lundi 24 février 2014

Conte écologique improbable

                Sur la plaine s’étendent de grandes plaques de neiges, ça et là percées de quelques broussailles dégarnies.
                Il y a bien longtemps de cela, toute cette terre, la plaine et les collines des alentours et jusqu’aux montagnes l’horizon et jusqu’à l’immense océan dont les brumes viennent parfois jusque ici, toute cette terre était couverte de forêts magnifiques. De grands ormes majestueux côtoyaient les fringants bouleaux; les fiers érables et les délicats peupliers-trembles se mêlaient aux hêtres et aux merisiers; les conifères en tous genres se dressaient bien droits toujours verts : sapins baumiers, pruches, épinettes bleues, pins sylvestres… L’été, toute l’immense forêt était verte de vie et de sève; on les entendait chanter dans le vent. Et les arbres protégeaient du soleil et de la pluie, en leurs branches, leurs troncs ou leurs racines, toute une multitude d’être vivants, rampant, marchant, volant, qui à leur tour donnaient la vie et se perpétuaient. En automne, leurs couleurs enchantaient la terre, la rendaient magique, superbe. Et l’hiver, tous dormaient d’un demi-sommeil plein de promesses. Beaucoup de vieux arbres mouraient pendant l’hiver, et par leur mort la vie continuerait, des pousses toutes frêles apparaissaient entre leurs racines ou et la mousse s’étendait sur leurs troncs couchés à jamais.
                Pendant des milliers d’années il en a été ainsi. Les milliers d’hivers avaient succédé aux milliers d’étés. Des milliers des fois les pluies avaient arrosé et abreuvé cette terre qui nourrissait les arbres. Des milliers de fois le soleil avait séché le sol et rendu les arbres forts et beaux… Jusqu’aux jours où les hommes étaient venus; des hommes armés de machines énormes et tonitruantes, infernales, affreuses, fabriquées exprès pour couper les arbres. Elles détruisaient la forêt, dévastaient tout; rien ne pouvait les arrêter et les hommes souriaient et étaient contents. La machine la plus hideuse, c’était celle capable de couper un arbre géant, de l’étêter et de l’ébrancher d’un seul coup en quelques instants… Et les camions aux roues énormes emportaient au loin les troncs sciés, tout écorchés, mutilés. Coupées les épinettes, tués les sapins, abattus les érables; arrachés, déracinés, morts les arbres de la terre. Et les hommes s’acharnaient et se réjouissaient devant un tel carnage. Les roues démesurées écrasaient les jeunes plants, broyaient les pousses d’un printemps. La terre elle-même était éventrée, piétinée, mise en charpie. Et quand les hommes sont partis avec leurs machines énormes, il n’y avait plus que la mort sur la grande plaine. Morts les arbres et morts les animaux; enfuis les oiseaux; plus rien, que le silence.
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                Depuis des milliers d’années, il y avait eu un rocher. Mais les hommes l’avaient fait exploser à coups de dynamite; mais même brisé, cassé en plusieurs morceaux, il avait protégé, dans un creux, trois toutes petites pousses de sapins. Les roues démesurés étaient passées et repassées sur le rocher brisé qui les avaient défendues; les souples petites pousses avaient plié, mais elles avaient miraculeusement survécu.
                Les trois petits plants avaient grandi, l’un avec le tronc un peu de travers, l’autre avec une partie de ses racines à nu, le troisième avec  une blessure au tronc, côte à côte, leurs branches s’entremêlant au fur et à mesure comme les bras enlacés d’un petit frère et d’une petite sœur qui s’étreignaient pris de peur, comme désemparés, comme pour se donner du courage. Et leurs racines aussi s’étaient entremêlées partageant la même nourriture que leur offrait le sol moins abîmé peut-être ici que partout ailleurs. À la longue, leurs troncs s’étaient en bonne partie soudés.
                Les premières saisons avaient été les plus dures. Plus rien ne les abritait des vents, de la pluie, de la grêle. L’un des trois petits arbres était mort, celui avec la blessure au côté. Mais les deux autres avaient tenu bon. Lorsque l’un semblait être emporté par les rafales, l’autre le retenait. Lorsque le deuxième était sur le point d’être déraciné par une averse, l’autre le sauvait. Le premier hiver, ils avaient bien cru mourir tous les deux, mais il avait été exceptionnellement doux et ils avaient survécu.
                Bientôt, ils ont commencé à essaimer leurs graines aux vents d’automne, mais en vain. Rien ne poussait plus, rien ne pouvait plus naître; la terre était comme morte. Elle était sèche et dure, souillée, empoisonnée; le roc apparaissait à bien des endroits. Dès que quelques pousses vertes se mettaient à sourdre, elles étaient emportées par les pluies ou brûlées par le soleil, ou encore gelées par les froids de l’hiver…
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*     *
                Et aujourd’hui, la plaine s’étend avec des plaques de neige à perte de vue. Les deux grands sapins émergent de leur demi-sommeil hivernal, alors les jours rallongent, alors que le soleil les réchauffe. Les deux grands sapins sentent la sève remonter et eux; ils savent que leur fin est proche. Celui aux racines à nu sait que ce sera son dernier printemps et son dernier été, et qu’à l’automne il perdra ses feuilles pour la dernière fois; et l’autre qui a le dos un peu de travers sait qu’il le suivra rapidement.
                Alors qu’ils se réveillent après un autre long hiver, les sapins savent aussi que la vie ne s’arrêtera pas ainsi. Tous ces milliers et milliers d’arbres qui avaient poussé sur cette terre et qui avaient donné vie à d’autres arbres comme eux, tous ces arbres qui ont été ignominieusement coupés, mutilés, emportés, ceux qui ont été broyés et écrasés, tous, ils affirment que la vie ne peut s’éteindre ainsi.
                Oh ! les deux vieux sapins ont un secret : sous leurs vieilles branches en bas, longuement patiemment, ils ont accumulé un tapis d’aiguilles mortes, suffisamment épais pour conserver l’humidité, suffisamment composté pour nourrir la vie nouvelle. Et voilà qu’y poussent, une quinzaine de petits sapinets tout menus, tout fragiles, mais si mignons, si frétillants, bien vivants. Sous leurs branches desséchées, ils sont bien à l’abri de la neige et du gel, à l’abri des vents et des orages.
                Alors qu’ils se réveillent après un autre long hiver, les deux vieux sapins savent que ces petits, leurs petits sont saufs; ils vont pousser et forcir et grandir et formeront tout un bosquet d’arbres jeunes et robustes qui à leur tour en sèmeront d’autres et les protègeront; en d’autres et d’autres encore. Mais pour cela, pour qu’ils grandissent à maturité, ils ont besoin de plus de soleil, de sa chaleur et de son énergie. Et c’est pour ça que les deux vieux savent qu’ils doivent mourir. Et peut-être alors des graines perdues d’épinettes, de peupliers, d’érables, d’ormes, de bouleaux reviendront et pousseront aussi. Alors les arbres couvriront à nouveau toute la surface de la terre, et la terre sera belle, et les oiseaux reviendront, et les animaux aussi…

                Les deux vieux sapins seront morts depuis longtemps, tombés et pourris, quand cela arrivera. Voilà que le soir tombe sur eux, mais c’est un soir d’espoir à nul autre pareil.

