Cela se passait près d’un lac
Chapitre 8
Il n’aura pas fallu beaucoup de temps ni beaucoup de
recherches à Roxanne et Isabelle, à peine quelques clics, pour trouver que
Simon-Pierre Courtemanche, le journaliste des faits divers de l’hebdomadaire Au Courant, avait deux grands enfants
dans la mi-trentaine : une fille, Léonie qui habitait à Ottawa, et un fils,
Yves-Éric, qui vivait en Colombie-Britannique. Tous deux portaient le nom de
leur mère, Fergus. Le garçon était un ancien skieur de l’équipe olympique
canadienne. Spécialiste du slalom, sa carrière avait plafonné. Il avait
concouru dans plusieurs courses à l’international et avait même été sélectionné
pour les Jeux de Sotchi en 2014. Son meilleur résultat avait été une
vingt-cinquième place en 2013 à Garmisch-Partenkirchen. Il était maintenant
instructeur au centre de ski Whistler Blackcomb, là où on avait tenu les
compétitions de ski alpin lors des Olympiques de Vancouver en 2010.
Léonie était enseignante dans une école privée
catholique anglophone, la St-Mary’s-Holy-Name à Ottawa. Elle enseignait les
sciences, biologie, physique et chimie, aux grands élèves des deux dernières
années. C’est par elle que Roxanne et sa collègue décident de commencer. Elles
sont à Ottawa en moins de trois quarts d’heure; elles se présentent à la réception
de l’école en demandant de faire venir la jeune femme
-Léonie Fergus ?
-Oui.
-Bonjour; asseyez-vous. Je suis Roxanne
Quesnel-Ayotte, officière de la Sureté du Québec, postée à Papineauville, et
voici ma collègue Isabelle Dusmenil.
-Oui.
-Peut-être vous doutez-vous que nous ne venons pas
vous annoncer une bonne nouvelle…?
-Il s’agit de mon père, c’est ça ?
-Pourquoi est-ce que vous dites ça ?
-Il fallait qu’un jour ou l’autre il lui arrive
quelque chose…
-En effet, il lui « est arrivé quelque
chose », on a retrouvé son corps dans un lac de la région des
Basses-Laurentides…
Tout en parlant, Roxanne observe avec attention les
réactions de celle qui lui fait face.
-Nous ne savons pas exactement les causes de sa mort.
Nous avons retrouvé ses papiers sur lui mais la procédure veut que le corps soit
définitivement authentifié par un membre de la famille. Est-ce que vous pouvez
venir avec nous ?
-Oui, je vais demander à me faire remplacer pour la
journée.
Dans la voiture, en route pour Buckingham, où se
trouve la morgue, les policières ont fait asseoir Léonie sur le banc arrière.
Roxanne la voit dans le miroir.
-Pourquoi avez-vous dit tout à l’heure que vous vous
attendiez à quelque chose du genre ?
Léonie répond par une autre question.
-Connaissiez-vous mon père ?
-Un peu; je l’avais rencontré en plusieurs occasions
au cours de diverses enquêtes; je le trouvais sérieux dans ce qu’il faisait.
-« Sérieux dans ce qu’il faisait » !! Ça
veut dire que nous ne le connaissiez pas ! Mon père était entièrement investi
dans son travail, à deux cents pour cent ! Il n’était jamais à la maison. Il
travaillait cinquante, soixante heures par semaine ! Le soir, les
fins-de-semaine, pendant les vacances ! D’ailleurs, des vacances on n’en
prenait jamais. En fait, on en prenait, mais sans lui. À la fin de l’année
scolaire, il nous amenait, ma mère, mon frère et moi à Old Orchard Beach, dans
le Maine… et il nous laissait là. C’est sûr qu’on avait du fun : on était à
la plage toute la journée, on se baignait, on mangeait de la crème glacée, on
se faisait des amis; c’était plein de familles québécoises. Nous les enfants, on
jouait tous ensemble; pour les enfants c’était le paradis. Ma mère était une
franco-ontarienne. Elle détestait ça; elle détestait ce monde-là. Mais lui, mon
père, il n’était pas là; il se poussait. Il disparaissait. Il nous dompait là
et le lendemain, parfois même le jour même, il repartait.
-Il repartait pour Papineauville ?
-Non, à cette époque on habitait à Saint-Eustache. Il
avait du travail par-dessus la tête. C’était l’époque du scandale de l’aéroport
Mirabel, les gens avaient été expropriés, il y avait des contestations, des
poursuites judiciaires, les villages qui mouraient… le nirvana pour un
journaliste… Mais, il ne repartait pas juste pour travailler. C’était une
fuite. Il ne pouvait vivre en famille; c’était impossible pour lui.
-Impossible ? Comment ça impossible ?
Encore une fois, Léonie Fergus répond par une question :
-Avez-vous rencontrer ma mère ?
-Non, pas encore.
-Alors vous lui demanderez ce que c’était de vivre
avec lui.
