lundi 29 janvier 2018

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 15

Paul avait contemplé cette joute verbale, cette passe d’armes de haute voltige, entre Jasmin Vincelette et Roxanne, sans intervenir. Elle savait ce qu’elle faisait. Il connaissait trop bien sa fille pour se fier presque les yeux fermés à ses intuitions. Elle avait probablement un double but; un premier qui était de déstabiliser l’adversaire. Une fois déstabilisée, la personne perd une partie de ses moyens… de ses moyens de défense : le ton du discours se modifient, les propos même peuvent évoluer et on peut alors s’approcher un peu plus de la vérité. Et c’est vrai que Jasmin Vincelette était par trop sûr de lui, qu’il ne cherchait pas à dire la vérité, mais, par bravade, par fanfaronnade, à leur avaler sa vérité. Aucun policier n’apprécie de se faire raconter des inepties, ni encore moins de se faire prendre pour un imbécile, Et Roxanne ne pouvait encore moins que lui le supporter, et plus impulsive que lui avait décider de le coincer un peu pour arrêter la comédie. Lui, il arrivait davantage à ses fins par sa détermination, sa patience, par un cheminement lent et implacablement résolu.
Deuxièmement, elle allait sans doute, très bientôt, lancer à Vincelette quelques perches, quelques bons jabs bien assénés et on verrait bien quelles seraient alors ses lignes de défenses et ce qu’ils pourraient en tirer. Il voyait du coin de l’œil, le visage dur de sa fille, le regard noir et menaçant, les sourcils froncés. Elle aussi elle joue bien son rôle !
L’autre en face d’elle n’était pas rouge comme une pivoine, mais livide comme un zombi. Il s’est levé d’un coup de ressort et jette à Roxanne un regard meurtrier injecté de venin. Voilà un homme qui n’a pas l’habitude de se faire contredire ni contraindre.
-Vous racontez n’importe quoi, bout d’la marde !! Vous n’savez pas de quoi vous parler ! Et puis je n’ai pas d’affaire à répondre à vos questions !
-Oh que non je ne dis pas n’importe quoi, et oh que oui, vous devez répondre à nos questions… Je pourrais…
Vincelelette lève les bras, les poings fermés.
-Je vous demande de partir immédiatement !! J’ai accepté de collaborer avec la police, mais si c’est pour me faire insulter, maudite affaire… J’ai pas à accepter ça ! Je suis accusé de rien, câlisse !
-Si ce n’est que ça, monsieur Vincelette, on va le faire tout de suite, ça ne prendra pas de temps ! Je vous accuse du meurtre du journaliste Simon-Pierre Courtemanche le samedi 13 novembre, ou dans les environs du 13…
-Ça a pas d’allure ! Je proteste !
-Et je vais même vous dire pourquoi vous l’avez tué : parce que c’est lui qui vous mis dehors, parce qu’il ne voulait plus payer pour vos frasques ! Et ça vous n’avez pas pu l’accepter !...  Vous êtes une personnes qui ne se refuse rien et vous n’acceptez pas qu’on vous refuse quelques chose. Veuillez dorénavant vous considérer en état d’arrestation; vous avez le droit de garder le silence…
-C’est quoi ces fucking de niaiseries-là !! J’peux pas croire que c’est moi qu’on accuse ! J’ai rien fait !
Et se souvenant, comme d’une bouée de sauvetage, de la présence de Paul qui s’était aussi levé, il se tourne vers lui :
-Inspecteur, arrêtez cette fol… lie-là ! J’ai rien fait, bout d’la marde ! J’ai jamais tué personne !
-Bon, bon, je crois qu’on devrait tous se calmer. Monsieur Vincelette assoyez-vous; restez ici quelques instants, je vais aller parler à mon officière dans le couloir. Je laisse la porte ouverte.
Roxanne se tourne les talons et se dirige vers la porte. L’autre est si furieux qu’il est au bord de l’explosion, tremblant des pieds à la tête, les poings serrés, les mâchoires crispées; il grince entre ses dents.
-J’peux pas croire… j’peux pas croire…
-Clamez-vous monsieur Vincelette; faites-moi confiance. Voulez-vous bienme faire confiance ?
-Comment faire confiance à la police ? Comment ? Dites-moi le !!
-Assoyez-vous, monsieur, quelques instants. Reprenez votre respiration. J’en ai pour une minute.
Paul rejoint sa fille dans l’entrebâillement de la porte. Ils chuchotent quelque peu pour ne pas se faire entendre.
-Je ne pense pas que ce soit lui.
-Non, moi non plus, mais ça fait vingt minutes qu’il nous raconte son baratin à la guimauve; on n’avancera jamais, si ça continue.
-C’est vrai… Je vais poursuivre l’interrogatoiire; reviens et reste près de la porte; observe-le.
Ils reviennent l’un après l’autre dans le logement de Jasmin Vincelette. Roxanne reste près de la porte; elles se place de façon à pouvoir observer ce dernier, sans que celui-ci ne puisse bien la voir.
-Bon, Jasmin Vincelette. J’ai parlé à ma collègue et on va retirer ces accusations…
-J’comprends…
-Pour l’instant !..
-Quoi ?? J’comprends pas !?
-Écoutez ! On va vous demander de venir avec nous au poste de Gatineau pour une prise d’empreintes digitales, c’est juste la routine, et pour prélèvements d’ADN. Si vous collaborez, ça va allez vite et on vous éliminera des suspects. Mais il faut nous comprendre : vous êtes peut-être la dernière personne à avoir vu Pierre-Simon Courtemanche vivant… ça ne fait pas de vous un suspect, mais, disons… un témoin important.
-Mais j’vous ai dit que ça faisait trois semaines que je l’avais pas vu… Oui, c’est vrai, c’est lui qui m’a demandé de partir. Ça n’allait plus entre nous autres. Mais c’est vrai qu’il travaillait tout le temps; il n’arrêtait pas ! Alors… mois, pour me désennuyer, j’ai, on va dire… je suis allé quelques fois au casino du Lac-Lamy. C’est juste à côté. D’ici, je peux même y aller à pied. Pis c’est vrai j’ai perdu d’l’argent. Bon, c’est vrai, on s’était… pas chicané, mais, il a dit que c’était la dernière fois qu’il fois qu’il payait, et il m’a demandé de partir. C’était il y a environ un mois. C’est tout ce que j’peux dire. J’l’ai pas tué pour ça !
-Et vous ne l’avais plus revu après ?
-Non, j’vous jure que non !!
-Lui avez-vous parlé au téléphone ?
-Heu… Oui… J’ai appelé plusieurs fois… J’ai insisté… Mais il voulait rien savoir. Il voulait plus qu’on se voit. C’était fini…
-Et ça vous a fâché…
-Certain que ça m’a fâché ! Ça faisait quatre qu’on était ensemble ! Je pensais que ça pourrait durer ! Je lui en voulais, mais jamais j’aurais pu le tuer !... On n’est pas tous des vicieux pis des assassins dans la communauté gaie, vous savez…
-Je m’en doute…
-La dernière fois…
-Quoi ? La dernière fois…
-La dernière qu’on s’est parlé au téléphone, je lui ai dit que je voulais venir chercher mes affaires. Pour moi c’était une excuse je voulais le revoir, lui parler, je suis sûr qu’on aurait pu se raccorder.
Roxanne ne peut réprimer une moue intérieure. Une moue de dégoût devant une telle mièvrerie, une telle petitesse, devant tant de médiocrité et de perfidie. Quel spectacle pitoyable vraiment !
-Ça c’était jeudi il y a une semaine. Il m’a juste dit que je pourrais venir chercher mes affaires, mais seulement samedi parce qu’il ne serait pas de toute la journée.
-Ah oui ?...
-Oui… Il m’a dit qu’il devait poursuivre se recherches pour son enquête « mystère », qu’il allait toucher au but. Comme il en avait pour toute la journée, je pourrais venir n’importe quand. J’avais encore les clés de sa maison. Il m’a demandé de prendre mes affaires et de glisser les clés dans la boite aux lettres en partant. C’est vraiment là que j’ai compris que c’était fini entre nous.
-Alors vous êtes allé chez lui ?
-Ben oui, j’suis allé. J’avais les clés; j’aurais pu faire ben du dommage, vous savez si j’avais voulu, j’aurais pu tout volé, mais j’ai juste pris mes affaires. C’est pas la preuve que je l’ai pas tué, ça ?
-Peut-être…
-J’ai fait mes sacs et mes valises, j’ai pris un taxi pis je suis venu ici. J’avais pris ce logement pour une semaine seulement, en pensant pouvoir revenir… Mais je n’resterais pas ici ben ben longtemps, c’est sûr.
De la porte, Roxanne pose la question qui lui brûle les lèvres.
-Jeudi dernier, quand vous lui avez parlé, est-ce que par hasard il vous a dit où est-ce qu’il s’en allait, pour la journée ?
Jasmin hésite à répondre à Roxanne. Il reste les yeux fixés sur Paul. Pis après un moment de réflexion.

-J’pense qu’il m’a dit qu’il s’en allait vers ou à Brébeuf; quelque chose dans le genre.

jeudi 25 janvier 2018

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 14

                Jasmin Vincelette habitait dans un bloc-appartement dans le secteur est de la ville de Gatineau. On pourrait dure un « quartier populaire ». La plupart des habitations était des immeubles à logement, ou alors des petites maisons d’un style ancien, celui de la grande période industrielle de la première moitié du 20e siècle. Plusieurs familles avaient quitté la campagne, et tout particulièrement les terres incultes des Laurentides, mettant à mal le rêve colonisateur du curé Labelle un véritable exode; des dizaines de milliers étaient partie en exil aux États-Unis pour ne plus revenir, plusieurs autres trouvant que quand même « s’en aller aux États » était somme toute un peu drastique, malgré les « grosses gages » avaient vu dans la possibilité de s’installer à Gatineau une intéressante alternative.
Des quartiers-champignons avaient poussé, autour de la caisse populaire, de l’épicerie et de la taverne. Les tavernes avaient disparu, ou s’étaient transformées en brasseries branchées, et les épiceries soit avaient absorbées par des grandes chaînes d’alimentation multinationales, ou carrément en dépanneur. Seule la Caisse populaire avait toujours pignon sur rue au même endroit; elle avait été agrandie, avait été modifiée plusieurs fois. Des espaces verts et des pistes pour vélo ne camouflaient pas entièrement l’aspect vieillot du quartier. On ne se douterait pas être à moins d’un kilomètre de la capitale proprette, touristiquement chic et ordonnée de la capitale du pays.
-Tu es sûre que c’est ici ?
-Affirmatif; appartement 25, au deuxième.
Paul reste un peu dubitatif; il y a quelque chose qui cloche. Le lieu tranche un peu trop avec le reste de l’enquête. L’enquête avait commencé dans l’environnement quasi-paradisiaque d’un lac jamais corrompu du chalet d’été d’une communauté religieuse tout ce qu’il y a de plus respectable, puis autour des habitations bien proprettes autour d’un autre lac, et enfin la maison petite mais aisée de Gatineau de Simon-Pierre Courtemanche à Gatineau, sans oublier les bureaux de l’hebdomadaire local pour lequel il travaillait. Jusqu’à maintenant, il y a eu une sorte de suite logique, ou du moins une ressemblance, une certaine homogénéité, comme des éléments d’un même tout… mais Paul trouve qu’il y a une rupture dans la concordance, dans l’ensemble bien agencé avec cet immeuble à logement, qui convient mieux à une populace peu argentée.
-À quoi tu penses ?
-C’est bizarre… je me serai attendu à quelque d’autre… De ce qu’on avait vu dans les photos d’internet, de ce qu’on aurait pu déduire de sa vie commune avec Courtement, je ne me serais pas imaginé Jasmin Vincelette vivre dans un tel environnement. Il a l’air de vivre dans la dèche.
-Peut-être que c’est le cas, en fait.
-Ouais… Allons-y.

