Cela se passait près d’un lac
Chapitre 1
Le petit village Saint-Henri-de-Wentworth est l’un des
lieux les plus discrets du Québec. En fait, le village comme tel n’a rien de
spectaculaire avec quelques dizaines de maisons construites sans style et selon
ls moyens du bord. On y trouve un dépanneur, une station-service et un terrain
de camping sur le chemin du lac Farmer. Non, ce qu’il y a à voir, c’est ce qui
vient après le village, un magnifique endroit que peu de gens connaissent. C’est
vrai que comme il n’y a pas de route majeure, on ne vient pas souvent dans
cette région incertaine des Basses-Laurentides toute faite de capricieuses collines
en saute-mouton, toute en cours d’eau turbulents, en rivières en cascades qui
relient une myriade de petits lacs. Une région idéale pour les gens qui aiment
le calme et la solitude, idéale pour les amoureux de la nature.
Pierre Dansereau, le père de l’écologie au Québec, y
avait séjourné plusieurs fois dans le années 1940 et 1950 alors qu’il
enseignait, avant même que le terme existe, l’écologie à l’Université de
Montréal. Alors que son étude sur l’érablière laurentienne lui vaut une
certaine notoriété, le Service de biographie du Québec, qu’il vient de fonder,
cherche à acquérir des terrains boisés afin de les conserver tels quels, pour s’en
servir de terrain d’études pour de nombreuses recherches sur le développement
des forêts du Québec.
C’est dans cette région qu’est déniché l’endroit
idéal, justement au bout du chemin du Lac Farmer, une belle et grande forêt qui
n’a jamais été touchée, bordée à l’ouest par un grand lac, lui aussi resté à « l’état
sauvage », sauf pour le « Chalet de jésuite ». Aucun
développement que ce soit n’y est autorisé, aucun aménagement, aucune coupe de
bois.
Les jésuites s’étaient installés sur le bord ce qui
allait devenir le lac Dansereau au début du siècle dernier. C’était la belle
époque où chaque famille québécoise fournissait à l’Église catholique-romaine
(en existait-il seulement d’autres ?) une fille religieuse et un fils curé. Les
jésuites possédaient déjà des résidences dans la région, et ils avaient
construit sur le bord du lac, une cabane en bois rond, cabane qu’ils avaient
agrandie avec le temps, pour devenir un grand chalet d’une vingtaine de
chambres; il y avait même eu pendant une certaine époque des petites cabines
une peu dans la forêt. On pouvait y loger dans les belles année une bonne
soixantaine de personnes.
Dès le début, les jésuites avaient été impliqués dans
cette aventure d’une forêt à préserver dans son état naturel; le Service de
biographie du Québec avait trouvé eux des alliés sûrs et convaincus.
Les cabines individuelles avaient été fermées puis
graduellement démolies. Les jésuites n’avaient conservé que le chalet principal
qui faisait face au lac. Chaque année il fallait y faire des réparations et des
rénovations, pour ceux qui y venaient vantaient la beauté du site et la valeur
inestimable de ce lieu de repos.
L’hiver, le chalet était fermé. Pendant longtemps, il n’y
avait pas de chemin. Il fallait tout transporter à dos d’homme depuis la route;
c’était la tâche des novices et des jeunes jésuites et il l’accomplissait avec
joyeuse détermination. Aujourd’hui on pouvait se rendre en voiture jusqu’au
chalet, mais il y avait trop de neige et on n’y allait pas.
On descend au lac par quelques marches de bois; les jésuites
ont construit un quai qui s’avance un peu à partir duquel on peut plonger, et
un autre pour accoster; il y aussi un bâtiment pour ranger les gilets de sauvetage
les rames, le matériel de pêche; de petites salles pour se changer derrière des
rideaux.
Sur son canot, au milieu du lac le père Jean-Marc Bouchard
des jésuites contemplait le magnifique environnement; il ne pouvait s’en
lassait. Du coin de l’oreille, il precevait, en ce matin d’automne, le bruit
coutumier et dérangeant d’un moteur de bateau qui provenait… du lac voisin, le
lac Croche, qui n’appartenait plus à la forêt protégé qui communiquait avec le
lac Dansereau par une petite rivière vers le sud. Pendant longtemps les castors
y avaient construits des barrages mais on avait réussi à les déloger avec des
épouvantails.
Des chalets, il y en avait quelques-uns sur le bord de
lac voisin Croche, mais les propriétaires avaient de tout temps tenu à préserver
la discrétion du lieu. Sauf que depuis deux ans, ils devaient subir les assauts
assourdissants d’un bateau à moteur qui détonnait affreusement; c’était une
atteinte sans égale à la quiétude et à la beauté des lieux, au caractère presque
sacré de l’endroit. On savait bien ce que s’était : c’était le bateau les
fils Couture. Le vieux monsieur Paul-Émile Couture était décédé il y a quelques
années et avait laissé son chalet sur les bords du lac Croche en héritage à ses
enfants. Deux fils, Marc-André et Normand avaient racheté la part des autres.