-Et pour vous, les enfants, dites-moi : comment c’était
de vivre avec lui ?
-Pour nous les enfants ? C’était facile : c’est
bien simple, on a eu un géniteur, mais on n’a jamais eu de père.
Elles roulent quelques kilomètres sans dire un mot.
Léonie demeure de longues minutes les lèvres serrées. Isabelle et Roxanne échangent
des regards qui interrogateurs qui perplexes du coin de l’œil. Sans préavis, Léonie
Fergus reprend :
-Vous ne savez rien, vraiment rien ?
-Qu’est-ce que nous devrions savoir ?
-Toute sa vie, mon père a vécu une double vie.
-Une double vie ?...
-Oui, une double vie, celle d’un homme qui aimait les
hommes….
Roxanne et Isabelle se regardent. Cette dernière se
retourne vers leur interlocutrice et l’enjoint à continuer.
-Pouvez-vous en dire plus ?...
-Il s’était marié, pensant que c’était la bonne chose
à faire; mais ça n’a servi à rien. Après neuf ans de vie de couple, il a dû
faire face à la réalité, et a avoué son homosexualité à ma mère; elle a immédiatement
demandé le divorce… et elle a gagné. Pour vrai, elle a tout gagné. Mon père
avait quand même des bons côtés, il était bon, il était généreux, il était
charitable, et il n’aimait pas la chicane. Alors, il a tout accepté; il lui a
laissé la maison, il lui a versé une pension alimentaire pour nous faire vivre.
C’est là qu’il a déménagé à Papineauville. Il a refait sa vie. Il était bon
journaliste, il s’est trouvé un emploi assez facilement. Il aurait pu travailler
pour des grands médias; à l’international. Il s’intéressait à tout. Mais il a
préféré rester aux faits divers. C’est ça qu’il aimait. Nous, on allait le voir
une semaine à Noël et deux semaines l’été. Ça ne faisait pas des relations très
fortes. Ma mère avait exigé que son conjoint ne soit pas dans la maison, pour
supposément « nous protéger », mais elle n’a pas pu l’obtenir du
tribunal. Et puis on était rendus assez grands pour décider. Nous on a été
surpris au début quand on voyait un homme chez mon père, mais très vite on a trouvé
normal. Et puis, les hommes étaient gentils avec nous. Et surtout, lui aussi,
il était content de nous voir. Puis Yves-Éric a commencé à faire du ski de façon
sérieuse. Il a eu un premier camp au Mont-Tremblant, puis en Alberta. Il a fait
l’équipe junoir et il était parti presque six mois par année. Moi j’allais le
voir un fois par mois environ; et j’ai commencé mon université, à Ottawa. Je me
suis mariée et nous nous sommes installés à Ottawa. Mon mari n’a rien dit non plus.
Mes enfants ont plusieurs grands-pères c’est tout.
Le silence se ré-installe dans la voiture.
-Pensez-vous que ça peut vous aider tout ce que je dis
?
-Tout ce que vous pourrez nous dire sur votre père en
bien ou en mal, va nous aider c’est certain. Nous vous en sommes très
reconnaissantes… C’est quand la dernière fois que vous l’avez vu.
-Attendez… il y a un mois environ. Pour la fête de Derek;
oui c’est ça; il a cinq ans. On a fait une fête d’enfants l’après-midi et il
est venu dans la soirée. Mais Derek était déjà fatigué; il lui a donné son
cadeau et Derek est monté se coucher. Mon père est monté lui faire un « Good
sleep » et il est reparti.
-Vous parlez anglais à la maison ?
-Mais oui; mon mari Dwayne est Ontarien.
-Et à ce moment, comment était-il, comment cous a-t-il
paru ? Avait-il l’air préoccupé ou stressé ?
-Non, je n’ai rien remarqué. Il était content de
venir. Il avait acheté un beau sur les pays du monde à Derek.
Isabelle reprend :
-Mais vous trouviez donc qu’il vivait dangereusement ?
-Il aimait la vie, mais surtout il aimait bien vivre…
si vous comprenez ce que je veux dire. Il faisait ce qu’il voulait sans jamais
penser aux conséquences, sans jamais penser à plus tard. Au cours des années, certains
de ces chums lui ont volé sa montre, ses bijoux, son argent, mais lui ça ne lui
faisait rien. Il s’en fichait. Il était insouciant. Quand je lui disais de faire
attention, d’être vigilant, de ne pas laisser entrer n’importe qui chez lui, il
riait, et puis il haussait les épaules. J’ai arrêté de me fâcher.
-Vous croyez donc que quelqu’un de proche, disons d’ « intime »
aurait pu lui faire du mal ?
-Je ne sais pas; ça s’peut… Tout arrive dans notre monde.
La voiture s’engage dans le stationnement de l’hôpital
de Buckingham.
-Nous allons nous rendre directement à la morgue. Ça
va ?
-Oui; pas de problème.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire