lundi 13 juillet 2015

Le crime du dimanche des Rameaux
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-Alors, finalement il y a eu quatre arrestations ?
-Oui, en effet. Jérôme Abel pour son agression en voiture. Pis Laurent et Lucien pour complicité de voie de fait et pour ne pas avoir porté assistance à une personne en danger, et pour Laurent on ajoute préméditation, et finalement Raymond Besson. Pour lui, ça dépend. Dans son cas, l’enquête n’est pas terminé et ce sera au directeur des poursuites criminelles de porter les accusations : tentative de meurtre, homicide involontaire, voie de fait ayant causé la mort… tout dépendra de l’évaluation du niveau d’intentionnalité. Tout dépendra aussi de son évaluation psychologique. Quand on est allé l’arrêter en fin d’après-midi, hier, il n’a pas opposé de résistance, contrairement à Laurent qui a hurlé comme démon et qu’il a fallu maîtriser. Mais le soir il a fini par admettre l’essentiel des faits : oui, il a demandé à Popeye de venir avec lui; oui, il ne savait plus si c’était une bonne idée et il a voulu repartir; et oui il a vu Raymond qui espionnait Sébastien. Les divers témoignages concordent. Bien sûr, chaque personne interprète les fait à sa façon ou dans le but de protéger tel ou tel autre, mais le gros de la culpabilité reposera sur Raymond. Après son arrestation, on a passé la soirée à fouiller sa maison pour chercher des indices. Tout semblait normal; tu le connais, c’est un homme discret qui vit seul. Mais au fond de son terrain, un peu en contrebas, il y avait une petite cabane en tôle, tout juste au bord du lac, dans laquelle il rangeait des outils, des instruments de pêche, des chaises de jardins, des vieilleries. Et là dans le mur du fond, il avait fait un trou à peu près grand comme une balle de tennis. Il s’était aménagé un petite recoin, plus ou moins confortable, et par ce trou, il pouvait voir une bonne partie de lac. Mais surtout, il pouvait te voir.
-Moi ? Mais c’est trop loin. Ma maison est de l’autre côté du lac !
- Il pouvait te voir avec des jumelles. Il y avait toute une installation : une petite table avec à boire et à manger, un poste de radio et surtout un lit de camp sur lequel il s’allongeait sur le dos et alors il arrivait juste à la hauteur du trou avec ses jumelles d’où il pouvait t’observer tout à loisir. Il y avait des cahiers dans lequel il notait tout ce que faisait, à quelle heure tu rentrais, à quelle heure tu partais, quel air tu avais, si tu étais allée à l’épicerie, les gens qui venaient te rendre visite, quand tu sortais tes poubelles, quand tu te baignais, quand tu sortais le soir sur ton balcon et que tu relaxais avec une bière, quand tu te baignais, les rénovations que tu faisais à ta maison. Il devait être « amoureux » de toi, disons, qu’il faisait une fixation sur toi, d’une façon obsessionnelle. Il savait sans doute que tu lui étais inaccessible, alors il s’est mis à t’aimer de loin. Ça durait sans doute déjà depuis longtemps. Peut-être même depuis l’école; je suppose que vous étiez ensemble à l’école, et qu’il te désirait sans rien te dire. Ça devait lui suffire de voir de temps à autre dans les bureaux de la municipalité, de te parler pour les tâches professionnelles, de t’aimer en cachette.
-Je ne l’ai jamais encouragé !
-Je m’en doute bien. Et je me doute que tu ne t’en es jamais douté. Tu pouvais à peine voir sa maison de la tienne, caché par les arbres. Et tu ne voyais qu’une petite partie du mur arrière de son cabanon. Tu ne pouvais pas te douter qu’il t’épiait comme ça jour et nuit, qu’il te guettait quand tu partais le matin et quand tu revenais le soir. Il était logique dans son obsession; et il était fragile émotionnellement. Quand il a vu que tu commençais à sortir avec Sébastien, ça a dû être un choc terrible pour lui. Ça l’a rendu enragé de jalousie. Ça devait lui être insupportable : le fait de vous voir ensemble, de vous voir rire et jaser, de voir qu’il t’embrasse, qu’il reste à coucher chez toi !... Il ne pouvait tolérer ça ! Surtout que souvent il devait travailler avec lui par rapport à l’église, comme avec toi. Ça devait le rendre fou. On ne sait pas encore depuis combien de temps il venait rôder autour du presbytère à ruminer sa colère, à mijoter sa vengeance, à ressasser les mêmes frustrations, à se répéter les mêmes menaces. Est-ce qu’il venait chaque soir fouiner autour du presbytère ? Il devait se dire que Sébastien t’avait volée à lui, qu’il t’avait ravie; il devait se dire tu lui appartenais, qu’il devait te protéger. Quand Laurent l’a vu à l’affût derrière le groseillier, sa colère a redoublé à cause de son dépit d’avoir découvert. Et quand il s’est trouvé face à Sébastien avec Laurent et Lucien, son exaspération a éclaté. Il n’en pouvait plus. Il a empoigné la guitare et la brisée comme la rampe, et c’est là que Sébastien est tombé dans l’escalier.