Jasmin Vincelette les attendait. Il n’a guère pris de temps à répondre à leur coup de sonnette. Il les attend même sur le palier de la porte.
Sans vouloir laisser voir leur surprise, Paul et Roxanne aperçoivent un homme dans la quarantaine dans une tenue considérablement négligée. Il n’est pas rasé depuis quelques jours, les cheveux en bataille qu’il vient tout juste d’aplatir d’une main qui n’y croit pas trop; il porte un tee-shirt rouge délavé avec quelques tâches de peintures ou d’huile ou autre chose. Un jean mal boutonné, en grosse chaussettes de laine; une cigarette au bec. On s’attendrait à l’entendre, dès qu’il ouvrirait la bouche à sacrer comme un charretier.
-Monsieur Jasmin Vincelette… C’est vous ?
-Oui, c’est moi !
Un peu en retrait Roxanne regarde attentivement et homme comme surgit d’une lampe d’Aladin. Sa voix est suave, grave, posée, et malgré son air nonchalant et sa piètre tenue il s’en dégage un charme fou, presque irrésistible; il a un je-ne-sais quoi qui la fascine; un côté attrayant qui le rend presque sympathique; plus même : presque amical. En fait, sa tenue négligée est très certainement étudiée, sa posture est calculée au centimètre prêt. Il joue son rôle à la perfection ! Tout est du bluff… Quel manipulateur il doit être ! Il doit être impossible de résister à ses désirs… Il est dangereux…
-Bonjour, je suis le capitaine Paul Quesnel et voici mon assistante l’officière Roxanne Quesnel-Ayotte, et comme on vous l’a dit au téléphone, nous voudrions vous poser quelques questions sur la mort de Simon-Pierre Courtemanche.
-Très bien, allez-y !
-Vous… vous ne voulez pas qu’on rentre ? On ne serait plus à laisse chez vous pour parler ?
-Non, j’préfère rester dehors…
-Ici, sur le palier de l’escalier ?
-Est-ce que je suis obligé de vous faire entrer chez nous ?
-Nous vous n’êtes pas obligé, mais vous savez qu’on viendra de toute façon. Je peux simplement aller demander un mandat de perquisition et, comme votre refus de collaborer pourrait me paraître suspect, ce soir même, nous pourrions revenir avec toute une équipe et on pourrait fouiller votre appartement de fond en comble, avec tous les désagréments que ça pourrait vous occasionner.
-Hmmm…
-Alors, laissez-nous entrer maintenant, laissez-nous vous poser quelques questions et ensuite nous partirons. Nous vous demanderons seulement de venir au poste de police pour une prise d’empreintes digitales… C’est simplement la routine vous savez… Alors, on peut entrer ou non ?
-J’crois bien que oui.
L’intérieur de l’appartement ne paie pas de mine, raisonnablement propre, rien qui traîne particulièrement. Ils pénètrent dans un salon à l’ameublement simple avec quelques touches kitch ici et là.
-Je crois savoir que vous avez été le conjoint de Simon-Pierre Courtemanche quelque temps, n’est-ce pas ?
-En effet, pendant quatre ans, ce qui dans mon cas, est passablement long…
-Comment vous étiez-vous rencontrés ?
Jasmin Vincelette ricane franchement.
-Qu’est-ce que vous croyez ? Dans un bar, bien sûr. 99% des couples gays se forment et se déforment dans les bars. Vous les hétéros vous avez une vue très linéaire de l’amour : on se rencontre, on se fréquente, on « apprend à se connaître », chiboy !!, pis ensuite si toutes les cartes sont sur la tables, si toutes les planètes sont alignées, si les horoscopes sont en corrélation, si on a respecté toutes les conventions, et puis si, et puis si, et puis enfin on peut se mettre en couple et commencer une relation amoureuse ! Où est l’amour dans tout ce marshmallow ? Où est la passion ? Nous, les gays, on voit un gars qui nous plaît, qui me fait bander, et hop, on baise, sans attendre, sans 94 circonvolutions. That’s that’s all ! Au moins, on sait où c’est qu’on sans va !
-Et c’était dans quel bar ?
-Quel question !? Je l’sais pus. Peut-être Le Branlant, ou peut-être le Trou du monde… J’peux pas dire. Ça a pas d’importance.
-Vous vous êtes installé chez lui, c’est ça ?
-Oui. Après un mois, j’ai déménagé chez lui. Moi j’étais entre deux logements, pis je me cherchais un autre appartement, alors il m’a dit de venir chez lui.
-Quand l’avez-vous vu la dernière fois ?
-Il y trois semaines… J’en avais assez ! Il fallait que je change d’air ! Il était pas très comique le Simon, vous savez ! Il n’y avait rien que son travail, et toujours le travail. Il travaillait le jour, le soir, la fin-de-semaine… Au début ça allait, je pensais que je réussirais à le garder à la maison, mais ça ne s’est pas améliorer… Au contraire, ces derniers temps ça allait en empirant, il y avait cette histoire à Brébeuf de contrebande ou je sais pas trop quoi; il suivait un piste, conme il disait. J’en ai eu assez. ON ne se voyait quasiment plus. Alors je lui ai dit que c’était fini, que j’voulais retrouver ma liberté. Pis, lui il l’a mal pris. Quand j’ai voulu récupérer mes affaires, il voulait pas. Il voulait rien savoir, il voulait que je reste, qu’on reste ensemble; il promettait qu’il travaillerait moins, mais c’était trop tard.
C’est à ce moment que Roxanne décide d’intervenir.
-Vous êtes une beau menteur Jasmin Vincelette !
-Quoi ??
-Un beau menteur, un simulateur; pis un manipulateur en plus.
-Hey capitaine, allez-vous la laisser m’insulter sans rien dire.
-Assoyez-vous monsieur Vincelette… Je vais vous le dire ce qui s’est vraiment passer ! Ce n’est pas vous qui êtes parti; non, c’est lui, Simon-Pierre Courtemanche qui vous a mis dehors.
-Hey, hey, hey…