lundi 17 février 2014


                Isabelle est un nom fictif. En fait, moi je m’appelle Isabelle Dufresne; je suis une policière du Service de police de la ville de Montréal, et parce que j’ai tellement été touchée, et bouleversée, par l’histoire d’ « Isabelle », j’ai l’impression qu’en lui donnant mon nom, cela la rend encore plus proche de moi.
                La première fois que j’ai rencontrée Isabelle, c’était à l’hôpital, à l’Hôtel-Dieu… ce qui est assez ironique, car, après coup, je me suis dit qu’elle avait été sacrifiée au dieu de la perversité  et de la dépravation.
                On m’avait demandé d’aller la voir, car, au sein du corps policier de la Ville de Montréal, j’ai acquis, au cours des  années, une certaine expertise dans les cas d’abus sexuel et de violence familiale. Mais ce que j’ai trouvé dépasse tout ce que j’avais vu auparavant, tout ce que je pouvais imaginer au niveau de l’horreur.
                C’était le personnel de l’Hôtel-Dieu, en fait une infirmière-chef de département, qui avait appelé la police. Isabelle avait été admise à l’urgence pour des maux d’estomacs et des problèmes digestifs. Après toute une série de tests, elle a été hospitalisée avec le diagnostic d’une forme rare de cancer de l’œsophage. Ce qui a mis la puce à l’oreille du personnel de son étage était que son père venait la voir tous les jours, souvent avec ses fils, et lorsqu’il lui rendait visite, il fermait toujours les rideaux autour de son lit. Les membres du personnel de l’étage ont commencé à se poser des questions, sans trop savoir exactement quoi penser. De plus, déjà qu’Isabelle ne parlait presque jamais, elle semblait exagérément amorphe après ces visites. Un jour, un infirmier a voulu en avoir le cœur net et il a ouvert les rideaux sous prétexte qu’Isabelle devait prendre des médicaments. Il vu alors son père avec sa main à l’intérieur de sa petite culotte. Il dira plus tard à son procès que c’était « pour se reposer la main » ! L’infirmier a fait rapport à l’infirmière-chef qui a immédiatement appelé la police. Sur les témoignages du personnel, la police a appréhendé le père. Plus tard, suite à l’enquête, les deux frères et l’oncle d’Isabelle seront également arrêtés.
                Lorsque j’ai vu Isabelle pour la première fois, elle m’a fait penser à un petit animal en cage : elle était repliée sur elle-même, elle regardait dans le vide et ne parlait pas. Je me suis présentée et j’ai essayé de lui expliquer le plus simplement possible ce qui venait d’arriver et que j’avais besoin d’elle pour l’enquête. Mais je n’ai rien pu tirer d’elle. Aucun son, aucun mot, aucune parole. Mais je voyais par ses yeux qu’elle voulait me dire quelque chose, qu’elle voulait communiquer avec moi. Je suis juste restée assise à côté de son lit pour qu’elle s’habitue à ma présence et à ma voix. Et je suis revenue.
                Je suis allée la voir tous les jours pendant plusieurs semaines. Au début je venais seulement m’assoir près de son lit, pour l’amadouer. Je lui disais : « Bonjour, Isabelle, c’est moi… » juste pour qu’elle s’habitue à moi, pour qu’elle s’habitue à ma voix. Graduellement, je lui parlais un peu plus. Je lui parlais de la température, de l’hôpital, du personnel, de la vie dans la police, de ce qui m’était arrivé la veille, de ma famille, des petits riens de la vie.
Ce n’est qu’après son opération que j’ai pu commencer véritablement à entrer en contact avec Isabelle et finalement comprendre ce qui lui était arrivé. Ça n’a pas été facile car elle ne répondait que par monosyllabes ou par des signes de tête.  Je me suis arrangée pour que toutes nos rencontres soient filmées pour accentuer l’impact de son témoignage futur en cour. Par recoupements, par déductions, par intuitions successives, petites brides par petits morceaux, j’ai fini par être capable de reconstituer l’histoire de sa vie, une vie d’abus, de violences, de viols, d’agressions, d’outrages indescriptibles.
                Elle ne pouvait se souvenir de la première fois où son père a abusé d’elle. Je pense vraiment qu’elle devait être encore au berceau; il a dû profiter de ce que tous les nourrissons ont le réflexe de téter pour lui mettre son pénis en érection dans la bouche et se le faire téter. Ça a sans doute été la première fois qu’il a éjaculé dans sa bouche. Ça semble dégoutant, affreux dit comme ça, mais je crois vraiment que c’est ce qui a dû se passer.
                Isabelle était la petite dernière dans la famille. Son père et sa mère avaient déjà deux garçons de cinq et sept ans quand elle est née. Sa mère était « toujours malade »; elle restait au lit toute la journée, ne se levant même pas pour manger, ne se levant que pour aller aux toilettes. Elle avait toujours mal au cœur, ou mal à la tête, ou mal au ventre; elle se sentait toujours étourdie. Savait-elle quelque chose ? En tout cas, elle n’a pas été condamnée par le juge.
Durant toute sa petite enfance, son père a continué d’abuser d’Isabelle, « s’amusant » à des jeux érotiques avec elle. Quand il lui donnait son bain, en fait quand il prenait son bain avec elle plutôt, il la savonnait partout et surtout dans l’entre-jambe, et dès qu’elle l’a pu, il lui a demandé de faire la même chose. Il n’a pas tardé à montrer à ses deux garçons de faire pareil. À eux trois, ils lui donnaient son bain ou une douche tous les jours. Puis après, le soir, elle devait faire une fellation à son père, avant de s’endormir. Ça l’aidait à mieux dormir.
                Isabelle avait une chambre dans la maison familiale, mais elle n’y couchait pour ainsi dire jamais. Il y avait toujours l’un ou l’autre du père ou des frères qui venait la chercher et la prenait dans son lit pour passer la nuit avec elle. Ils pouvaient la peloter, la tripoter, la sucer et la baiser comme bon leur semblait.
Isabelle n’est jamais allée à l’école. Au moment de devoir l’inscrire en première année, le père a déménagé la famille dans un autre quartier de la ville; les garçons sont allés à l’école secondaire du quartier et les autorités ont perdu la trace d’Isabelle. Elle n’existait plus; elle n’existait plus que pour satisfaire la perversité et les instincts bestiaux de son père, et ceux de ses frères et de son oncle… jusqu’à ce qu’elle rentre à l’hôpital.
Tout petite, elle a appris à les sucer pour leur donner du plaisir. Toute petite, elle a appris à écarter les jambes pour bien s’exhiber la vulve. Le matin pour pouvoir déjeuner, elle devait les masturber ou faire une fellation à l’un ou à l’autre. Je suis convaincue que ce sont ces innombrables jets de sperme qu’elle a dû avaler durant toute sa vie qui ont provoqué son cancer. J’ai calculé qu’à deux fois par jour au minimum pendant seize ans, c’est plus de 10 000 jets de sperme qu’elle a avalés.
Dès qu’elle a eu dix ans, il y a eu le jeu de « l’inspection du matin ». Chaque matin, son père la faisait assoir sur le comptoir de la cuisine, les cuisses écartées et ils comptaient ses poils pubiens qui apparaissaient; et il faisait une même inspection pour ses petits seins qui poussaient.
Quand elle a eu ses premières menstruations, ils ont fait une grande fête. Elle devenait une femme ! Pour le jour de son treizième anniversaire, son père lui avait préparé un cadeau spécial : il est venu dans son lit et l’a déflorée en la violant; puis ça a été au tour de ses frères qui avaient alors dix-huit et vingt ans. Pour éviter qu’elle tombe enceinte, ils ont mis des condoms au début; mais l’année suivante le père a trouvé un médecin compréhensif qui lui a prescrit des anovulants.
Il n’y avait pas de porte à la salle de bain. Quand elle devait aller aux toilettes, c’était devant tout le monde, et tout le monde la regardait. Son père lui demandait même de temps en temps de l’essuyer après avoir déféqué.
Le père avait un frère qui avait un chalet à la campagne, et l’été le père et les fils et y allaient avec Isabelle pour se reposer. Le premier soir, ils faisaient une partie de poker et le gagnant avait le droit de passer la première nuit avec elle. Le gagnant avait le droit de tout lui faire, sauf « lui faire mal », comme si des viols à répétition ne pouvaient pas faire mal. Le jour, ils allaient tous à la chasse ou à la pêche sauf un qui restait avec Isabelle et qui s’amusait avec elle toute la journée. Bien sûr il n’y avait pas de toilette, juste une bécosse, alors elle devait uriner sur le gazon derrière le chalet et les hommes la regardaient faire en ricanant.
Pendant l’hiver, ils louaient des films pornos pour mieux s’exciter et ils recopiaient sur elle ce qu’ils y avaient vu. Ils lui ont mis dans le vagin des concombres, des saucisses, des carottes, des céleris, des poireaux, des cornichons, des bananes, des crayons, des manches de marteau, de tournevis, de brosse… Et ça les faisait rire ! Pour eux c’était un jeu, c’était l’fun. Ils s’amusaient avec elle, comme on s’amuse avec une poupée gonflable; sauf qu’Isabelle était une vraie personne avec un cœur et une âme.
Les soirs où il y avait du hockey à la télévision, ils avaient un jeu qu’ils appelaient « le jeu des trois périodes »; ça consistait à lui garder un doigt dans le vagin, en se relayant, durant toute la durée du match. Et elle était violée chaque fois que les Canadiens comptaient. Quand c’était l’autre équipe qui comptait, ils la masturbaient.
L’esprit dépravé de son père ne manquait jamais d’imagination morbide. Le 10 du mois était aussi une journée spéciale. C’était la « journée des 10 fois » : cela consistait à la violer à tour de rôle dix fois durant la journée. Peu importe qui, peu importe comment, peu importe à quelle heure : il fallait la violer dix fois durant la journée. Il y avait un tableau dans le salon et à chaque fois le coupable inscrivait une croix.
Déjà que toutes limites avaient été dépassées, le père d’Isabelle les a repoussées encore plus en faisant de l’argent avec elle : il la louait à quelques hommes du voisinage pour une ou deux heures. Ils pouvaient « s’amuser » avec elle, mais « sans lui faire de mal ».
Vers l’âge de seize ans, après seize ans d’abus et mauvais traitements, Isabelle a commencé à avoir de problèmes de santé; des problèmes digestifs. Au début, elle a eu des difficultés à avaler. Son père l’a soignée avec des Tylenol. Mais bien sûr, ça ne passait pas. Puis elle s’est mise à vomir et du plus en plus souvent. C’est quand il y a eu du sang dans ce qu’elle vomissait que son père a finalement décidé de l’amener à l’urgence en disant qu’elle faisait une indigestion. Comme Isabelle était incapable de parler, autant parce qu’elle ne savait comment qu’à cause de la douleur, c’est son père qui répondait comme il voulait aux questions.
Finalement, le procès a eu lieu. J’étais prête à témoigner pendant plusieurs jours et subir un contre-témoignage serré – j’avais l’habitude – mais au bout de deux heures seulement, le juge m’a dit d’arrêter; il a dit que ça suffisait, qu’il n’avait pas besoin que j’entre dans tous les détails sordides de cette terrible histoire. Il a dit qu’il n’avait pas besoin d’entendre les autres témoins et a demandé aux deux avocats de faire leurs plaidoyers immédiatement (ce qui est rarissime en cour), et il a pris l’affaire en délibéré. Dès le surlendemain, il convoqué le tribunal pour donner sa sentence. Le père d’Isabelle a été condamné à une peine de quinze ans de pénitencier et a été déclaré délinquant dangereux. Ses deux frères et l’oncle ont écopé de dix ans. Comme je l’ai dit sa mère a été acquittée par manque de preuve.
Mais l’histoire d’Isabelle ne s’arrête pas là.
Elle a été opéré, deux fois, pour son cancer; puis elle est sortie de l’hôpital. Elle allait mieux. On lui a trouvé une place dans un refuge pour femmes victimes de violences et d’abus avec tous les services et l’aide dont elle avait besoin. Elle était bien entourée. Elle commençait à s’habituer aux autres femmes de la maison. Elle apprenait à parler. J’allais lui rendre visite régulièrement, et nous commencions à bavarder véritablement. Je l’ai même vue sourire quelques fois quand j’arrivais. C’était il y a deux ans. Je savais qu’après tous ces sévices, Isabelle ne pourrait jamais vivre une vie normale, mais au moins elle était à l’abri. D’autant plus qu’on avait dû lui enlever une partie de l’œsophage avec sa tumeur et elle ne pouvait se nourrir que par gavage à travers un sac gastrique directement relié à son estomac.
Mais il y environ six mois son cancer est réapparu. Foudroyant. Elle est morte en moins de quatre semaines. Il ne reste d’elle que sa pauvre histoire.