-Vous devez être satisfaits, toi et ton père ?
-Tu sais, d’une certaine façon, on a un travail à faire. On essaye de le faire de notre mieux. Des fois ça va bien; des fois, c’est plus difficile. C’est sûr que lorsqu’on trouve le ou les coupables d’actes illicites, on est, oui, satisfaits. On est payés pour ça, mais en même temps, ni moi ni mon père n’avons choisi de faire ce métier juste comme ça : il faut se dire qu’on fait quelque chose de valable; il faut aimer ça; c’est un peu comme une vocation.
-Un malentendu... Tout ça aura été un stupide malentendu. Tout ça aurait pu être évité. Et puis Sébastien ne serait pas mort. Si j’avais su… Si Laurent n’avait pas eu son caractère de chien; s’il n’avait pas eu cette idée de fou; si Popeye n’était pas venu; s’ils n’avaient pas trouvé Raymond; s’il s’était abstenu de venir fouiner au presbytère ! Si moi j’avais pu voir quelque chose, si j’avais fait attention, j’aurais su lui parler, j’aurais su le raisonner, le calmer; et Sébastien aussi lui aurait parlé. On l’aurait aidé. On l’aurait aidé à surmonter sa fixation. Quand j’y pense, il était même peut-être là certains soirs où j’étais avec Sébastien au presbytère et je ne m’en suis jamais aperçu. Il y tant de choses qu’on ne sait pas, tant de choses qui se passent et qu’on ignore. Tant de faux-fuyants. Jamais je ne me suis aperçue qu’il était obsédé par moi. Jamais je n’ai su qu’il m’espionnait comme il le faisait. Jamais je n’ai su qu’il allait fouiner chez Sébastien. Je voyais sa cabane, à peine. Comment je pouvais me douter qu’il me surveillait ? Qu’il nous surveillait ? Quand je faisais mes marches en raquettes sur le lac, l’hiver, je passais à quelques pas de son cabanon !... C’est pitoyable…  Je ne peux pas le croire. Il y a tant de choses qu’on ignore. Tout ce qui se passe derrière les rideaux, derrière les portes closes, dans un cabanon… Bien des gens le détestaient; bien des gens voulaient le voir partir. Mais beaucoup d’autres l’appréciaient aussi. Tous ces jeunes du vendredi; ils aimaient ça. Mais là encore, j’ignorais cette histoire d’avortement de Jessica; c’est vrai que ça ne me regardait pas, mais si j’avais du j’aurais pu faire quelque chose. J’ignorais qu’il y avait eu une première attaque. Pourquoi il ne m’en a pas parlé ? Pourquoi  il a gardé ça pour lui ? Pourquoi ? Il n’a même pas appelé la police ! Et combien d’autres secrets ? Combien d’autres cachettes ? Combien de mensonges, de faussetés, de tromperies ? C’est comme si j’avais vécu toute ma vie derrière des voiles opaques et que tout à coup, tout se découvre. C’est comme cet arrangement que vous avez sans doute fait avec les témoins, avec Laurent, avec Popeye; peut-être même avec d’autres C’est toujours comme ça que ça se passe. Il y a des marchandages avec les petits truands pour attraper les gros malfrats. Qu’est-ce que vous avez négocié, des réductions de peine ?... Et moi, qu’est ce qu’il me reste à la fin? J’ai été trompée par tout le monde : par toi, par ton père, par Sébastien, par le village au complet ! Tout le monde lui en voulait, tout le monde le savait, et moi, je ne savais rien; et il ne me reste rien !
-Nancy...
-Ça va ! Ça va ! Il me reste quand même ma peine et ma colère. Il me reste mes souvenirs. Je crois que je vais partir d’ici, pour ne plus revenir. Je n’appartiens pas ce monde. Tiens, je devrais aller m’installer à Laval près de ses parents; on pourra se consoler. Mais pour eux non plus je ne suis rien. Ils ne me connaissent pas. Je vais devoir faire mon deuil toute seule. Notre histoire est terminée. Il va falloir que je m’en fasse une autre. Lui, son cœur est parti à Montréal, ses yeux à Ottawa, puis son foie, ses reins et quoi d’autre ? Et moi je resterais ici ? C’est vrai, j’aime ça ici; j’ai aimé ça, mais je crois que je vais partir, sans ne rien devoir à personne. Je pourrais tout vendre : ma maison, mes meubles, mon auto. Et faire un voyage, comme Sébastien aurait aimé qu’on en fasse un. Il adorait voyager, il adorait les découvertes. Je pourrais partir loin; en Islande, tiens, pourquoi pas ? Île perdue dans l’océan, terre de glaciers, de volcans et d’immensités sauvages. Ça serait bon pour tout oublier; pour tout recommencer...


Le Blogue de David fait une pause de deux semaines.

Il vous reviendra avec une autre enquête de Paul et Roxanne Les flammes de l’enfer.

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