-Oui, il vous a mis dehors, parce que c’est lui qui en avait assez de payer pour vos frasques ! Vous êtes un dépensier, un gaspilleur, un panier percé. Vous êtes un fainéant, un parasite. Vous vous laisse entretenir par les autres, vous leur sucez – et j’emploie le bon mot _ vous leur sucez le sang jusqu’au bout. Courtemanche en a eu assez de payer pour vos dettes. Vous aimez ça aller au casino, et vous aimez jouer gros, et vous perdez gros. Mais bon, ça ne vous dérange pas, c’est lui qui payait pour vous. C’est lui qui a payé vos dettes de jeux, vos voyages, peut-être votre drogue; c’est pour ça qu’il travaillait autant et qu’il faisait des heures supplémentaires et après quatre ans, il en a eu assez. Ou bien il s’est dit qu’il n’y aurait jamais de fin, sauf s’il vous mettait dehors et c’est ça qu’il a fait, il y a trois semaines !

lundi 15 janvier 2018

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 13

                Après le tour du salon et de la cuisine, Roxanne entraîne son père à l’étage de la petite maison. En plus de la salle de bain, à droite au fond du couloir se trouve, on y trouve trois pièces : une chambre à coucher de bonne taille, un bureau de travail et une chambre de débarras.
                -Commençons par celle-ci. C’est la plus facile.
                Roxanne a déjà ses gants de caoutchouc; elle ouvre la porte.
                -Je te laisse regarder. Je ne veux pas t’influencer.
                Même si une petite fenêtre laisse entrer un peu du soleil blafard de l’hiver, Paul allume pour mieux voir. Après un long coup d’œil, il ne peut que constater qu’il ne voit rien de particulier dans la petite pièce. Il n’y a rien qu’un amoncellement de boîtes vides ou pleines, deux vieux ordinateurs qui attendent d’être envoyés à la récupération, et surtout de nombreuses piles de journaux et de vieux magazines; une planche à repasser est posée dans un coin, avec des raquettes en tous genres, de tennis et de neige, des roues de vélo, une lampe sur pied non-branchée.
                -Qu’est-ce que je dois voir ?
                -Je ne sais pas… Peut-être un autre cadavre ! Tiens, ça serait intéressant !
                Paul sourit et éteint.
                -Voici sa chambre maintenant, dit Roxanne en traversant le couloir
                Le lit est encore défait, mais on peut facilement voir que la dernière fois qu’on l’a occupé, une seule personne y a couché. Deux petites tables encadrent le lit, une de chaque côté avec deux fois la même petite lampe en métal argenté. Dans un coin, près de la fenêtre sud, se trouve une sorte de causeuse que des coussins aux couleurs vives rendent très invitante. À portée de main : une petite pile de livres et de revues. Enfin, une armoire stylée à miroir à tiroir occupe une bonne partie du mur du fond. Le long de la fenêtre, est placée une étagère de plantes vertes.
                -Il faudrait les arroser, se contente de dire Paul en circulant dans la pièce.
                Roxanne s’approche de la commode et l’ouvre :
-Petit détail intrigant parmi l’ordre évident de cette chambre : ces deux tiroirs vides, ou vidés.
                -Comme si quelqu’un y avait retirer des affaires ?...
                -Oui, probablement; C’est assez rare que quelqu’un laisse un tiroir de commode vide; généralement, même dans les tiroirs de trop, on y met un oreiller, ou une couverture, même si c’est pour ne jamais s’en servir. On arrive toujours à trouver quelque chose à y mettre. Donc, il aurait vécu avec un autre homme, pendant quelque temps et cet homme l’aurait quitté, il n’y a pas très longtemps.
                -Il n’y a pas de chambre d’amis…
                -Peut-être recevait-il ses amis dans sa propre chambre…
                -Mais tu ne m’as dit qu’il avait des enfants ?
                -Oui, un garçon Yves-Éric, qui vit en Colombie-Britannique, et une fille, Léonie c’est elle que j’ai rencontrée avec Isabelle. Mais Léonie habite à Ottawa, elle n’a pas besoin d’une chambre d’ami, et je ne pense que son fils venait souvent le voir, et quand il le faisait, il devait aller à l’hôtel ou alors chez sa sœur.
                -C’est vrai.
                Ils sortent de la chambre et retraversent le couloir.
                -Et voici son bureau… avec un ordinateur, qu’il faudra envoyer à Yannick.
                -Ce n’est pas ma juridiction, mais ça ne fera pas de problème; la mort suspecte a eu lieu sur notre territoire et on devrait pouvoir l’obtenir pour regarder à l’intérieur.
                Il y a un bureau de travail tout simple, passablement encombrée avec, à nouveau, des revues, des journaux, des livres, des dossiers.