                

lundi 10 février 2014

Carlotta

                Carlotta commençait vraiment à s’inquiéter.
                -Voilà déjà plus d’une heure qu’elle devrait être revenue; mais qu’est-ce qu’elle peut bien faire ? J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de mal !
                Celle dont Carlotta guette ainsi le retour, c’est Maria Elena, l’une de ses pensionnaires, l’un de se « ninas » comme elle les appelle.
                Carlotta est arrivée à Cuidad Juárez voilà plus de trente ans. Les choses - et la ville - ont bien changé depuis. Ah oui, les choses ont bien changé !
                À l’époque où elle est venue s’installer Ciudad Juarez était encore une petite bourgade, Carlotta s’en souvient bien. À cette époque les compagnies étrangères et les maquiladoras commençaient tout juste à s’installer. Le gouverneur de l’État et le Gouvernement du pays avaient fait de cette petite ville frontalière la première ville-franche du nord du Mexique exempte de taxes, d’impôts sur le capital; les salaires de tous ces nouveaux emplois offerts y étaient légèrement supérieurs à ceux d’ailleurs au Mexique et permettaient de franchir la limite de la survie, et les gens étaient accourus de toute la région; un petit revenu valait mieux que pas du tout.
Carlotta était arrivée de la campagne pour gagner sa vie, pour envoyer de l’argent à ses parents campesinos sur une terre sèche, plus guère fertile après des générations d’exploitation, qui ne suffisait plus pour nourrir toutes les bouches de la maisonnée. Un jour, sa mère lui avait fait son baluchon et elle était partie. Elle avait alors à peu près l’âge de Maria Elena : dix-neuf ans. Puis, les maquiladoras avaient poussées comme des champignons, en enfilade. En dix ans, la population de la ville avait doublé. Puis avait doublé à nouveau la décennie suivante, sans que ne soient construites les infrastructures adéquates.
Carlotta avait travaillé un temps dans une usine de fabrication de vêtements, tantôt c’était des jeans ou des survêtements de sports, ou encore de souliers de course. Les maquiladoras avaient continuellement besoin, et toujours plus, de main-d’œuvre, pour soutenir leur expansion mais aussi à cause de l’énorme roulement. Beaucoup de personnes tombaient malades, d’autres repartaient désillusionnées. Avec le temps le coût de la vie avait aussi considérablement augmenté, et les salaires n’avaient pas suivi. Mais les compagnies trouvaient toujours des jeunes à engager même si les alaires restaient toujours bas et les conditions de travail très précaires, même si les heures et les journées étaient longues et fatigantes, même malgré le bruit ambiant, même malgré la mauvaise qualité de l’air des  entrepôts ou des édifices mal aérés. On embauchait à qui mieux-mieux, et les gens étaient ensuite venus d’au-delà de la province de Chihuahua, du Mexique entier, puis de partout de l’Amérique centrale. Avec cette croissance rapide et débridée du nombre d’habitants et de la richesse en circulation, la violence aussi avait considérablement augmenté.
                Carlotta avait travaillé une dizaine d’années dans des usines et s’était rendu compte, avec amertume qu’elle y resterait toute sa vie. À la mort de son père, elle n’avait pas hérité beaucoup mais, elle n’avait plus eu à envoyer de l’argent chez ses parents. La ferme avait été cédée pour presque rien, ses frères et sœurs s’étaient dispersés. Elle était allée chercher sa mère et l’avait prise avec elle; leurs deux pécules mis ensemble, elle avait acheté une vieille maison de bourgeois, dont les propriétaires étaient partis depuis longtemps pour Mexico. Depuis elle avait accueilli ses ninas, ses filles, des jeunes femmes qui venaient chercher un emploi à Juárez, comme on disait. Sa mère était morte il y avait dix ans.
Carlotta donnait refuge surtout aux jeunes femmes candides qui arrivaient de la campagne de sa région qui semblait un réservoir intarissable. Maria Elena, elle, avait traversé tout le pays pour aboutir à Ciudad Juarez. Elle avait eu l’adresse de Carlotta par une des ses cousines qui y avait logé quelques années auparavant; cette cousine s’était ensuite mariée et était repartie vivre dans la capitale. Le petit air à la fois timide et volontaire de Maria Elena avait tout de suite conquis Carlotta. Carlotta l’avait accueillie sans hésitation en l’embrassant et l’avait aidée à trouver un emploi chez Reebock. Beaucoup de compagnies n’engageait que les jeunes filles, plus malléables, plus dociles, habituées à obéir au doigt et à l’œil à leur père, et que l’on payait moins cher que les hommes, même si les conditions étaient les mêmes : douze heures de travail par jour, six jours par semaine. Le jour de Noël de congé et deux semaines de vacances en été, sans salaire, pour aller rendre visite à la famille. Tout de suite, dès qu’elles arrivaient, Carlotta les avertissait toutes des dangers nombreux et sérieux qui les guettaient. Plusieurs dizaines de jeunes femmes avaient disparues depuis une dizaine d’années. Elle est même devenue membre de la NHRC (« Nuestras Hijas de Regreso a Casa »). Même si l’organisme demande que ces meurtres et ces disparitions soient élucidés, ses objectifs premiers sont d’attirer l’attention internationale sur Juárez et d’exercer des pressions sur les gouvernements; la NHRC permet aussi aux familles de briser le silence pour rendre plus difficile l’impunité des coupables. Il y a quelques années, Christina Escobar Gonsalez, l’une de ses membres a été assassinée. Le coupable a été arrêté au moment où il tentait de charger son corps marqué de nombreux sévices dans le coffre de sa voiture. Parce qu’il a prétendu qu’il se trouvait en état de légitime défense lorsque il l'avait tuée, il n’a été condamnée qu’à trois ans d’emprisonnement.
Entre 2 000 et 2 500 jeunes femmes de 13 à 25 ans sont ainsi disparues en une quinzaine d’années. Il y a deux ans, Carmen, l’une de ses ninas était disparue; est-ce que ce soir, ce serait le tour de Maria Elena ? Non pas elle, pas elle. Señor, faites qu’il ne soit rien arrivé. Déjà, plus d’une heure de retard !

