mardi 21 novembre 2017

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 5

                Paul entendait sa fille s’exclamer à plein poumons dans ses écouteurs et percevait sans peine son excitation.
                -Roxanne ! Qu’est-ce que tu vois ?
                -Des traces dans la neige !... Plein ! Ici en haut de la petite falaise !... Tu vois où nous sommes ?... Juste en dessous il y a une petite falaise qui plonge dans le lac…
                Paul s’étire le cou.
-Oui, je la vois.
-Et bien, il y a une sorte de promontoire sans grande végétation et il y a des traces de pas dans la neige… plusieurs... qui arrivent et repartent dans les sous-bois… Je prends une photo…
                -Essaye de filmer; il nous faut une vue d’ensemble aussi.
                -D’accord.
                Paul voit l’hélicoptère survoler l’endroit pendant quelques instants.
                -Faites aussi un tour complet du lac pour voir si vous ne voyez pas autre chose; où pourraient déboucher les traces de pas, par exemple, ou d’autres indices.
                -Oui, bien sûr.

                Pendant que Roxanne termine son investigation aérienne, Paul se dit que ces traces pourront sans doute leur dire si le décès de Simon-Pierre Courtemanche est accidentel ou non. Il se met à réfléchir sur les lieux où il faudra enquêter. Sa famille tout d’abord… Tiens, c’est vrai ça !? Comment se fait-il que personne n’a signalé sa disparition ?... Voyons, il a neigé sur la région durant l’avant-dernière nuit… mettons que « l’accident » a eu lieu hier matin… il est resté au minimum une demi-journée dans l’eau et il était donc absent de chez lui depuis probablement près de vingt-quatre… Comment se fait-il que personne n’a signalé son absence hier soir ? Est-ce qu’il vivait seul ?... Je ne le sais même pas…
Paul se rend compte qu’il a côtoyé le journaliste pendant des années, qu’ils se sont vus fréquemment, qu’il a répondu à ses questions en de très nombreuses occasions, qu’ils se sont mutuellement manifesté du respect, qu’ils avaient développé entre eux une sorte, peut-être pas de complicité, mais de connivence professionnelle, et que en fait, au bout du compte, il ne sait rien de lui. Il ne sait rien de lui en dehors de leurs liens professionnels; il ne sait rien de sa famille, si même il en a une, s’il vit seul, ou en couple ? Est-ce qu’il y a quelqu’un qui l’attend quand il revient à la maison après une journée de travail ? A-t-il des enfants, des frères, des sœurs, des vieux parents dont il doit prendre soin ? Paul se rend compte qu’ils se sont parlés en de multiples occasions au cours de toutes ces années à Papineauville et ailleurs, mais, c’est vrai, sans jamais partagé quoi que ce soit d’un peu personnel; il ne sait rien de son passé, de ses autres activités en dehors de son travail de journaliste, rien de ses goûts, rien de ce qui l’intéresse dans la vie…
Soudain, comme un éclair dans la nuit, un souvenir lui revient en mémoire… Qu’est-ce qu’il m’a dit il y a quelque temps ?... C’était au cours de l’enquête du couple mort chez les sœurs des Saints-Noms-de-Marie-et-Jésus à Plaisance. Qu’est-ce qu’il m’a dit ?... Je revenais de Plaisance… Est-ce que j’étais avec Roxanne ?… Oui, je crois que Roxanne était là, et il m’a accosté de sa façon coutumière à l’entrée poste et… qu’est-ce qu’il m’a dit ?... En fait, c’est moi qui lui ai parlé en premier… Oui, c’est ça, je lui ai dit quelque chose comme : Tiens, voilà mon journaliste préféré. Ne me dis pas que tu m’attendais ? Et là, il a répondu… Ah oui, ah oui, je lui ai dit qu’il se faisait rare ces temps-ci… C’est ça !! Il a répondu : C’est vrai, chef; je n’peux pas vous en dire beaucoup pour l’instant, mais je suis sur un vrai coup fumant… Oui, il a employé le mot « fumant »; un reportage qui va faire du bruit, ça je peux vous le garantir. Et il a terminé par : Je vous dis que c’est pour très bientôt !... Il était donc en train de travailler sur un reportage qui « ferait du bruit ». Qu’est-ce que ça peut bien être ? Il n’a rien dit de plus. Un problème de destruction de l’environnement ? Un abattage d’arbres illégal ? Du braconnage ? De la vente de gibier ? Un autre trafic ? Il s’intéressait à tout. La corruption dans une municipalité du coin ? Un monopole dans le déneigement des routes ? Un scandale sexuel ? Ce serait à la mode ces temps-ci ! Voilà ce qu’il faudrait élucider, à quoi il consacrait ses recherches, et surtout, est-ce que son décès a un quelconque rapport avec son enquête ?... Il aurait mis le nez ou le doigt sur quelque chose de si gros qu’ « on » a voulu l’éliminer ? Ça me semble incroyable ! Qu’est-ce que pourrait bien être ?
Paul prend une mine sérieuse. Il faut que j’envoie tout de suite une équipe investiguer à son journal. Il faut fouiller dans ses affaires, dans son ordinateur, dans son bureau, son téléphone, dans ses papiers; il avait toujours un petit carnet noir dans lesquels il prenait toutes sortes de notes; il faut le retrouver; il faut savoir sur quoi il enquêtait. Est-ce que son patron, son supérieur, le savait ? Il faut aller le voir tout de suite…
Donc, contacter sa famille et interroger les siens; réquisitionner chez lui; réquisitionner son bureau et interroger son patron et ses collègues de travail; retrouver sa voiture aussi ! Il n’est pas venu tout seul ici… Ça fait bien de choses. J’appelle Roxanne.
Le soleil est maintenant haut. Le temps frisquet du matin s’est dissipé, de même que les nuages qui faisaient grise mine. Paul regarde sa montre : il est passé midi depuis un bon moment. Il doit aussi penser à sustenter son équipe.
-Turgeon ! Tu t’es bien séché ?
-Chef…
-Fais-le tour de l’équipe et demande-leur si du poulet, ça fait leur affaire. Puis tu iras à Saint-Michel ou même au Lac chercher à manger pour tout le monde.
-Mais vous savez que Sabrina est végétarienne…
-Alors demande-lui si elle veut une salade ou n’importe quoi… Ou alors va la remplacer à la grille et envoie-la chercher à manger pour tout le monde…. Attends, avant on va remettre le bateau sur la remorque… Non… Je crois qu’on ferait mieux d’attendre à plus tard. D’un coup il nous faudrait revenir sur le lac.