                -C’est ici, dans la poubelle que j’ai trouvé une lettre adressée au nom de Jasmin Vincelette, l’homme avec qui il vivait et qui l’aurait quitté récemment; mais tiens-toi bien, c’était un compte de carte de crédit et je peux te dire que le compte débordait pas mal : un compte pour plus de 13 000 dollars !
                -C’est beaucoup.
                -Mais à part ça, je n’ai trouvé aucun indice qui pourrait nous aider à comprendre où il s’en allait samedi dernier, à supposer qu’il soit mort samedi soir et qu’on l’ai jeté dans le lac dans la nuit du samedi au dimanche.
                -Et dans la salle de bain ?
                -Certainement bien des traces d’ADN ce Jasmin Vincelette mais c’est l’équipe de prélèvements qui nous le dira.
                Paul ouvre la porte de la salle de bain et jette un coup d’œil : un ensemble de serviettes bleu foncé pend au support. Au bord de l’évier, se mêlent savon, crème à barbe, désodorisant. Il ouvre la pharmacie.
                -Il ne semble pas qu’il prenait des médicaments. Je ne vois que des Tylénol et du sirop contre la toux.
                Paul et Roxanne redescendent. Dans l’escalier, Roxanne réfléchit tout haut :
-Je remarque que sans être trop luxueuse, la maison est convenablement meublée. Les meubles, les objets décoratifs ont été choisis est disposés avec soin. Regarde, par exemple… sur ce mur de l’escalier, on a une série de quatre petits tableaux de peintures sur soie… On ne voit pas ça souvent, mais c’est très bien agencé : les toiles de couleurs chaudes, jaune, orange, violacé et rouge, alternent avec celles de couleurs froides, vert, mauve, bleu… C’est très invitant. Si c’est Simon-Pierre Courtemanche qui les achetés et installés, ça révèle un goût artistique certain.
-Hmm… oui.
-Regarde les meubles aussi; ceux dans haut étaient plutôt métalliques, mais ceux du rez-de-chaussée sont pour la plupart en bois ou en teintes de bois. Regarde, d’ici les fauteuils du salon, ils sont dans les coloris de beige avec des accoudoirs en bois. Et regarde cette petite table en bois d’acajou sur laquelle sont posées les revues, comme elle s’agence très bien avec l’ensemble… Hé ! Tu m’écoutes ?
-Répète, répète ce que tu viens de dire…
-Une petite table en acajou sur laquelle sont posées les revues et qui s’agence très bien avec l’ensemble.
-C’est ça… tu as raison…
-Quoi ?!
Paul prend sa fille par la main.
-Viens voir…
Et l’entraîne dans le salon.
-Qu’est-ce que tu vois sur cette petite table ?
-Des revues… posées là, pêle-mêle… et puis aussi un dessous de verre qui a l’air d’avoir été ou…
-Tu vas trop loin… Regarde parmi les magazines, il y a Fugues, la revue de la communauté LGBTQ du Québec, et juste en-dessous, la revue Relations !
-Et alors…
-Premièrement, on se s’attendrait pas à la trouver ici, mais bon… c’est surtout, que c’est la revue des jésuites…
-Des jésuites ?!... La communauté…
-Oui, la communauté religieuse à qui appartient le lac dans lequel a été trouvé le corps de Courtemanche, la communauté à laquelle appartient, ce frère, Jean-Marc Bouchard, qui a appelé le service d’urgence…
-Hmm… J’aimerais dire que « c’est peut-être un hasard », mais tu me reprendrais là-dessus.
-Et tu aurais raison ma belle. On ne peut pas simplement dire que c’est un hasard sans avoir vérifié… Une autre visite au père Bouchard s’impose, et aussi une investigation sur tous ceux qui ont séjourné au chalet du lac Dansereau depuis, mettons les six derniers mois.
-Oui… mais en attendant, nous avons un autre rendez-vous qui nous attend : Jasmin Vincelette.
-Allons-y. J’appelle mon vis-à-vis pour l’ordinateur et je te rejoins. Pendant ce temps, tu pourrais aller fureter dehors autour de la maison, juste pour voir.

C’est par la télévision que Jasmin Vincelette avait appris la mort de son ex- amant, ex-amoureux, ex-conjoint, ex-compagnon ? Il ne savait pas trop ce qu’ils avaient été. Amants certainement… Ils s’étaient rencontrés dans un bar d’Ottawa au cours d’une soirée consacrée à la drague et Simon-Pierre l’avait invité à terminer la nuit folle chez lui. Une offre qu’on ne peut humainement absolument pas refuser ! Et Jasmin était resté dans sa vie. Pendant quatre ans. Quatre ans stables, c’était sans doute un record, mais bon, la vie était ainsi faite que même les meilleures ont une fin.
Il s’attendait bien à la visite de la police un jour ou l’autre. Quand il avait vu l’annonce de sa mort – par noyade !, dans un lac perdu des Laurentides ! Quelle histoire ! – il s’était demandé s’il devait aller trouver la police de lui-même… et le temps de jongler avec cette idée sans pouvoir se décider, hier soir le coup de téléphone était venu : les policiers de Papineauville viendraient le rencontrer chez lui en après-midi. Mais il savait déjà ce qu’il allait leur dire !