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*    *

Maria Elena était venue à Ciudad Juárez pour travailler c’est sûr, pour gagner un peu d’argent, pour en envoyer à ses parents, mais elle voulait aussi économiser suffisamment d’argent pour voyager, aux États-Unis ou même en Europe. Mais jamais elle n’aurait pensé que ça puisse être si dur : toute la journée debout, à toujours répéter les mêmes gestes, qui pouvaient légèrement varier selon le produit demandé; jamais le droit de se reposer; ne jamais parler; et il fallait bien faire attention d’aller à la toilette avant le début du travail, car il n’y avait pas de pause, à part à midi, de toute la journée. Et jamais elle n’aurait pensé que ce soit si dur d’économiser un peu d’argent. Heureusement que Carlotta ne demandait pas une somme astronomique pour le logement, mais il y avait la nourriture, quelques vêtements, l’autobus, quelques produits d’hygiène qu’il fallait acheter; et ce qui coûtait cher surtout, c’était que lorsque une des filles faisait une erreur, elle devait payer pour les produits endommagés. Et ces frais-là étaient énormes. Les filles tentaient bien de s’entraider mais elles étaient toutes dans la même situation.
Quelques minutes après la sirène de fin de journée, le gérant d’étage est venu trouver Maria Elena, pour lui dire que le directeur de l’usine désirait la voir. Dans les vestiaires où elles se changeaient, les autres filles sur la chaîne de montage l’ont regardée avec étonnement : ça n’était jamais une bonne nouvelle quand on se faisait convoquer par le patron. Maria Elena s’est rapidement brossé les cheveux et s’est mise à monter les escaliers qui menaient aux bureaux de l’administration. Elle a cogné à la porte et une secrétaire lui a dit d’entrer et lui a indiqué un siège où s’asseoir.
-Je vais me faire mettre à la porte, pensait Maria Elena.
Mais ce ne sera pas le cas. Le directeur l’a fait entrer dans son bureau tout aimable, des fleurs à la bouche, la complimentant sur son assiduité, sur son efficacité, sur son bon travail.
-Tu comprends Maria Elena, les bonnes employées sont rares et on veut les garder, on veut les récompenser. Tu comprends, moi il faut que je vois à ce que l’usine fonctionne bien; j’ai des quotas de productivité à respecter, si ça ne dépendait que de moi, c’est sûr que je diminuerais un peu la cadence, mais ce n’est pas moi qui décide. J’ai des grands patrons à Houston qui prennent les décisions, qui veulent maximiser les profits à tout prix, et ils ne sont pas sur le terrain, eux, comme nous; ils ne voient pas comment est la réalité; ils ne savent pas ce que c’est que de travailler douze heures par jours toujours penché sur la même machine ! Non, pour eux, ce sont les chiffres qui comptent : combien des paires de chaussures a-t-on fabriquées ? quelle augmentation de cadence depuis l’année dernière ? quels sont les coûts de production ? les coûts du matériel, de la main-d’œuvre ? quelles sont les marges de manœuvre ? combien coûte l’expédition ?… Il y a toujours plus de commandes; le commerce international, c’est in jungle; il faut les comprendre, ils sont en compétition  contre des concurrents redoutables; les Chinois sont sans pitié ! Toutes sortes d’adversaires qui ne pensent qu’à les ruiner, qui veulent les avaler, qui recherchent le monopole. On pourrait fermer l’usine demain matin et ça ferait 750 personnes qui perdraient leur emploi…
Maria Elena se demande bien où le directeur veut en venir avec cette sérénade, ces énumérations, ces jérémiades; elle entend s’éteindre le brouhaha de la fin de journée.
-Mais je sais que tu es une bonne employée, une employée modèle. Si elles étaient toutes comme toi, ah, que je serai content, je n’aurai aucun problème; je pourrais remplir mes quotas sans problème et même les dépasser !... J’ai quelque chose à te demander. Quelque chose d’important, qui concerne l’avenir de l’usine. Je voudrais que tu serves de modèles aux autres. Je suis prêt à te donner une augmentation pour cela; je voudrais que tu parles aux autres filles et que tu leur dises l’importance de maintenir la cadence, l’importance de garder et d’augmenter les quotas, de satisfaire les patrons de Houston. On peut devenir la meilleure usine de Juárez, la plus efficace, la plus productive. Je voudrais que tu leur montres comment travailler, je voudrais…
Sans montrer son impatience Maria Elena, regarde du coin de l’œil l’horloge sur le mur d’en face. « J’espère qu’il ne me fera pas manquer mon autobus ! » pense-t-elle
Après encore plusieurs minutes d’envolées, le directeur conclut :
-Bon, voilà ce que je voulais te dire, j’espère qu’on va bien s’entendre tous les deux; on va faire du bon travail, on va faire rouler cette usine. Ah, je suis content d’avoir pu parler avec toi, je suis content que tu comprennes ce que je dise;  je suis content que tu prennes autant soin que moi à faire marcher cette belle usine ! Bon, je te laisse aller, maintenant.
Maria Elena redescend l’escalier à toute vitesse. Les secrétaires sont parties. L’usine est silencieuse. Il n’y a que le service de nuit qui vient pour le nettoyage et l’entretien. Elle attrape mon manteau. En franchissant la porte, elle ne voit pas le directeur qui décroche le téléphone.
-Il m’a fait manquer mon autobus avec ses histoires, celui-là.
L’usine est à deux kilomètres de la périphérie de la ville. La plupart des filles prennent l’autobus,  quelques-unes partent en vélos, et quelques autres, plus rares, ont un conjoint qui vient les chercher en voiture. Le prochain autobus n’est que dans trois quarts d’heure. Carlotta lui a bien dit de ne jamais se promener seule le soir; alors elle décide d’attendre sous les lumières de l’usine.
Bientôt une voiture arrive au niveau de l’arrêt d’autobus.
« Alors ma poulette, on a oublié quelque chose ! Viens on t’emmène. »
Maria Elena ne répond pas à l’invective. Elle se colle contre le mur.
« Eh, ça ne va pas ça ! Il faut répondre quand on t’adresse la parole, ce n’est pas très poli. »
Sans qu’elle n’ait le temps de s’en rendre compte, deux portières s’ouvrent et deux hommes en sortent; ils l’attrapent et la projette dans la voiture avant qu’elle puisse réagir ou crier. On l’aplatit sur le sol à coups de pieds. La voiture démarre.
Elle roule pendant d’interminables minutes.
Maria Elena sent la panique monter en elle, mais subitement on la tire brutalement dehors et elle se retrouve dans une sorte de grande pièce toute illuminée. Un peu aveuglée et surtout terrorisée, elle met sa main sur ses yeux.
« Il y a quelqu’un, parvient-elle à articuler. »
Elle entend vaguement des bruits de moteurs. Deux hommes s’approchent.
« Tiens voilà la salope qu’on attendait, dit l’un d’eux et lui tirant les cheveux vers l’arrière.
L’autre lui tient les bras en arrière.
-Aïe ! ça fait mal, crie Marie Elena.
Le premier des deux hommes commence à lui tripoter les seins.
-Non, non, ne faites pas ça !
Ils rient et d’autres hommes avec eux. Toujours maintenue fermement, l’un des hommes lui arrache ses vêtement, sa veste, déchire sa blouse, lui enlève son pantalon. La voilà en sous-vêtements. Avec un couteau, il coupe son soutien-gorge. Son martyr vient de commencer.
-Arrêtez, arrêtez !
Il lui pétrit les seins, puis les tête goulûment pendant de longues minutes. Elle essaye de crier mais l’homme qui lui retient les bras lui a mis la main sur la bouche. Avec le même couteau, celui qui la moleste découpe sa petite culotte. Il lui caresse le ventre, le pubis, l’entre-jambe. Il passe le doigt dans le vagin. Non, non, pas ça.
Elle a beau se tortiller, elle est maintenue solidement; ses épaules lui font mal.
Elle voit un troisième homme arriver, torse nu. Il se frotte contre elle, contre ses cuisses; il baisse ses pantalons, et l’empoignant sous les genoux, il la viole sans ménagement. Elle veut crier, elle se démène, mais c’est peine perdue.
Ce viol terminé, celui qui la retient la retourne et lui fait une clef de tête. On lui écarte les cuisses, on la viole par en arrière, une fois, deux fois, trois fois. Elle est presque étouffée. Quand l’homme la lâche, elle s’écroule. Mais rapidement deux autres hommes la redresse; ils la violent plusieurs fois.
L’un des hommes lui tord le bras si fort qu’il lui luxe l’épaule; elle hurle de douleur et s’écroule à nouveau. Quelques instants de répits et six hommes viennent et lui urinent dessus en visant surtout la tête.
Maria Elana est dans un état second, elle ne sait plus où elle est… Un autre homme intervient et il l’agrippe par les jambes et la viole, en lui tenant les genoux; la tête de Maria Elana cogne par terre.
Deux hommes lui attachent les chevilles et lui écartent les jambes au maximum. Elle crie à nouveau, la souffrance est atroce. Ses fesses ne touchent plus par terre. Dans cette position douloureuse inconfortable, elle est à nouveau violée plusieurs fois par des hommes qui n’ont même pas besoin de la soulever. Deux hommes la retourne, elle est face contre terre; un homme s’assoit sur sa tête et l’écrase. Le bassin surélevé, les chevilles attachées, les jambes affreusement écartées, elle est violée, cinq fois, six fois, sept fois.
Des hommes lui mordent les seins au sang. Avec ses dents, l’un d’eux lui arrache un mamelon.
Elle saigne, de la tête, des seins, du vagin, de l’anus.
Puis arrivent ou reviennent deux autres hommes qui lui écartent encore plus ses cuisses : les os craquent, les ligaments se déchirent. La douleur est atroce. Elle n’en peut plus. Qu’ils me tuent, qu’ils me tuent pour que ça finisse ! Elle sent qu’on la fouette; les coups pleuvent, mordants, cinglants, cuisants. 
Mais le pire reste à venir.
Un dernier homme s’avance avec un couteau électrique. Il lui rentre le couteau électrique dans le vagin et l’actionne. Il la coupe en deux. Ses organes, ses os, sa peau volent dans tous les sens. Maria Elena ne voit plus rien, ne sent plus rien. Elle est morte. Son martyr a duré six heures; mais sa vie n’est pas finie pour autant. Trois heures après sa mort les centaines de pires de vues prises par les six caméras qui tournaient permanence de six angles différents, sont réparties sur Internet dans les réseaux de pornographies. Des milliers de bouts de films et de photos d’elle seront vendus à très bon prix. Elle se retrouvera sur les écrans d’ordinateur de centaines de maniaques et de dépravés sexuels dans le monde entier, de l’Australie à la Russie en passant pas l’Espagne et le Canada…

*
*     *

Ce n’est que le surlendemain que Carlotta ira identifier son corps mutilé que la police a trouvés dans un des dépotoirs de Ciudad Juarez.

-Vous avez de la chance, lui dit un policier un mauvais sourire aux lèvres. Parfois, il y a trop de morceaux et on ne peut même pas reconstituer les cadavres.