Ils avaient cru voir le potentiel des lieux, mais ils avaient déchanté devant
les restrictions de toutes sortes contre le développement domiciliaire, les interdictions
de toutes sortes, les nombreux règlements, contre le droit de chasser, le droit
de circuler en véhicule motorisé en forêt. Mais comme il n’y avait aucune
clause spécifique quant à la circulation en bateau sur le lac, « Un terrible
oubli ! » selon leurs voisins, ils en avaient profité; et, depuis lors, l’été,
ils sortaient leur bateau et effectuaient quasiment à la journée longue d’assourdissantes
randonnées.
Leurs voisins se plaignaient et s’étaient plaints avec
force. On avait voulu leur intenter un procès, mais les chances de succès étaient
trop faibles, on avait abandonné l’idée. On avait alors modifié le règlement, et
il était maintenant interdit de circuler en bateau à moteur sur le lac; mais comme
on ne pouvait rendre le règlement rétroactif, on vivait une situation paradoxalement
des plus injustes : personne ne pouvait faire du bateau sur les lac… personne
d’autre qu’eux, les frères Couture qui jouissaient d’un droit acquis, et dont
ils jouissaient allégrement.
-Tout ça est bien désolant se disait, le père Jean-Marc
Bouchard en glissant doucement sur les eaux calmes du lac.
Il savait que ce serait sa dernière semaine au chalet.
Il faudrait bientôt le fermer pour l’hiver. En cette fin novembre, on avait eu
de la neige, quelques centimètres qui était restés sur le sol. Presque tout avait
été rangé; on avait mis les tables et les chaises dans le sous-sol, on avait
rentré le barbecue. Les canots, les chaloupes aussi étaient en leurs lieux d’hibernation.
Pendant de nombreuses années, l’été, le père Marc avait
fait sa baignade matinale; tous les matins, beau temps mauvais temps. L’eau
était fraîche, environ 22 degrés, mais si bonne. Il traversait le lac dans le
sens de la largeur; 400 mètres aller, 400 mètres retour. À l’âge de 75 ans, il
avait dû arrêter de se baigner seul; il devait avoir quelqu’un pour être avec
lui, un autre frère généralement. Mais maintenant, il avait remplacé sa
baignade par une ballade en canot. Il aimait regarder le reflet des arbres
colorés dans l’eau; iI aimait écouter les oies, et les voir s’envoler, les
geais, les hérons; parfois, il pouvait voir quelque truite bien grasse venir
fouiner à la surface de l’eau.
Comme Dieu a créé un monde merveilleux; un monde de
beauté et d’harmonie ! Oui dans ces moments-là, il se sentait proche du Dieu
Créateur. Il rentrait sa pagaie, il fermait les yeux et il se mettait à
méditait. Il priait en de mots d’action de grâces pour tous bienfaits dont Dieu
nous comble chaque jour, à tout instant; il priait en mots d’intercession pour
les autres, pour les gens qui souffraient, pour les victimes des violence et
des guerres, pour les enfants qui souffrent de la famine et de privations; il
priait en mots de confession pour tous les maux dont les humains affligent la
terre, pour leur inconscience, pour toutes les façons dont ils maltraitent
cette belle planète bleue si mal en point.
Pendant sa prière, le père Bouchard laisse son canot
dévier.
Que tu es grand, que tu es beau ! Et que tu es si bon
! Merci pour cette belle vie que m’as donnée de vire.
Le fond du canot frotte un rocher qui affleure à la
surface. Le canot a pénétré dans l’une des baies latérales. Le père Bouchard
empoigne sa pagaie pour revenir vers le centre du lac puis jusqu’au quai du
chalet. En tournant, il voit quelque chose flottant dans l’eau comme une amas
de branchage, mais en s’approchant il voit que c’est autre chose.
-Qu’est-ce que c’est qu’ça ?
C’est comme des vêtements… ce sont des vêtements. C’est
un corps qui flotte à la surface !
-Un noyé !
Le père Jean-Marc Bouchard s’approche en quelque coups
de pagaies. Oui, c’est bel et bien le corps d’un homme qui s’est noyé. Il est
vêtu d’un léger blouson couleur caca d’oie. Le père Bouchard le retourne
tranquillement. Son visage est presque blanc, crevassé, rongé, ravagé; les yeux
sont disparus, mangés par les poissons. Quelques mèches de cheveux très noirs sont
plaquées sur les joues.
-Seigneur ! Mais je connais ce visage !
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