La vérité, tiens !

vendredi 12 janvier 2018

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 12

                Le lendemain, Paul et Roxanne sont en route pour Gatineau. Les vents se sont calmés. La neige a cessé la veille après-midi et elle a enchanté toute la vallée qui longe la rivière des Outaouais. Toutes les forêts sont maintenant peuplées de sapins qui jouent aux fantômes immobiles, silencieux et menaçants. Les vallons ressemblent à d’immenses doudous immaculés qui cacheraient aux yeux des humains survivants un autre monde pesamment endormi. Même la rivière participe à la féérie avec ses blocs de glaces qui se détachent de ses rives pour voguer au gré des remous vers le large, et avec ses volutes de brume comme autant de signaux codés pour les amants éternels de l’hiver. De temps en temps, aux détours des virages et des descentes de l’autoroute Paul jette un regard autour de lui pour admirer les vues de carte postale qui se succèdent.
Mais Roxanne ne contemple pas les beautés du paysage qui défilent. En posiition de passagère, elle a le nez plongé dans son ipad qui vient de lui signaler qu’elle a reçu un nouveau message.
-Tiens un message de Yannick.
-Ah oui ?
-Il dit que « par hasard », il a fait une recherche instragram de la photo de Jasmin Vincelette; parmi toutes les photos qui sont sorties, il a trouvé trois egoportraits intéressants : le premier sur le pont d’un bateau de croisière avec un coucher de soleil en arrière-plan, le deuxième dans un bar de danseurs nus dans le Village gai de Montréal et un autre au Casino du Lac Leamy avec des billets de banque dans les mains.
-Le casino de Gatineau !?
-Tout juste, mon chef. Et dans les trois portraits on le voit sourire de toutes ses dents, et dans les trois portraits, il a un verre à la main.
-Une sorte de rituel.
-En tout cas une pause qu’il affectionne… Il aime la belle vie, c’est sûr, et peut-être les émotions fortes.
-Comme le sado-masochisme ?
-Je ne sais pas; commençons pas voir ce que la fouille de la maison de Courtemanche à Gatineau nous apportera.
-Je me souviens du temps où la ville s’appelait « Hull ».
-« Hull » ? Quel drôle de nom !...
-Longtemps, la ville s’est appelée « Hull ». La majorité des municipalités de l’Outaouais a été fondée par des hommes d’affaires et des négociants anglophones venus faire fortune dans le commerce des ressources naturelles, comme la fourrure… et surtout, le bois; une ressource inépuisable dans les forêts immenses de la région. Au tournant du 20e siècle, on trouvait des noms de villes comme : Aylmer, Templeton, Buckingham et bien sûr Hull. Hull devenue prospère grâce à ses industries, notamment de pulpe; il y en a eu, à une certaine époque, jusqu’à une demi-douzaine qui fonctionnaient en même temps. Mais tout ça a changé. Tout ces industries ont disparu; la seule qui reste encore en activités est celle de Turso, mais elle est vieille et vétuste.
-Et qui était ce monsieur « Hull » ?
-Il n’y a jamais eu « monsieur Hull ». De façon paradoxale la ville doit son nom à un jeune cultivateur de la région de Boston !... Philemon Wright qu’il s’appelait. Après la révolution, il avait les États-Unis pour s’établir à Montréal, c’était en 1797.
-Ce devait être un loyaliste.
-Oui, certainement. Le Canada, qui n’était pas encore le Canada, mais une colonie anglaise, lui semblait plein de promesses. À Montréal, il rencontre un individu qui se dit être propriétaire d’une grande étendue de terre le long de la rivière Outaouais. Wright, qui avait tout vendu ses propriétés au Massachussetts, saute sur ce qu’il croit être une aubaine et achète les terres en question… pour s’apercevoir bientôt que les titres étaient faux !
-Tiens donc !
-Mais après bien des péripéties et des démarches auprès du Gouvernement, il finit par les acquérir légalement. Comme il était natif de Hull, dans le comté de Kent en Angleterre, - c’était ses parents qui avaient immigrés dans le Nouveau-Monde - il a appelé sa concession du patronyme de son enfance. Donc, tu vois, il n’y a jamais eu de « monsieur Hull » qui aurait donné son nom à la ville.
-Comment tu sais tout ça, toi ?
-Et bien, écoute… je sais que ça peut vous sembler incroyable mais il y avait moyen de s’informer avant l’ère du numérique.
-Hmm…
-Comme Hull-Gatineau est située tout en face de la capitale du Canada, de l’autre côté de la rivière Outaouais, elle a très avantageusement profité de sa situation; le Gouvernement fédéral y a construit de nombreux édifice à bureaux, ces centres de ressources, des musées; de très nombreux fonctionnaires fédéraux y habitent. C’est en 2002 que les villes de Hull, d'Aylmer, de Buckingham, de Gatineau, de Hull et de Masson-Angers - ainsi que la Communauté urbaine de l'Outaouais-  ont été fusionnées pour former la nouvelle ville de Gatineau.
-Merci pour toutes ces informations, mon chef…
Paul sourit en regardant sa fille du coin de l’œil.
-Je crois que nous voici arrivés
Paul stationne la voiture devant une petite maison dans le secteur Aylmer sur la rue Poupart. Une maison de brique rouge qui semble n’avoir rien de particulier : un rez-de-chaussée, un étage, certainement un sous-sol; pas de garage pour voiture mais une allée sur le côté. Il y a des rideaux fermés aux fenêtres. Une petite galerie avec un escalier aux rampes en fer forgé. La maison doit avoir une cinquantaine d’années. La neige recouvre le parterre mais il ne semble pas qu’il ait été aménagé d’une façon ou d’une autre. L’équipe d’expertise de prises d’empreintes et de traces d’ADN est venue la veille. Il y a des rubans jaunes de sécurité pour délimiter le terrain. Un policier en uniforme de la police de Gatineau qui Paul ne connaît pas monte la garde. Paul sort sa carte et se présente.
-Bonjour… Je suis Paul Quesnel directeur du poste de la Sureté du Québec à Papineauville et voici l’officière Roxanne Quesnel-Ayotte. Nous sommes responsables de l’enquête de la mort de l’occupant de la maison, Simon-Pierre Courtemanche. Nous voulons t jeter un coup d’œil.
-Pas de problème, capitaine.
Il déverrouille la porte d’entrée qui donne sur un petit vestibule. Roxanne, qui connaît les lieux, commente.
-Le rez-de-chaussée se compose d’un salon et d’une cuisine; dans le salon, je n’ai vu rien de particulier; une paire de pantoufles au pied d’un fauteuil.
Paul jette un coup d’œil. Une télévision 45 pouces est posée sur une petite table dans un coin, et de l’autre côté un système de son avec radio et une série de CD : Paul Daraîche, Renée Martel, Guylaine Tangay, Cindy Bédard, Patrick Norman, Irvin Blais, les Cow-boys fringants…
-Ça a tout l’air qu’il aimait le country.
 Paul voit également sur un pouf à côté du fauteil, une pile de revues en vrac, l’Actualité, La Semaine, Études internationales, Politique, À Babord, Relations, Fugues… prêtes à être consultées.
-Tout un amalgame !!... Des revues de sciences politiques et sociales, d’art et spectacles et de la communauté LGBT !
-Il s’intéressait à beaucoup de chose, il faut croire.
Roxanne reprend ensuite ses explications.
-Dans la cuisine cependant, il y avait les reliefs de son petit déjeuner, une tasse de café dans l’évier et des restes de rôties sur le comptoir, et, viens voir, le journal du samedi resté ouvert sur la table.
-Il était donc parti assez tôt le matin…
-Oui, et très certainement pour poursuivre cette « enquête » qui le préoccupait tellement.