Paul prend le micro dans la voiture.
-Roxanne ! Vous avez fini de survoler le lac ?...
-Oui, on a fini.
-Écoute il faudrait retrouver la voiture de Courtemanche. Si vous avez assez de carburant, suivi les quelques routes des environs et vois si tu ne peux pas trouver une voiture abandonnée.
-C’est quoi sa voiture ?
-Tu sais, il venait toujours nous voir avec sa Mazda... une Mazda 3 je crois; appelle Johane au poste, elle te trouvera toutes les informations, et la plaque, en deux ou trois clics.
-Ça va; on peut voler encore une bonne heure avant de devoir repartir; on va chercher sa voiture.
-Ensuite, quand tu seras de retour au poste, trouve-moi qui il faut avertir de la famille de Courtemanche; sa femme, ses enfants… Je ne sais pas. Tu pourras faire les démarches auprès d’eux, mais tiens-moi au courant.
-Oui, bien sûr, mon chef; compte sur moi.
L’hélicoptère s’éloigne dans sa crépitation caractéristique au-dessus de la cime des arbres. Bientôt on ne l’entend plus.

Après la pause-repas, Paul décide de commencer par les plus proches voisins; les habitants du lac Farmer. Il laisse Benoît et Sabrina à l’entrée pour préserver le site de l’invasion des curieux.
-Bon il y a quinze maisons autour du lac, ce qui fait cinq chacun, explique-t-il aux deux autres, Isabelle et Turgeon, près des voitures; ce qui fait cinq chacun. Je prendrais les cinq dernières, notamment celle des frères Couture, et vous vous séparez les autres. S’il n’y a personne dans l’une ou l’autre, on reviendra demain. Quand vous avez fini, retournez à Papineauville, écrire vos rapports. Je ne sais pas si on se verra plus tard, sinon on se voit demain, pour la rencontre du matin.
Les cinq visites qu’effectuera Paul ne lui apprendront pas grand-chose de nouveau. Non, on n’avait rien entendu, non, on n’avait rien vu d’anormal ni d’inhabituel. Non, on n’avait pas vue de véhicule étranger dans le coin, ni de Mazda 3 rouge. Et oui, tout le monde se plaignait du comportement tapageur des frères Couture, et on aimerait « bien savoir pourquoi la police ne faisait rien pour régler le problème ! On ne vous paye pas à ne rien faire ! »
En fait, Paul avait bel et bien frappé à cinq portes, mais on ne lui avait ouvert u’à trois d’entre elles. La deuxième et la dernière maison étaient vides, dont celle des frères Couture.
-Bonjour ! Il y a quelqu’un ?

Paul contourne la maison en longeant le garage. Le terrain descend en pente douce et vient se faire lécher par les eaux du lac. Il s’arrête à mi-pente. La vue sur le lac est magnifique. Les oranges des arbres de la rive opposé se reflètent dans l’eau couleur aubergine en un enchanteur chatoiement. Amarré à un quai de bois, Paul voit un énorme bateau à moteur qui tranche agressivement avec le reste de l’environnement. Il s’avance sur le quai et jette un coup dans le bateau. Y trouvera-t-il des taches de sang ou encore quelques armes prohibées ?

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