lundi 3 février 2014

Votre enfer

Récit
Gabriela Coman  et Ève-Marie Doré

J’ai porté plusieurs noms au cours de ma vie et j’en ai oublié quelques-uns, mais mon nom de baptême est Gabriela Coman; je suis née en Roumanie et dans les pages qui suivent, je vais vous raconter mon histoire. C’est une histoire vraie, une histoire de plus de seize ans passés dans les réseaux de prostitution internationaux. En fait, je raconte plutôt mon histoire à une autre jeune femme qui, elle, s’appelle Ève-Marie Doré. C’est une étudiante en Travail social de l’Université de Montréal qui est venue faire un stage dans le refuge pour femmes où je vis depuis quelques temps, depuis que je me suis enfuie. C’est là que nous nous sommes rencontrées. Elle s’est liée d’amitié pour moi et c’est elle qui a insisté pour que je raconte mon histoire. Au début, je n’ai pas trop bien compris ce qu’elle voulait dire, mais elle avait l’air vraiment de s’intéresser à moi et à ce que j’avais vécu. Et moi j’aime son nom : Ève-Marie, la première femme et la mère de Jésus, ça me rappelle mes années d’enfance en Roumanie, lorsque ma grand-mère et mes parents m’amenaient à l’église de notre village. « Ève-Marie Doré »… on pourrait dire « dorée » aussi, ou même « adorée ». Ève-Marie m’a également dit que si on arrivait à publier mon histoire, ça pourrait aussi conscientiser les gens sur la question de la prostitution et de l’exploitation sexuelle, peut-être, et peut-être je pourrais gagner assez d’argent pour retourner dans mon pays; mais je ne sais pas si j’ai vraiment envie de retourner en Roumanie, là où les exploiteurs m’ont prise. Je ne sais pas si j’ai vraiment envie de retrouver mes parents après ces seize de vie de prostituée…
Nous écrivons cette histoire parfois dans la petite chambre que je partage avec une autre femme dans ce refuge à Montréal, parfois dans un petit bureau adjacent à la salle commune; moi, je lui parle à Ève-Marie et elle, elle écrit à l’ordinateur ce que je lui raconte. Je vois sur l’écran les lettres et les mots qui s’enfilent; ça me fait drôle. Moi je ne pourrais pas écrire mon histoire. C’est déjà assez difficile à raconter comme ça... Comment tout raconter ? Comment raconter tout ce que j’ai vécu ? Je raconte mon histoire de façon décousue, en désordre, par intermittence, en fragments, avec des trous et Ève-Marie arrive, comme par magie, à recoller les morceaux. Certaines fois je raconte un ou deux détails superficiels et Ève-Marie avec ses suggestions ou en me posant les bonnes questions arrive à m’en faire dire plus. Des fois, quand certains souvenirs plus douloureux que les autres montent à la surface je me mets à pleurer, ou alors à d’autres nous restons en silence, sans rien dire, face à face et Ève-Marie me tient simplement la main, tout l’après-midi s’il le faut. Ensuite elle me serre dans ses bras et me dit avec un léger sourire: À demain. Et moi, j’essaye aussi de sourire et je dis : Oui, ça ira mieux demain. Ce que je peux dire c’est que je ne sais pas trop pourquoi ou comment, mais ça me fait du bien de raconter mon histoire.
De toute façon, je ne sais même pas taper sur un clavier d’ordinateur, je ne sais pas comment ça fonctionne; je n’ai jamais eu l’occasion de l’utiliser. De plus, même si j’ai appris le français à l’école primaire en Roumanie, et que j’ai vécu plusieurs années en Suisse et France. Mon français n’est pas assez bon, trop rudimentaire, pour pouvoir l’écrire comme il faut. S’il fallait qu’Ève-Marie écrive mot pour mot ce que je dis, ça ressemblerait à ça : « Moi, je suis née en Roumanie; moi, j’ai étudié dans petite école de village; j’ai habité chez mes parents; et un jour… ».
                Un jour… Mon village natal s’appelle Benesti. Il est situé à trois heures et demie de la capitale Bucarest, dans les hauteurs des Carpates, dans la Transylvanie. La ville importante la plus proche était Sibiu. À l’époque de mon enfance mon village comptait à peu près 2 000 habitants et il en compte moitié moins aujourd’hui; bien des gens sont partis vivre en ville. Au centre de Benesti, se trouve l’église orthodoxe dédiée à Saint-Chrysostôme, le Saint-à-la-Bouche-d’Or. Quand j’y pense !... Pour moi, la bouche d’un homme est devenue synonyme d’instrument d’exploitation. Et c’est ma bouche qui vaut de l’or pour les hommes quand elle les suce. C’est là que j’ai été baptisée un mois après ma naissance, selon la coutume, au mois de mars 1980 en plein régime des Ceausescu. Au moment du renversement des Ceausescu en 1989, quelques mois après la chute du mur de Berlin, j’avais neuf ans, et la Roumanie, après quarante ans de régime communiste et vingt ans de dictature, était dans un état lamentable. Et même si les gens dansaient et chantaient dans les rues, l’après-régime a été l’une des périodes des plus chaotiques; tout le tissu social, politique et judiciaire était en délabrement. Ainsi les truands, les bandits, les malfaiteurs et autres voleurs de tous acabits ont fait main basse sur les ressources du pays. L’instabilité sociale a permis une progression exponentielle de la criminalité et l’essor sans pareil des organisations mafieuses.
                C’est peu de temps après, peu de temps après la chute de Berlin aussi, qu’ont commencé à écumer dans tous les pays nouvellement libérés de l’Est, la Roumanie mais aussi la Hongrie, la Bulgarie, la Pologne, l’Ukraine, les pays baltes, les recruteurs pour le trafic humain, humant la chair fraîche de ces régions pauvres et désorganisées propice à alimenter les réseaux de prostitution et d’exploitation sexuelle.
                Tout d’abord dans les villes où la moisson était abondante et facile à prendre; il y avait tant de jeunes filles désœuvrées, jouissant d’une nouvelle liberté, une vraie manne; il suffisait de se pencher pour la ramasser; puis, ça a été au tour des campagnes. Leurs manières de procéder pouvaient varier, mais toujours basées sur des promesses alléchantes d’emploi bien rémunérés : petites annonces dans les journaux, faux centres d’aide, entrevues, campagnes publicitaires, parrainages… Dans mon cas les recruteurs se sont tout simplement présentés à la mairie et ont présenté aux autorités municipales, avec force paroles mielleuses et les pots-de-vin qui allaient de soi, un projet d’une organisation non-gouvernementale basée en Amérique qui voulait recruter des jeunes et leur offrir des bourses pour venir étudier, dans leurs nouveaux bureaux de Bucarest, « les principes de solidarité internationale et pour se perfectionner dans une profession qui serait utile au pays et à sa reconstruction ». Pour cela, il fallait leur faire passer des tests d’aptitudes pour évaluer leur personnalités, leurs attitudes, leurs capacités, leurs potentiels. Les rencontres se sont faites en fin de semaine dans les locaux mêmes de la ville. En fait, ils voulaient nous voir en personne pour évaluer notre aspect physique. Ils étaient trois, deux hommes et une femme. Nous étions plusieurs jeunes à avoir répondu à l’annonce publique. Je venais d’avoir quinze ans, je me trouvais assez jolie et j’étais très bonne à l’école, mais l’école fonctionnait sans grand budget et mes parents ont cru que ce serait une occasion unique d’obtenir une formation que je ne pourrais jamais me payer autrement. Ils m’ont encouragée à me rendre à l’entrevue. Cinq d’entre nous avons été retenues, cinq filles. Les entrevues ne duraient pas très longtemps, dix minutes environ. L’un des deux hommes nous posait des questions sur notre famille - je n’avais qu’un frère qui travaillait dans une mine de charbon - sur le niveau économique de notre père, s’il avait une voiture, sur nos amis, nos relations. Que nous étions naïfs ! Aujourd’hui, ils ne pourraient plus agir de cette façon, les gens sont devenus méfiants, mais à l’époque... Mais les moyens qu’ils utilisent aujourd’hui sont tout aussi efficaces.
                Quand on m’a dit que j’avais été sélectionnée, j’avoue… j’en ai honte aujourd’hui, que j’étais très fière, je me suis sentie très flattée ! J’étais emballée par ces perspectives de vie nouvelle, je sautais dans la maison; et mes parents aussi étaient très fiers. On m’a remis un chèque de 500 lei (qui était certainement faux et que mes parents n’ont sans doute jamais pu encaisser) et un billet d’autobus pour me rendre à Sibiu à une telle adresse à telle heure (13 hr, ce qui n’est pas fortuit), le surlendemain. J’étais très excitée, et mes parents aussi, bien qu’un peu inquiets, mais j’ai promis de leur donner des nouvelles tout de suite en arrivant.
                J’ai donc pris l’autobus avec ma petite valise rouge; mes parents m’ont embrassée très très fort. Ce sera la dernière fois leur vie qu’ils me serreront dans leurs bras; je ne les ai même jamais revus, ni mes grands-parents non plus qui sont sans doute décédés aujourd’hui,  et ils n’ont plus jamais eu de mes nouvelles, sauf peut-être une fois. Ils ne savent même pas si je suis morte ou toujours vivante. Depuis seize ans. J’ai passé seize ans dans les réseaux de prostitution et de trafic humain. J’ai été violée des milliers de fois, par tous les trous de mon corps; j’ai avalé des milliers de jets de sperme; j’ai été emprisonnée, ligotée, giflée, battue, fouettée, frappée à coups de poings, à coups de pieds, à coups de baguettes; on m’a invectivée, injuriée, insultée, on m’a crié, hurlé dessus, on m’a terrorisée; on m’a tiré et arraché les cheveux, tordu les bras et les jambes; on m’a mordue, piquée, pincée au sang, griffée, tailladée; on m’a rentré dans le vagin et dans l’anus toutes sortes d’objets : crayons, cigares, chandelles, manches de brosse, matraques… J’ai eu mal, j’ai eu des membres brisés, j’ai souffert de la faim, de la honte, du désespoir; j’ai pris des drogues qui m’ont fait halluciner; on m’a uriné dessus; j’ai été humiliée comme c’est presque impossible de le décrire. J’ai perdu ma dignité, mon intégrité, mon identité; j’ai été vendue et achetée et revendue et achetée encore dans toute l’Europe, une bonne dizaine de fois. Pendant seize ans.