-…Pour ne plus revenir…

mercredi 3 janvier 2018

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 11

Le lendemain, la neige s’est mise de la partie, pour de vrai; les présentatrices des prévisions météorologiques, un petit sourire pincé aux lèvres, répondent aux interrogations des animateurs des bulletins de nouvelles en annonçant, pas une tempête, mais quand même une bonne bordée.
« La neige nous arrive du Mid-West américain, là elle a déjà paralysé les villes de Chicago et de Détroit; on peut voir sur l’image satellite comme la dépression est très étendue. Et comme elle se déplace lentement, elle risque de rester au-dessus de la région un bon moment. La neige va probablement tomber jusqu’à demain après-midi pour une accumulation de vingt à vingt-cinq centimètres dans toute la région de l’Outaouais. Le tout, accompagné d’un vent froid de l’ouest, ce qui signifie… »
Ce qui signifie grésil, poudrerie, visibilité réduite, chaussées enneigées et glacées, dérapages, sorties de route, accrochages et peut-être carambolages, poursuit Paul dans sa tête, pour lui-même dans sa voiture en route pour le travail. La soirée d’hier a été des plus agréables : le veau en cube de sa Juliette était succulent. Roxanne est partie vers 21 heures, et lui et Juliette se sont couchés tout de suite après le Téléjournal… éteignant cependant la télévision avant la météo. C’est pour cela que Paul ronchonne un peu au volant en entendant cette funeste annonce.
Ce qui signifie aussi qu’il devra mobiliser toutes ses patrouilles et les envoyer sur la route pour répondre aux urgences et/ou gérer diverses situations compliquées qui vont survenir, que ce soit des feux de circulation en panne ou encore des personnes à secourir. Ce qui signifie qu’une bonne partie de sa journée va y passer; et ce qui signifie qu’il devra mettre l’enquête sur la mort de Simon-Pierre Courtemanche un peu de côté. Ce qui signifie que rien n’avancera. À moins que…
À moins de demander à Roxanne de s’y consacrer à sa place...

