Un lieu de repos
Chapitre 22
L’homme qui est en face d’eux ne ressemble pas à celui qu’ils ont rencontré
la veille. Il a perdu beaucoup de son assurance et sa superbe. Il n’est plus
sur son terrain. Il a le regard fuyant et tourmenté d’un étranger parachuté sur
une terre inconnue dans lequel il ne retrouve plus aucun repère familier. Il
est assis sur une simple chaise de service, piteusement penché vers l’avant,
les mains à demi-croisées, la bouche entrouverte, pas rasé. On voit facilement
qu’il a passé une mauvaise nuit; par rapport à comment il s’est présenté devant
Roxanne, Paul et Miguel le jour avant, sa tenue est considérablement relâchée, les
vêtements fripés, un pan de chemise qui n’est pas bien rentré. À son réveil, on
lui a servi un petit déjeuner, mais il n’a voulu prendre qu’une tasse de café.
Roxanne et Miguel, tous les deux en uniforme, pénètrent dans la pièce
où il attend depuis quelques minutes. À leur arrivée, l’homme lève la tête et
leur jette un regard implorant, sans rien dire. La jeune femme porte une
oreillette par laquelle Paul pourra lui parler et faire ses commentaires au
besoin. Elle n’a pas l’intention de mettre pas des gants blancs. Elle y va
carrément.
-Monsieur Galarneau, vous êtes ici parce que nous avons toutes les
raisons de croire que vous êtes impliqué directement dans la mort de Madeleine
Chaput et Antoine Meilleur, dans la soirée du 5 septembre dernier à Plaisance
sur le terrain des Sœurs-des-Saints-Noms-de-Marie-et-de-Joseph.
L’homme devant elle se contente de baisser les yeux.
-Vous n’avez rien à dire ?
-…
-Lorsque nous sommes venus vous rendre visite hier à votre collège,
vous nous avez menti, probablement à plusieurs reprises, mais notamment sur le
fait capital, et qui vous incrimine, que vous étiez sur les lieux du crime le
soir de cette tragédie. Alors je vous le demande clairement : étiez-vous à
Plaisance au couvent des sœurs SNMJ ce soir-là ?
-Oui, j’y étais.
-Vous aviez passé une partie de l’après-midi et de la soirée avec sœur Gisèle,
la supérieure de la communauté, n’est-ce pas ?
-Oui, c’est vrai.
-Pourquoi nous avoir caché cette information ? C’est presque un aveu…
D’un coup, l’homme se redresse, les bras levés : « Mais vous
n’aviez pas abordé la question !! »
Mais tout aussi soudainement son ton change et se fait contrit : « J’ai
répondu aux questions que vous m’aviez posées; c’est tout. »
-Non, ce n’est pas tout, monsieur Galarneau. C’est loin d’être tout. Je
vais vous raconter ce qui s’est passé. Le fait d’apprendre que votre bourreau,
votre accusateur, prenait ses aises dans une maison de retraite catholique, c’était
trop pour vous. Vous ne pouviez pas l’accepter. C’était une insulte à tout ce
que vous croyez depuis toujours, une offense à toutes vos convictions les plus intimes.
Vous ne pouviez imaginer que ce mécréant sans scrupule puisse ainsi se moquer
de cette institution que vous avez toujours servie fidèlement. Ça vous
enrageait. Est-ce que je me trompe ?
