Un lieu de repos
Chapitre 23
Père et fille se retrouvaient donc avec un curieux problème : ils
avaient sur les mains deux coupables qui s’auto-accusaient… chacun afin d’innocenter
l’autre ! Roxanne avait reçu les aveux formels du frère Jean-Yves Galarneau au
poste de la Sureté du Québec à Granby, et Paul avait reçu ceux tout aussi
fermes de sœur Gisèle Saint-Germain au poste de la même Sureté du Québec à
Papineauville.
-L’un des deux ment, c’est certain…
-Ou les deux…
Père et fille se parlaient par ordinateurs interposés à quelque 350
kilomètres de distance. Miguel del Potro, le chef-adjoint de Granby, qui avait
apporté une contribution non-négligeable à l’enquête était assis à côté de
Roxanne. Il ne voulait rien manquer de leur discussion. Père et fille avaient
remis leur suspect numéro un respectif au cachot en attendant de pouvoir tirer
tout cet imbroglio au clair; il leur fallait des réponses afin de pouvoir
porter les bonnes accusations.
-Comment ça, les deux ?
-Écoute : nous avons pour l’instant deux scénarios; le premier
concerne Jean-Yves Galarneau. On sait qu’il a passé une bonne partie de l’après-midi
et de la soirée à Plaisance au centre de repos des sœurs SNMJ; il l’a avoué et sœur
Gisèle l’a confirmé. On sait qu’au moment même où il s’en allait pour repartir
à Granby, il a vu, dans son rétroviseur, sortir du centre des sœurs son ennemi
juré Antoine Meilleur avec sa compagne Madeleine Chaput. Il a figé. Toute sa
colère qui bouillonnait en lui et que sœur Gisèle avait réussi à calmer, toute
sa rage le submergeait à nouveau.
-Je te suis. Il les a donc suivis des yeux et il a vite compris qu’ils
allaient faire une marche au Sentier du Pèlerin. Alors, plutôt que de repartir
vers Granby, il serait donc revenu par le petit chemin des Vallons qui longe le
terrain des sœurs vers le nord. Il aurait stationné sa voiture près de la
sortie retirée qu’il connaissait et qui donne sur la station 6; il se serait
stationné et il aurait guetté l’homme et la femme en promenade. Quand il les
aurait vus s’asseoir sur le banc de la station 6 il se serait approché soit pour
les invectiver, pour avec la ferme intention de… faire un mauvais parti.
Avait-il déjà en main le pistolet dont il s’est servi ou était-ce celui d’Antoine
Meilleur ? D’une façon ou d’une autre il les a tués à bout portant et a essayé
de faire passer ces meurtres pour deux suicides.
-La thèse du suicide double suicide ou celle du meurtre suivi d’un
suicide devant être définitivement abandonnée.
-Exactement. Deuxième scénario. Jean-Yves Galarneau voit effectivement
le couple Meilleur/Chaput sortir mais après de longues hésitations, la mort
dans l’âme et la rage au cœur, il repart pour Granby. Mais sœur Gisèle, elle, a
tout vu. D’où elle était, elle a vu sortir le couple Meilleur/Chaput, elle a vu
la voiture de Jean-Yves Galarneau s’arrêter de longs moments et elle l’a vue
repartir. Et c’est elle alors qui suit le couple Meilleur/Chaput sans avoir d’idée
bien précise de ce qu’elle veut faire, mais bien consciente cependant et bien
soucieuse des tourments et des angoisses, et des souffrances, de son ami, cet
homme qu’il chérit tout particulièrement. Elle suit donc le couple dans le
Sentier du Pèlerin, même si la nuit est tombée, elle le connaît probablement
par cœur. Quand elle voit Madeleine Chaput et Antoine Meilleur s’arrêter à la
station 6, peut-être hésite-t-elle; peut-être elle va vers eux et les
interpelle; peut-être elle se fait surprendre et alors Antoine Meilleur sort le
pistolet dont il ne se sépare jamais et la menace. Peut-être alors s’approche-t-elle
d’eux…
-N’oublions pas que Madeleine Chaput et Antoine Meilleur semblent avoir
de la considération pour elle, car ils se sont confiés à elle, et, de plus, ils
ignorent qu’elle connaît bien Jean-Yves Galarneau; et ils ignorent encore plus
que celui-ci était à l’ermitage ce jour-là. Ils ne se méfient donc pas. Ils
sont juste un peu surpris de la voir là à cette heure tardive. Ils la laissent approcher;
ils se parlent; ils discutent. Ils ne peuvent s’empêcher de lui partager leur
joie d’avoir triompher dans cette saga judiciaire et d’avoir abattu le méchant
qu’était Jean-Yves Galarneau. Ils lui disent qu’ils veulent aller plus loin, qu’ils
veulent mettre sa communauté religieuse en faillite. Sœur Gisèle revoit, et
revit la scène de cette après-midi et dans quel état pitoyable se trouvait son
ami Jean-Yves, et elle comprend alors que cette histoire n’aura pas de fin, et
que l’enfer de son ami ne s’arrêtera pas. Elle doit y mettre fin. Pendant qu’il
parlait, Antoine Meilleur a déposé son pistolet à côté de lui, ou par terre,
sans plus. À la totale surprise du couple Meilleur/Chaput, sœur Gisèle s’en
empare et les menace à son tour. Elle tire une fois, puis deux. Elle arrange la
scène pour que ça ait l’air d’un meurtre suivi d’un suicide.