                Quand je suis arrivée à Sibiu au terminal d’autobus, j’ai dû demander mon chemin; on m’avait dit qu’il ne me faudrait marcher que quelques minutes pour arriver au lieu du rendez-vous : un immeuble tout moderne, très confortable, tout vitré et tout. Mais en fait, la marche a duré presque une heure et ça aussi ce n’est pas un hasard. Comme ça les filles arrivent au rendez-vous un peu hagardes et affaiblies, elles sont fatiguées, elles ont faim et soif. Elles sont encore plus malléables. L’adresse qu’on m’avait donnée n’existait pas, mais aussitôt que je me suis engagée dans l’allée pour aller vérifier d’un peu plus près, un homme est sorti d’une voiture déjà stationnée, pour bien vérifier si j’étais venue seule, et m’a abordée en me demandant abruptement si je venais pour l’organisation en question. Comme j’ai dit oui, oui, en hochant la tête, si contente de toucher enfin au but, il m’a expliqué qu’il y avait eu une erreur dans l’adresse qu’on m’avait donnée et qu’il allait me conduire directement au lieu convenu. En prenant ma valise pour la mettre dans le coffre, il m’a invitée à entrer dans la voiture; en plus du chauffeur en avant, il y avait déjà un homme assis sur le siège arrière à côté duquel j’ai dû m’asseoir et l’autre, celui qui m’avait abordée, plutôt que de se mettre à l’avant s’est aussi assis sur le siège arrière. Avant que j’aie pu dire quoique ce soit, il a refermé la porte et la voiture a démarré. Le piège, la toile inextricable, venait de se refermer implacablement sur moi pour ne plus jamais se rouvrir.
                Peut-être croyez-vous que j’ai l’air de raconter ça sans émotion, sans état d’âme, mais ça fait si longtemps, c’est si loin, et cette petite innocente Gabriela est si loin de moi qu’il me semble qu’il s’agit d’une autre personne, qui n’est pas moi, qui a disparu, qui a été enterrée ce jour-là, dont je me serais désintéressée.
Nous avons rapidement quitté la ville en direction de Bucarest. Bientôt, l’homme à ma gauche a mis son bras sur mes épaules en me faisant des compliments du genre : Alors ma poulette, tu es rentrée au poulailler; belle comme tu es, tu vas pondre de jolis œufs - il me passait les doigts sur la joue, puis dans le cou - comme tu as la peau douce, si douce, si douce. J’essayais de me déprendre un peu, mais je n’avais pas beaucoup de place pour bouger avec l’autre homme collé sur moi de l’autre côté. Holà, holà, ma poulette, il faut pas faire la farouche; moi les farouches, elles m’excitent ! Alors il a commencé à m’attraper les seins et j’ai voulu crier, mais tout de suite l’autre homme m’a mis une main sur la bouche, tout en me pliant un bras dans le dos. Le premier a alors pu me tripoter à sa guise; il passait ses mains dans mon cou, sur mes seins, sous ma blouse et même entre mes jambes; j’avais beau essayer de me dégager, de me tortiller, je ne pouvais pas faire grand-chose. Mes larmes coulaient sur mes joues.
                Nous sommes arrivés à destination, à peu près une heure plus tard. La voiture est entrée dans un garage et quelqu’un a refermé la porte derrière elle. On m’a fait sortir de la voiture et j’allais exprimer mon indignation à autre homme qui se tenait debout et avant même que j’ai pu ouvrir la bouche il m’administrait deux fracassantes gifles; je suis tombée à genoux pas terre; la tête me résonnait, j’avais les joues en feu. Je pleure. Sans attendre, il m’agrippe par les cheveux et me redresse brutalement. Son nez à quelques centimètres du mien il m’ordonne de me la fermer si je ne veux pas recevoir la correction que je m’hérite. Me tirant toujours par les cheveux, il m’entraîne à l’intérieur de la maison; nous traversons une pièce, puis une autre, puis tournant dans un couloir il me jette dans une sorte de cagibis dont il referme la porte. J’entends le verrou se refermer.
                J’ai pleuré pendant des heures; j’ai pleuré pendant des heures; j’ai pleuré tout mon saoul et même après les jours suivants, j’ai pleuré encore souvent jusqu’à ce que je n’ai plus eu de larmes. On arrive à ne plus avoir de larmes, je le sais. Tout mon univers vient de s’écrouler. Je ne peux le croire. Je ne peux pas croire ce qui m’arrive. Je ne peux pas croire que je suis prisonnière, que la police ne va pas venir me sortir de là, je dois trouver un moyen de rejoindre mes parents; et quand je me mets à imaginer ce qui pourra être la suite, l’angoisse et la panique me saisissent toute entière et me font trembler de la tête aux pieds. Je suis dans le noir total. La peur et le désespoir m’envahissent. Je ne peux pas réfléchir; je ne peux que me répéter que ce n’est pas vrai, ce ne peux pas être vrai. Mais ce sera vrai, et même le pire que j’ignore encore m’arrivera.
                Au bout de quelques heures, je sens la faim et la soif qui me tenaillent, et j’ai surtout besoin d’aller à la salle de bain. Pendant de longues minutes je me demande si je dois cogner à la porte. J’essaye de me retenir. Et quand je n’en peux vraiment plus, quand la douleur physique devient insupportable, alors je cogne à la porte en espérant qu’il y a un gardien. Je supplie. S’il vous plaît, j’ai besoin d’aller à la salle de bain. Silence. Je répète ma supplique : S’il vous plait, je dois aller faire pipi. Je pleure. Et soudain la porte s’ouvre et une voie crie : Ta gueule ! La lumière m’éblouit et je sens plus que je ne vois qu’on pousse du pied un seau dans mes jambes. Je prends quelques secondes pour comprendre. Dépêche-toi, ou tu passes ton tour. Alors je comprends; je lève ma jupe, je baisse ma culotte et je m’accroupis sur le seau, mais la tension est si grande que je prends du temps avant de pouvoir commencer à faire pipi, et je n’ai pas encore fini lorsque l’homme me repousse, enlève le seau et ferme la porte. J’ai toutes les cuisses mouillées d’urine et je m’essuie comme je peux avec ma jupe; je pleure à nouveau.
                Ça prendra encore plusieurs heures, trois, quatre, cinq, je ne sais pas, et finalement je me suis endormie, abrutie autant par la fatigue et le désespoir que la faim et la soif, je n’ai rien avalé depuis le matin lorsque je suis partie de Benesti, sauf un petit goûter que j’avais pris dans l’autobus. En plus de la douleur au quotidien et de la peur au ventre, les filles des réseaux de prostitution ont continuellement faim; c’est un stratagème habituel dans ces milieux : on affame les filles pour les affaiblir. Dans ma demi-conscience, je sens qu’on ouvre la porte et qu’on verse de l’eau dans ma bouche. On me tape sur les joues : Allons réveille-toi; réveille-toi ! Le patron veut te parler. J’essaye de me lever. On me crie : Allons, dépêche-toi, il t’attend. Je me tiens aux murs pour ne pas tomber. C’est la nuit. On me dirige vers le bout du couloir, vers une sorte de salle de travail où il y a un homme derrière un bureau. Il m’indique un fauteuil et je m’y affale lourdement. Il me tend un plateau avec quelques biscuits : Tiens, sers-toi. Je prends un biscuit mais ma bouche est si pâteuse que je ne peux même pas mâcher, malgré la faim qui me tenaille. Les bras branlants sur les accoudoirs, les yeux fermés, j’arrive à murmurer : J’ai soif. L’homme me tend un verre d’eau que j’agrippe à deux mains et je bois goulûment. Mon cerveau et mon corps recommencent à fonctionner. Ça va mieux maintenant ? demande la voix. J’essaye de dire, pleurant et reniflant, que je ne comprends rien à ce qui m’arrive que j’étais venue à Sibiu pour un emploi. M’interrompant, j’entends la voix de l’homme qui me dit qu’en effet il y a eu confusion; que je n’aurais pas dû me trouver à cet endroit-là, à ce moment-là, que ces hommes attendait quelque d’autre, une fille d’affaires, mais que maintenant il est pris avec moi et qu’il va bien falloir faire quelque chose. Il dit qu’il va essayer de me trouver un billet d’autobus pour Benesti.
L’espoir renaît en moi, un espoir fou, qui fait vaciller mon esprit; je me dis que c’est vrai, que c’est vrai qu’il y a eu erreur sur la personne, que c’est vrai que je vais sortir de là, que c’est vrai que je vais retourner à la maison, revoir mes parents. Je lui dis, merci, merci (Imagine-toi, Ève-Marie, je lui dis merci !); j’essaye de me lever mais je suis encore trop faible. De toute façon il me fait rasseoir. Mais, car il y a un mais, continue-t-il, il va falloir que tu m’aides. Je suis prête à faire tout ce qu’il voudra pourvu que je puisse repartir chez moi. Il me fait promettre. Bon, en attendant, tu vas rester ici pour éviter les mauvaises rencontres et dormir ici. Il m’indique un divan. Je voudrais bien aller me débarbouiller mais je reste coite.
                Comme de raison, tout ça c’est de la frime, des mensonges; c’est faux. Tout est faux dans cet univers faux; non, ce qui est vrai, ce sont les énormes profits… et la souffrance des filles. Une fois qu’une fille est prise au piège, elle n’en ressort jamais, jamais. Le filet est si bien tendu, la toile est si bien tissée, la machine est si bien huilée et fonctionne de façon si parfaite que les filles y sont des victimes irrémissibles; une fois qu’on y est, c’est à jamais. Elles sont entre 15 et 20 millions dans le monde, comment évaluer leur nombre et qui augmente sans cesse ?, dans pratiquement tous les pays du monde, et plus de 200 000 jeunes filles et enfants deviennent chaque année de nouvelles victimes. C’est un monde en soi, un univers qui a ses propres lois, sa structure propre et qui fonctionne à la perfection; tout est bien rodé, mis en place pour exploiter les filles au maximum, pour faire un maximum de profits. Car les profits sont pharamineux : plus de 10 milliards de dollars par année; c’est la deuxième industrie criminelle la plus fructueuse après le marché de la drogue et avant le trafic d’armes. C’est une monstrueuse industrie à broyer les filles et les femmes qu’elles attrapent en ses serres. Chaque fille est utilisée à son maximum, pressurisée chaque jour, chaque heure, chaque occasion; sans aucune considération; c’est un monde sans aucune émotion, sans aucun sentiment, sans humanité. Il n’y a que l’argent qui compte. Une jeune vierge comme je l’étais lors de ma capture vaut son pesant d’or. Il faut en profiter.