-…
-Je ne crois pas me tromper de beaucoup. Et de surcroît, cet homme
honni prenait ses aises, venait se relaxer, se ressourcer dans le monastère de celle qui est votre meilleure amie
dans votre vie religieuse, la femme que vous admirez profondément, pour qui
vous ressentez une véritable affection. C’était un affront inacceptable. C’était
comme si cet être abhorré était venu, par exprès, souiller ce que vous aviez de
plus cher. Comme si après avoir attaqué et saccagé et même ruiné et anéanti votre
collège, votre vie professionnelle, il venait s’attaquer à votre vie émotive… Je
comprends monsieur Galarneau que vous ayez pu développer une haine profonde, viscérale
envers cet homme; il vous avait fait tellement de mal. Vous aviez tout perdu. Votre
carrière, votre travail, votre estime, peut-être même votre foi. Comment,
comment arrêter de souffrir ? Comment lui rendre ce qu’il vous faisait ? Et
graduellement, l’envie de lui faire mal s’est installée en vous, n’est-ce pas ?
L’homme s’affaisse un peu plus; il ferme les yeux.
-Et cette envie de lui faire du mal s’est tellement bien immiscée en
vous que c’en ait devenu une véritable obsession : il fallait mettre fin vous-même
à la souffrance, car même votre religion ne semblait pouvoir rien y faire. Sans
doute êtes-vous aller voir vos supérieurs ou des collègues, pour subtilement,
sans tout dévoiler de vos motivations, pour leur demander leur avis. Mais sans
succès. Sans doute, au début, avez-vous prié beaucoup, en demandant le secours
d’un Dieu qui restait imperturbablement silencieux face à vos angoisses. Cela
vous rongeait. Et presque malgré vous, l’idée d’éliminer votre bourreau s’est
imposée à vous. Et lorsque vous avez appris qu’il s’était réfugié une autre
fois, une fois de trop, chez votre amie et alliée sœur Gisèle, vous vous êtes
dit que c’était le moment ou jamais, et vous vous êtes précipité à Plaisance
avec l’intention d’en finir et de tuer votre bourreau. Est-ce que je me trompe,
monsieur Galarneau ?
Le pauvre homme ne répond pas, mais, en fait, il ne nie pas.
-Et quand vous vous êtes rendu chez votre amie et presque sœur, sœur Gisèle,
et que vous lui avez fait part de vos intentions, elle a tout de suite compris
la gravité de votre état. Elle a certainement dû user de tous ses moyens de
persuasion pour vous empêcher de commettre l’irréparable. Premièrement sans
doute pour vous calmer, pour vous apaiser; je ne sais pas, elle vous a
peut-être pris la main, ou pris dans ses bras, pour vous rassurer, pour vous
consoler. Vous avez peut-être pleuré tous les deux. Elle y a passé l’après-midi
presque au complet et finalement en soirée elle a réussi à vous faire reprendre
vos esprits. Elle vous a détourné de vos desseins meurtriers. Vous lui avez
promis de repartir à Granby et de laisser tomber votre désir de vengeance, d’abandonner
vos plans de meurtre. Elle vous a reconduit à votre voiture et vous êtes
reparti. En gros, c’est ça, n’est-ce pas ?
Roxanne perçoit un faible mouvement de la tête de l’homme assis de l’autre
côté de la table. Elle entend son père luis dire à l’oreille : « Très
bien, continue. »
Elle reprend sans quitter l’homme des yeux.