 Paul a fait venir sa fille dans son bureau en fin d’après-midi. Finalement, la journée s’est bien déroulée; il n’y a eu qu’un seul accident majeur un peu avant midi qui a nécessité l’intervention de la police et des ambulances, sur la route 323 un peu après Notre-Dame-de-la-Garde; la neige continue de tomber, il peut le voir par la fenêtre de son bureau, mais la situation générale n’est pas trop catastrophique. Les patrouilleurs sont toujours à l’œuvre sans avoir pris trop guère de répit, mais ça va. Les équipes du soir viennent tout juste de se mettre en route pour prendre le relais. Après avoir passé la journée en communication quasi-continue avec ses troupes, et s’être déplacé d’un écran à l’autre et d’un bureau à l’autre, Paul est un peu échevelé; il a aussi enlevé sa veste et défait les deux premiers boutons de de sa chemise - il ne pourrait certes pas faire une conférence de presse dans cette tenue - ; il offre à sa fille un thé aux agrumes et girofle tout fumant, aux suaves arômes.
-Humm… ça sent bon.
-Oui, j’aime bien ce dosage.
Depuis que sa vessie a commencé à s’émanciper, et depuis également qu’il a rencontré Juliette Sabourin, jeune retraitée qui s’occupait à la foi de la bibliothéque de Lac-des-Plages et d’un petit salon de thé adjacent pendant la belle saison, Paul a graduellement délaissé le café pour le thé.
-C’est ma première vraie pause de la journée… et probablement pour toi aussi. Alors raconte-moi.
-Tout d’abord Miguel te dit bonjour.
-Ah ? Il a téléphoné.
-Non, non, je lui avais envoyé un courriel tôt matin, et j’ai trouvé sa réponse en cour de journée.
Miguel del Potro est le nouvel amoureux de sa fille; il est assistant à la direction au poste de la Sureté du Québec à Granby. Il les avait bien aidés lors d’une enquête précédente, et les deux, Roxanne et Miguel, se sont mutuellement trouvés à leur goût.
Paul avait demandé à sa fille de tout relire les divers rapports derrière lui, de creuser le passé du journaliste, d’aller au fond des choses, notamment pour les frères Couture, toujours considérés comme des suspects.
Roxanne ouvre sa tablette qu’elle a posée sur ses genoux.
-Premièrement le rapport d’autopsie est arrivé : Simon-Pierre Courtemanche est mort par asphyxie. Il avait un gros hématome sur l’arrière de la tête, ainsi que de nombreuses fractures aux bras et aux côtes, mais ce ne serait pas la cause du décès : il a été étouffé… étouffé et non pas étranglé.
-Étrange…
-L’hypothèse la plus probable est qu’on l’a assommé par en arrière et qu’ensuite, une fois inconscient on l’a étouffé avec, par exemple, un coussin, ou alors de façon plus brutale tout simplement en lui bouchant le nez et la bouche. Les fractures ont été infligées après la mort; probablement que lorsqu’on l’a jeté dans le lac, son corps a dû frapper une ou deux la paroi de pierre.
-Je vois… S’il a été assommé par en arrière, c’est peut-être qu’on l’aurait surpris à regarder à quelque part où il n’aurait pas dû.
-Très possible.
-Il faudrait trouver où.
-Une chose à la fois... Ensuite, il y avait ce petit fil, la question des heures supplémentaires. J’ai rappelé Marco Saccetti, le directeur du journal Au Courant. Oui, ça l’a un peu étonné, que Courtemanche demande de travailler d’avantage, mais ça ne l’a pas préoccupé outre mesure. Mais attends… il s’est ensuite souvenu qu’une fois, il y a quelques mois, Zoé Saintonge l’avait vu sortir des locaux de la radio communautaire CHGA, qui se trouvent dans le même édifice à Gatineau. Il y a toujours eu une bonne collaboration et généralement si la radio avait besoin d’un porte-parole, Saccetti y envoyait son assistante, cette Zoé Saintonge. Zoé le lui avait dit, mais il a fini par oublié cet épisode qui n’avait pour lui guère d’importance dans le fond.
-Oui…
-Alors j’ai tout d’abord demandé à parler à Zoé Saintonge qui effectivement m’a confirmé la rencontre impromptue; mais elle non plus n’avait pas fait plus de cas que ça de cette rencontre. Sauf qu’elle se souvenait que c’était un lundi : le lundi qui était le jour de congé habituel de Simon-Pierre Courtemanche.
-Je t’écoute.
-J’ai donc, appelé CHGA et on m’a dit que, oui, Courtemanche, avait travaillé pour eux, sous contrat, comme rédacteur de bulletins de nouvelles. Il venait trois fois par semaine et a fait ça une bonne partie de l’année depuis le printemps dernier, donc quelque chose comme sept ou huit mois.
-Il avait donc un deuxième emploi…
-Ça en a tout l’air… Mais autre chose de plus gros encore que j’ai découvert : il avait un conjoint.
-Qu’est-ce que tu dis ?
-Je me suis dit, après les révélations de sa fille, que ça vaudrait la peine de voir s’il avait quelqu’un dans sa vie, et pour ce faire une visite dans sa maison serait le meilleur moyen de le découvrir. J’ai donc fait un petit tour chez lui sur l’heure du midi. Je n’ai pas fait une fouille exhaustive, recherche d’empreintes, d’ADN, etc, je me promets de le faire demain, dès la première heure. Je voulais juste voir s’il vivait avec quelqu’un d’autre; et en fouillant dans la corbeille à papier, j’ai trouvé une enveloppe avec la bonne adresse mais que ne lui était pas adressée, mais à un certain Jasmin Vincelette…
-Pas vrai…
-…Que j’ai facilement retrouvé par une simple recherche sur internet. Et il n’habite plus avec Simon-Pierre Courtemanche, non, il a déménagé à Ottawa. Pourquoi ? Je ne sais pas ? Est-ce qu’il y a eu rupture ? Probablement. Quand aurait eu lieu la rupture ? Je ne sais pas mais c’est récent.
-Il faut aller le voir; il doit savoir quelque chose… Beau travail, ma belle. Je suis fier de toi.
-Oh, ce n’est pas tout…
-C’est déjà beaucoup !

-Attends, tu vas voir. On va peut répondre à ta question du lieu où il a peut-être été surpris. J’ai vraiment cherché à savoir s’il y a un lien quelconque entre Courtemanche et les frères Couture, mais je n’ai rien trouvé; rien du tout. Le seul petit lien très ténu, c’est Yannick qui me l’a trouvé. Je suis allée voir Yannick pour lui demander ce qu’il avait trouvé dans l’ordinateur de Courtemanche. Beaucoup de matériel pour son travail, des copies d’articles, des ébauches, des liens sur les événements d’actualité; rien dans ses courriels d’inhabituel. Mais, cet automne, il a consulté googlemaps pour explorer la région et particulièrement le village de Brébeuf. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais à Brébeuf, un petit village reculé où il ne se passe pas grand-chose, il y a tout de même un bar de danseuses nues… un bar où Normand Couture a déjà été portier il y a quelques années.