Le lendemain, après une nuit où je n’ai dormi qu’à moitié, le patron est arrivé avec mon billet d’autobus pour Benesti. Bien sûr c’était un faux, mais je me raccrochais à cet espoir fou que cet homme, « le patron », pouvait avoir un raisonnement normal et poser un geste pour m’aider. On m’avait tout volé, ma valise, mes affaires, mon portefeuille, mon argent, mes papiers. J’étais entièrement à sa merci. Il m’a offert des croissants secs et un verre de jus pour déjeuner, il était près de midi; il m’a dit qu’il avait dû négocier ferme avec les hommes de la maison qui ne voulait pas me laisser partir, pour leur expliquer qu’ils s’étaient trompés de personne. Il avait réussi de peine et de misère à obtenir qu’il m’achète ce billet pour un départ demain matin à 9:00; je ne pouvais en croire mes oreilles et mes yeux, mon calvaire allait se terminer; mais il y avait une condition : la fille d’affaires avec laquelle ils m’avaient confondue devaient être présentée à un riche financier pour son anniversaire et les hommes ne pouvaient pas risquer de ne rien lui offrir. Tu comprends c’est un homme très estimé de la ville et conserver de bonnes relations avec lui est essentiel à leur commerce; alors voilà, ce que je te propose : tu la remplaces, tu passes à sa place une belle soirée avec ce financier et demain matin, on te dépose à la gare d’autobus. Tu verras il est très gentil et très riche, et tu seras bien sage avec lui; je suis sûr même qu’il te fera un beau cadeau pour te remercier. Je me suis mise à protester et à pleurer, non, non je ne veux pas; j’avais si peur. Alors, brutalement, le « patron » m’a pris la mâchoire dans sa main et m’a serré les joues en me forçant à le regarder : C’est comme ça que tu me remercies, je me suis démené autant que j’ai pu et c’est tout ce que tu trouves à dire. Tu n’a pas le choix ma petite fille, c’est la seule chance que tu as; si tu ne la prends pas, je te laisse aux mains de ceux qui t’ont trouvée; c’est à prendre ou laisser; c’est ton choix. Écoute-moi bien, j’ai bien d’autres chats à fouetter qu’un petite ingrate comme toi, si tu n’acceptes pas mon offre immédiatement je déchire ce billet et tant pis pour toi. J’étais terrorisée et j’ai accepté, bien sûr. Parfait, te voila raisonnable; tiens pour te prouver ma bonne foi, je te laisse le billet d’autobus; ne le perds pas. Ce soir, on va t’amener chez cet homme d’affaires et demain matin, on te met à l’autobus, et voilà ! Oh ! une dernière chose, notre homme d’affaires attendait une jeune fille répondant au nom de Candy, alors ce soir tu t’appelles Candy, tu as compris ?
Il m’a alors confiée à une femme âgée d’une quarantaine d’années extrêmement maquillée que je n’avais pas remarqué et qui fumait dans un coin de la pièce. Nous sommes montées à l’étage et elle m’a amenée dans la salle de bain, m’a fait prendre une douche, me laver les cheveux : Lave-toi et sèche-toi, a-t-elle clapi. La douche me faisait du bien, et j’y lavais mes larmes car je sentais que je me préparais à ma condamnation. La femme est revenue quand j’étais en train de finir de mes sécher et, en me donnant le nécessaire, m’a dit de me raser. Je ne m’étais même jamais rasé les jambes, je me sentais si maladroite, si inadéquate. Après le rasage des jambes, j’ai dû me raser des aisselles, puis elle s’est chargée de m’épiler les sourcils et de me raser le pubis; il ne faut en laisser qu’un petit rectangle. Raser les filles de cette façon les ramène encore plus au rang de petites filles pré-pubères, innocentes, fragiles, vulnérables; il faut que leurs corps ressemblent le plus à celui d’enfants, mais on les utilise sexuellement comme celui de femmes mûres; qu’est-ce qui se passe dans la tête des hommes ? La « marraine » m’a menée ensuite dans une autre chambre et m’a fait choisir des vêtements dans une immense penderie. Je lui ai demandé si elle savait où était ma valise pour que je prenne mes propres vêtements. Elle a répondu par un grognement et a continué à sortir des morceaux de linge tous aussi minimalistes les uns que les autres : tout d’abord un soutien-gorge beaucoup trop petit. Je ne peux pas mettre ça, ai-je essayé de protester, mais la femme a levé les yeux au ciel, la cigarette pendante aux lèvres. Ensuite une blouse transparente très échancrée et une jupe très courte et enfin une paire de souliers à talons hauts. Je me voyais dans le miroir attifée comme une fille de rue et je commençais à pleurer. La femme m’a brutalement donné une chiquenaude sur l’arrière de la tête. Arrête ! C’était tout. Sans ménagement, elle s’est mise à me brosser, à m’arranger les cheveux et me coiffer en épagneul; ensuite, ça a été la manucure, c’est-à-dire me tailler et me vernir les ongles couleur grenat; et enfin, pendant que mes ongles séchaient, est venue l’obligatoire séance de maquillage : poudre, fond de teint, fard bleu sur les yeux, du noir sur les sourcils, mascara sur les cils et surtout gros rouge à lèvres. Je reniflais. Arrête ! a-t-elle redit; je ne veux pas recommencer ton maquillage. Elle m’a donné un mouchoir; elle a complété ma tenue en me mettant des pendants d’oreilles ainsi qu’une chaînette à la cheville droite et en m’aspergeant d’un parfum très odorant. Elle semblait satisfaite.
                En début de soirée, on m’a fait sortir par le garage où une voiture attendait. Les hommes sifflait et me faisait des remarques. Wouou, la belle p’tite chatte ! J’avais honte. On m’a fait asseoir sur la banquette arrière, et un homme s’est assis à côté de moi. Chacun a son rôle dans cette industrie : il y a les patrons bien sûr, ceux qui empochent le gros des profits, puis certains hommes font du repérage, d’autres piègent les filles, d’autres sont des chauffeurs et quelques femmes servent de marraines ou font la cuisine ou l’entretien; et tout ce monde fait de l’argent. Et il y a les clients; ce sont eux qui paient. Qui sont les pires ?... La voiture a roulé longtemps; je crois que c’était pour être sûr que je ne pourrais retrouver mon chemin ni dire où je me trouvais; c’était bien inutile d’ailleurs car je ne connaissais pas très bien Sibiu; je n’y étais venue que deux fois avant ce jour-là; c’était avec l’école pour les célébrations de la fête nationale. La voiture s’est arrêtée devant une luxueuse résidence; encore une fois nous sommes entrés par le garage. Un majordome a ouvert la porte et l’homme a côté de moi m’a dit de descendre; en fermant la porte, il a rajouté en s’adressant au majordome : On revient la chercher demain matin à 9 heures.
Le majordome m’a conduite par un escalier dans une grande pièce où un homme très élégant, aux cheveux poivre et sel, m’a accueillie : Ah, voilà la Candy que j’attendais ; comme elle est ravissante ! Viens, viens près de moi, ma jolie ; approche, je ne te mangerai pas, ahahah ! J’ai déjà mangé, mais toi peut-être que tu as faim et soif; on va commencer par les amuse-gueules avant de trouver quelque chose de plus consistant, ahahah ! Il était tout joyeux; il souriait affreusement. Elle m’a pris la main et tout en continuant à parler il m’a servi à boire, du champagne qui attendait dans un seau à glace. Il y avait aussi à manger des petits fours et d’autres hors-d’œuvre et comme j’avais tellement faim j’en ai profité pour me remplir un peu l’estomac. Il me nourrissait en m’obligeant à lui lécher le bout des doigts. Nous étions assis l’un à côté de l’autre sur un canapé, lui avec sa coupe dans la main et moi essayant  de manger. Il passait sa main dans mes cheveux en me complimentant sur ma tenue, sur mon physique; ayant posé sa coupe, il a passé son autre main sur mes genoux et mes cuisses nues tout en remontant jusqu’à passer le bout de ses doigts sous ma jupe. J’étais tétanisée. Il me faisait horreur, je n’avais qu’une seule envie et c’était de m’enfuir, mais je pensais à ce billet d’autobus dans mon minuscule sac à main posé sur le divan. Lui, il était de plus en plus entreprenant; d’une main il me maintenait le dos et il avait passé l’autre dans ma blouse et me caressait les seins sur et sous le soutien-gorge; il m’embrassait goulûment dans le cou, en me susurrant des mots doux. Il répétait mon nom, Candy, Candy, et y ajoutait toutes sortes d’adjectifs. Quelques larmes coulaient de mes yeux et lui s’est amusé à les lécher en soupirant. Au bout d’un moment, il m’a fait lever et m’a menée dans une pièce attenante; c’était la chambre à coucher; elle était richement meublée et décorée avec un immense lit au beau milieu. J’ai eu un léger recul, mais il a mis sa main au creux de mes reins et m’a poussée vers le lit. Il m’a fait asseoir et a continué à m’embrasser le cou et la gorge. Il a défait les boutons de ma blouse tout en me caressant; quand il a enlevé mon soutien-gorge il a poussé des petits cris d’admiration en voyant mes seins; il les a abondamment caressé et embrassé. Je ne résistais pas; je savais que ça ne servirait à rien. Il a pris alors ma main et l’a posée sur son entre-jambe; je sentais avec effroi son sexe en érection dans son pantalon. Regarde ce que tu me fais, ma jolie Candy, irrésistible que tu es; tu me rends fou, tu es trop belle, je ne pourrais me retenir encore longtemps. Il m’a demandé de le déshabiller et je tremblais tellement que j’avais du mal à défaire ses boutons; il a dû m’aider. Je lui ai aussi enlevé son pantalon et ensuite son caleçon et le reste. Il était assis sur le lit et m’a dit de le masturber, ce que j’ai fait avec les mains. Avec ta jolie bouche aussi. Ce que j’ai fait. C’était horrible; je me dégoutais. Il m’a fait basculer sur le lit et a enlevé mes derniers vêtements; j’étais couchée sur le dos et il m’embrassait partout; il s’est mis à me lécher avec sa langue le ventre et ensuite, en écartant mes jambes, la vulve. J’avais fermé les yeux et je pleurais en silence. Bientôt, il m’a frotté avec un gel, à l’extérieur et à l’intérieur; la sensation horrible de son doigt dans mon vagin m’a presque fait vomir. Que toutes les femmes imaginent un seul instant ce que ça peut être comme sensation. J’aurais tant voulu pouvoir m’évanouir. Et lui, il parlait toujours : Ma jolie poupée, mon petit candy, que tu es belle, que tu es douce. Avant de me pénétrer, il a mis un condom, mais je crois que c’est d’avantage pour la lubrification que comme moyen de contraceptif. Quand il m’a pénétrée, la douleur a été atroce; j’ai crié et lui, tout en continuant son va-et-vient en moi, s’en  ai amusé et il s’est mis faire comme s’il voulait me consoler en m’embrassant dans le cou et même sur les lèvres : Ça va aller ma toute jolie, tu vas voir, ça va être merveilleux pour nous deux. Quand il a éjaculé, après de longues minutes, il est resté en moi quelques instants. Puis il s’est retiré satisfait de lui-même : Les émotions ça creuse, n’est-ce pas ? Il a avancé un plateau de gâteaux et des fruits. Il s’est servi et m’a invitée à le faire. J’étais dégoutée mais j’avais faim aussi, et j’ai pris une banane, facile à manger. Ah, une banane, on voit ce qu’elle aime la petite Candy; alors, c’était bien n’est-ce pas ? Déflorer une jolie fille comme toi, ça vaut le coût.