-Et troisième scénario…
-Troisième scénario, les deux sont complices. Jean-Yves Galarneau est
effectivement revenu en voiture par le Chemin du Vallons. Sœur Gisèle avait vu
sa voiture s’immobiliser un long moment. D’un œil elle avait suivi le couple Meilleur/Chaput
se diriger vers le sentier du pèlerin, de l’autre elle avait vu, avec effroi
les phares de la voiture de Galarneau, non pas s’éloigner sur la 138, mais
tourner à gauche sur le Chemin des Vallons. Elle comprend alors, et son émoi
intérieur décuple, qu’il fait ça pour se venger, qu’il va leur faire un mauvais
parti, comme c’était son but en venant la voir aujourd’hui.
-Ou peut-être craint-elle pour son ami de cœur. Sans doute elle sait qu’Antoine
Meilleur possède un pistolet; il lui est facile d’aller fouiller dans les
chambres en l’absence de ses hôtes. Elle a facilement pu découvrir au cours d’une
visite antérieure qu’il avait une arme dans ses affaires; une arme qu’il s’était
procurée par peur paranoïaque. Quand elle arrive à la station 6, Jean-Yves
Galarneau et le couple Meilleur/Chaput sont en pleine explication orageuse.
Antoine Meilleur a son pistolet à la main et menace de tirer sur celui qui les
harangue et les insulte. De là où il est Jean-Yves Galarneau voit sœur Gisèle
arriver, tandis qu’Antoine Meilleur et Madeleine Chaput, eux qui font face à
Galarneau, lui tournent le dos et ne la voit pas arriver. Galarneau n’en laisse
rien voir et continue à leur crier tout ce qu’il a sur le cœur. Excédé Antoine
Meilleur lève le bras pour tirer.
-Juste à ce moment-là sœur Gisèle crie quelque chose d’en arrière comme :
« Non !! » ou « Ne faites pas ça ! » ou « Ça suffit ! ».
Ce qui a pour effet de stopper net l’élan d’Antoine Meilleur. Il se retourne
brusquement pour voir qui est là. Jean-Yves Galarneau ne fait ni une ni deux et
en profite pour lui sauter dessus, le plaquer au sol et l’immobiliser. Il lui
prend son arme; ou elle roule par terre; ou peut-être sœur Gisèle lui prend son
arme. Antoine Meilleur maintenu par terre par Galarneau et qui commence à
comprendre ce qui se passe vraiment, les menace de plus belle de les ruiner tous
les deux, de les envoyer en prison. Ils les traitent de tous les noms en un
langage des plus orduriers. Madeleine Chaput qui est émotionnellement fragile,
crie comme une hystérique, au risque d’ameuter les autres sœurs et les autres
pensionnaires. Celui ou celle qui a l’arme tire et tue l’homme au sol pour le
réduire au silence. Et ils font la même chose pour la même raison avec Madeleine
Chaput.
-Puis sans échanger le moindre mot, mais en parfaite connivence, ils
déguisent la scène en pacte de suicide; ils s’essuient les mains et s’en vont
chacun de son côté : Jean-Yves Galarneau vers son auto et ensuite vers
Granby, et Gisèle Saint-Germain vers le bâtiment des sœurs où elle retrouve sa
chambre.
Un court silence.
-Et quel est le bon scénario ?
-On pourrait leur faire passer le polygraphe, mais ils auraient le
droit de refuser, et de toute façon, les résultats ne sont pas admis en preuve
au tribunal. Ce sera donc au jury de décider.
Fin
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