels, mais la route plus droite, plus rapide, permettait un passage beaucoup
plus direct entre Ottawa et Mont-Tremblant; la vieille route qui servait plus
que pour la circulation locale, était redevenue plus sécuritaire et le village
était nettement plus tranquille.
Aujourd’hui, après toutes ces années, même cette « nouvelle »
route avait besoin d’être refaite. Certains de ses tronçons étaient
suffisamment endommagés pour exiger une réfection complète. Raymond Valiquette avait
grandi dans la région, à Sainte-Émilie, et il connaissait tout le monde. Il était
contracteur comme son père dont il avait pris la succession. À soixante ans, il
savait qu’il avait réussi; ses affaires marchaient bien. Il avait acheté un
condo à Fort Landerdale et lui et sa femme Adèle partaient dans le Sud chaque
hiver durant la morte saison. Son seul regret était qu’aucun de ses deux fils
ne suivrait sa route : l’un gagnait sa vie à Montréal comme acteur, - on
le voyait parfois dans des séries télévisées -, l’autre travaillait, dans le Bas-du-fleuve,
dans une sorte de coopérative, une ferme biologique qui produisait des insectes
dont on faisait de la farine qui entrait comme supplément protéinique dans
plusieurs produits naturels.
Sa compagnie était l’une des plus importantes de l’Outaouais et il avait
obtenu du Ministère de la voirie le contrat de réparation de cette section de
la route 327. Un contrat qui demandait de l’expertise et de la machinerie. Il
avait loué celle qui lui manquait à Gatineau. Chacune de ses journées se divisait
en deux : le matin, il le passait à répondre aux courriels, aux
téléphones, en réunions, à évaluer avec les chefs d’équipe le déroulement des
travaux, à préparer ou réviser les contrats des fournisseurs; et l’après-midi, il
partait se promener au chantier, c’est ce qui lui faisait le plus plaisir. Il
aimait entendre les bruits des excavatrices, les appels des hommes qui criaient
pour se faire entendre, il aimait l’odeur d’huile et de diesel, de même que la
poussière qu’un tel chantier produisait. Plusieurs des hommes le connaissaient,
et le saluaient au passage. Il portait alors des bottes de travail et son
casque et « sur le terrain » il regardait si tout se passait bien,
s’il n’y avait pas d’imprévus.
Cette après-midi-là, le temps était radieux, avec seulement quelques
nuages dans le ciel. Une belle journée
d’automne; encore trois semaines de travail et tout sera terminé; on était dans
les temps, on va respecter les échéances. Les retards étaient la terreur de
Raymond Valiquette : un fournisseur qui ne respectait pas les délais, un
bris mécanique, des ouvriers malades, une complication au niveau du terrain…
Or jamais, au grand jamais, Raymond Valiquette ne se serait attendait à
ce que ce qui va paralyser son chantier ce jour-là. Il entend qu’on appelle son
nom de vive voix pour lui monter un trou qu’une rétroclaveuse vient de faire; c’était
tout juste après pour la pause du diner. Un petit attroupement s’est déjà formé
qu’il écarte en arrivant. Il se penche… et ne peut en croire pas ses yeux.
Se tournant lentement vers son contremaître, il dit d’une voix blanche :
« Jean-Jacques, appelle la police; vite ! »
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