-Mais là, mais là, juste à ce moment-là, il s’est passé quelque chose
qui a tout chamboulé, qui a tout fait déraper... Juste au moment où vous
quittiez le stationnement du monastère des Sœurs des Saints-Noms, alors que
vous étiez à la sortie près à tourner sur la route qui vous mènerez à Granby,
vous avez jeté un coup d’œil à votre rétroviseur… Et juste là, vous avez vu
votre bourreau, Antoine Meilleur, sortir du monastère, avec sa compagne Madeleine
Chaput ! Vous étiez à plusieurs mètres et vous les voyiez à l’envers dans votre
miroir, mais il n’y avait pas de doute, c’était bien eux. Vous les avez vus se
diriger vers le Sentier du Pèlerin. Vous ne pouviez en croire vos yeux ! Quel
affront ! Il le faisait exprès ! Vous ne pouviez pas le croire ! Alors que vous
aviez finalement abandonné l’idée de vous en prendre à lui, il venait vous
narguer de la pire façon ! Alors, monsieur Galarneau, je vais vous dire ce qui
s’est passé : vous n’êtes pas retourné à Granby. Non. Plutôt que de tourner
à droite pour rejoindre la route 138 vous avez tourné à gauche sur le petit Chemin
des Vallons et vous êtes allé vous arrêter à la petite entrée qui mène au bout
du Sentier du Pèlerin. Celle qu’empruntera un groupe de cyclistes le lendemain
matin, et qui découvrira les deux corps. Vous avez éteint le moteur de votre
voiture et vous êtes sorti. C’était le soir, vers neuf heures, mais vous
connaissiez bien l’endroit. Vous êtes entré par la petit sentier dissimulé
entre les arbres et vous avez guetté celui qui vous considériez comme votre
bourreau. Et quelques minutes après, cinq minutes ? dix minutes ? ça n’a pas d’importance;
quelques minutes après vous avez vu, ou plutôt vous avez entendu, car vous
deviez être caché, le couple Meilleur-Chaput arriver. Vous avez sans doute prié
à ce moment-là, monsieur Galarneau, prié qu’ils s’arrêtent et qu’ils s’assoient
sur le banc de la station 6. Et, pour une fois, vos prières ont été exaucées :
le couple Meilleur-Chaput s’est assis sur le banc. Peut-être à ce moment-là
vous êtes-vous approché en vous découvrant. Ils ont dû être surpris de vous
voir, mais vous n’avez pas hésité : vous avez tiré et vous les avez tués l’un
après l’autre. Ensuite, vous avez disposé les corps de façon à faire croire à
un double suicide. Enfin, vous avez rejoint votre auto et vous êtes reparti
vers Granby, Tout ça a dû prendre quinze-vingt minutes; en faisant un peu de
vitesse, vous pouviez revenir dans les temps pour que votre alibi tienne.
L’homme en face d’elle a maintenant les yeux ouverts.
-C’est vrai. J’avoue que c’est moi qui les ai tués; tous les deux.
« Beau travail; très beau travail ! », entend Roxanne
dans son oreille, et elle sent aussi le regard admirateur de Miguel.
Il restait à Paul de préparer de sœur Gisèle à sa comparution. Après
avoir complimenté sa fille et avoir raccroché il va la trouver dans sa cellule.
Elle a pris le temps de s’habiller et de coiffer.
-Sœur Gisèle vous savez que vous allez comparaître aujourd’hui pour
faux témoignage et entrave à la justice.
-Vous ne m’accusez pas des meurtres d’Antoine Meilleur et de Madeleine
Chaput ?
-Pourquoi vous accuserais-je de délits que vous n’avez pas commis ?
Nous avons notre coupable et vous le connaissez bien, il s’agit de Jean-Yves
Galarneau. Il a avoué son double crime ce matin devant les enquêteurs du poste
de police de Granby.
-Frère Jean-Yves ?!... Mais c’est impossible !
Paul voit son interlocutrice chanceler et se retenir à la petite table
de sa cellule.
-C’est impossible ! C’est impossible !...
Elle semble dans tous ses états. Paul la regarde intensément.
-C’est impossible ! Je l’ai vu repartir !
-Non, sœur Gisèle, vous avez cru le voir repartir ce soir-là, mais il n’est
pas parti. Il est revenu vers la deuxième entrée du Sentier du Pèlerin et là,
il a attendu ses victimes.
-C’est impossible ! C’est impossible !... Ce n’est pas lui !
-Sœur Gisèle, il a avoué ses crimes ce matin même; il a signé ses
aveux.
-Vous ne comprenez pas, inspecteur. Ce n’est pas lui ! Il a fait ça
pour me protéger moi ! Il a fait ça par amour pour moi ! Il s’est accusé de ces
crimes pour me protéger moi; moi la vraie et seule coupable !
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