Tout se paye dans ce monde crapuleux, cette machine innommable, depuis une passe rapide à 20 euros dans une voiture jusqu’à la double pénétration à 200; une nuit complète de 250 à 500 euros; deux filles à la fois de 100 à 200 euros; la défloraison d’une vierge comme moi, c’est dans les 2 000 euros.
                Il m’a violé cinq fois dans la nuit à environ une heure d’intervalle chaque fois. Puis il a fini par s’endormir. Au petit matin, j’ai ouvert les yeux avant qu’il ne se réveille. Je me suis habillée silencieusement et grignoté quelques gâteaux et pris un jus de fruits. J’avais en même temps horreur de ce que je venais de faire, mais je me disais que j’allais rentrer chez moi, rentrer chez moi, revoir mes parents, que mon cauchemar était fini… alors qu’il n’était même pas commencé.
                Le majordome m’a fait descendre dans le garage où les deux mêmes hommes et la voiture étaient là. Mais ils ne m’ont jamais conduite au terminus d’autobus évidemment. J’avais été offerte à un amateur de jeunes vierges, mais maintenant allait commencer le vrai travail. Car il s’agit bel et bien d’un travail, sauf qu’ici les employées ne sont pas payées, et n’ont pas le choix de quoi que soit d’ailleurs. Le vocabulaire aussi : les hommes de service appellent le chef « le patron », pour donner illusion. On nous disait : Allez, c’est l’heure d’aller « travailler » ; as-tu bien « travaillé » aujourd’hui ? On change de lieu de « travail »; voici ton horaire de « travail ». Je me souviens des années plus tard alors que j’étais devenue presque une « vieille », j’ai assisté à plusieurs conditionnements à leur nouveau travail de jeunes filles qui avaient été piégées à qui je devais servir d’initiatrice. La jeune fille était tout d’abord battue, maltraitée, menacée de viol et de mort, moi j’avais échappée à ce de genre conditionnement, une bonne partie de la nuit avant que le patron ne vienne s’enquérir de son sort. Toute la scène est entièrement connue d’avance par les acteurs. Allons, allons, qu’est-ce qui se passe ? disait-il en souriant avec condescendance à la jeune fille en pleurs, traumatisée, somnambule, abrutie de terreur. Il y a Jeff ici qui se plaint de toi; il dit que tu ne veux pas coopérer; qu’est-ce que tu lui as fait ? Rien, rien, il m’a frappée et j’ai rien fait. Allons, allons, est-ce que tu vas traiter mon ami Jeff de menteur, est-ce que c’est ce que tu fais ? Non, non. Là, il la saisit par la gorge à l’étouffer. Tais-toi ! Tu ne parles que si je t’interroge; le fait est que tu t’es mise dans un vrai pétrin; est-ce que tu sais ça que tu es dans un sale pétrin ? Allons, allons, si tu ne veux pas répondre je te laisse avec Jeff et tu t’arranges avec lui. Non, non !, dit la fille au bord de la suffocation. Bon, alors dis-moi : tu le sais que tu t’es mise dans un sale pétrin ? Oui. Dis-le moi clairement que je comprenne bien; dis-moi que tu t’es mise dans un sale pétrin. Oui… je me suis mise dans un sale pétrin. Bon, on commence à y voir plus clair (et il desserre un peu son emprise); alors, est-ce que tu veux te sortir de cette position où tu t’es mise toi-même ? Oui, oui. Bon, moi je peux t’en sortir, je vais te rendre ce service; tu veux bien que je te fasse sortir d’ici, n’est-ce pas ? Oui. Bon, alors il va falloir que tu sois gentille avec moi; tu veux bien être gentille avec moi, n’est-ce pas ? Oui. Bien, et pour être gentille avec moi, il faut que tu travailles pour moi un peu; tu veux travailler pour moi ? Travailler ? Écoute bien ma poulette, ne me fais pas perdre mon temps; je te pose la question juste une autre fois, si tu réponds à côté je te remets dans les mains de Jeff et là tant pis pour toi, moi je m’en lave les mains. Je te fais sortir d’ici si tu travailles pour moi quelques temps; tu es d’accord ? Oui. Tu es bien d’accord ? Oui. Dis-le bien que je le l’entende que tu veux travailler pour moi. Oui, je veux travailler pour vous. Bon, là tu réponds comme j’aime. Alors puisque tu t’es placée toi-même dans cette sale situation tu vas travailler pour moi et tu seras bien sage ? Oui. Tu vas faire tout ce que je te dis et tu vas bien m’obéir ? Oui. Bien, voici Marlène, (c’était moi), qui va te montrer quoi faire. C’est d’une indicible cruauté mentale; c’est si bien monté que le macabre piège s’est refermé sur l’innocente victime sans qu’elle ne s’en aperçoive et c’est si bien fait que c’est elle-même qui s’y est mise de son plein gré; de menace en chantage, d’intimidation en duperie, c’est elle-même qui signe sa condamnation. Dans la tête du patron, et souvent dans sa tête aussi, elle est consentante, elle accepte, elle désire « travailler » pour lui, elle ne veut que ça. Il ne se sent pas responsable, ni encore moins coupable de rien. D’ailleurs tous les hommes, surtout les clients, sont convaincus de ça; tous les hommes de cette industrie du mal sont convaincus que les filles sont d’accord, qu’elles aiment leur travail, qu’elles aiment ça se faire violer, se faire enculer, se faire abuser, se faire frapper, qu’elles avaler leur sperme. D’ailleurs, c’est ce qu’elles disent. Tu aimes ça;  n’est-ce pas, tu aimes ça, hein ? Ça te fait du bien, hein, la petite salope; tu jouis, n’est-ce pas ! Que peuvent-elles bien dire ? Elles ne peuvent répondre qu’une seule chose : Oui, j’aime ça;  oui j’aime ça. Il n’y a pas d’autre réponse possible, sinon elles se font battre, et elles peuvent se faire battre à mort. Elles disent et font ce qu’on attend d’elles, ça leur évite au moins d’être battues, disons moins battues. Et pour survivre, certaines filles finissent pas se convaincre elles-mêmes qu’après tout c’est vrai qu’elles aiment ça.
Les hommes ne m’ont reconduite au premier endroit ni au terminal d’autobus, mais nous sommes allés jusqu’à Bucarest, dans un vrai bordel. J’ai compris avec une rage qui m’a longtemps dévorée que je ne retrouverais pas ma liberté, que ça n’avait été qu’un horrible mensonge. Le soir même dans ce bordel de la capitale de mon pays, j’ai commencé mon existence de prostituée, d’esclave sexuelle sur qui les sadiques du monde entier ont assouvi leurs fantasmes. J’ai passé seize ans dans les réseaux de prostitution à me faire violer et abuser chaque jour, plusieurs fois par jour, et nous sommes des millions, dans cette situation. Aussitôt arrivée, une femme, la marraine, m’a initiée à mon « travail ».
Elle m’a menée dans une chambre dénudée avec seulement un lit et m’a fait déshabiller. Puis elle a fait entrer des hommes qui m’ont violée l’un après l’autre par-dessus, par-arrière, à califourchon, à l’envers, dans toutes les positions, en m’écartant le jambes au maximum et la souffrance était insoutenable, ou ils me forçaient à des fellations, les uns après les autres, les uns après les autres, sans fin; c’était tous les hommes de la maison, les chauffeurs, les gardiens, les agents, certains sont revenus deux ou trois fois; je pense que ça a duré trois heures. Je souffrais de partout. J’étais complètement abrutie par la douleur, sans aucune réaction. Sauf quand ils m’ont violée par l’anus, j’ai essayé de crier mais la marraine m’a fait taire en m’empoignant par les cheveux. Puis à la toute fin, pour terminer mon initiation, deux hommes m’ont violée en même temps, leurs deux sexes me pénétrant en même temps par les deux orifices, le vagin et l’anus. J’étais couchée sur le premier en train de le baiser quand l’autre a rentré son sexe dans mon anus. J’ai voulu m’ôter mais le premier m’a maintenue fermement : la douleur était atroce, j’avais l’impression que mon bas-ventre allait exploser. Et eux ils ricanaient. J’avais quinze ans. Deux jours avant, j’étais encore vierge. J’invite toutes les femmes à imaginer ce que ça peut être pour une adolescente que de subir une double pénétration. Une fois qu’ils ont terminé, la marraine a dit : Ça va comme ça, et les hommes m’ont laissée. J’étais paralysée, amorphe, inerte, je ne pouvais plus bouger tant j’avais mal partout en moi. Tu commences demain, a dit la marraine. Le soir même, elle me teindra les cheveux pour parachever ma transformation.
 Elle m’a donné un contraceptif oral, la « pilule du lendemain ». Elle m’a aussi donné un nouveau nom; elle m’a appelée Lylie. Donner un autre nom, les débaptiser, fait aussi partie de la déshumanisation des filles; que ce soit Lolita, Vanessa, Sonia, Elsa, Tania, Olga, Nana, Nadia, Léa, Lana, Emma, Greta, Tina, Anna, Anita, Dora, Dalida, Éva, Claudia, Marissa, Jessica, Macha, Magda, Angela, Natacha, Veronica, quelques Barbie, Daisy, Sandy, Suzie, Baby, Dolly, Doddy, Cathy, Connie, Betty, Pussy, Vickie, Kitty, Lizzy, Poky, Kikky, ou Carmen, Rachel, ou Loulou, Tatou, Catou ou Marylin, c’est du pareil au même. Je pense à vous toutes, les filles que j’ai côtoyées. Leur donner un autre « nom », c’est leur faire perdre leur identité; leur nom à elle disparaît, hop, envolé, oublié, il n’existe plus, car elles-mêmes ont cessé d’exister. Mais, en plus, on ne leur donne pas un vrai nom, juste un prénom ou un diminutif, pour bien montrer qu’elles ne sont pas de personnes complètes, même pas des demi-personnes, des moins que rien, des objets, de objets de valeur mais insignifiants. Mais rebaptiser quelqu’un, c’est aussi en prendre possession, c’est se l’approprier. Chaque fois que j’ai été vendue ou échangée, chaque fois qu’on homme s’est accaparé ma personne, on a changé mon nom. Il n’y avait que les esclaves qui se font ainsi nommés par le maître auquel ils appartiennent. Quelqu’un dira-t-il encore que l’esclavage a été aboli il y a plus d’un siècle, que les filles prises dans les filets des réseaux de prostitution ne sont pas les esclaves modernes ? Elles appartiennent à des maîtres qui ont tous les droits, et je dis bien tous les droits sur elles. Avec les divers noms qu’ils leur donnent selon leur bon vouloir, viennent aussi les surnoms pour nous qualifier à leur guise : femelles, bébés, poupées, poupettes, trainées, roulures, catins, garces, putes, putains, pétasses, nymphos, baiseuses, jouisseuses, vicieuses, suceuses… et toute la ménagerie des poules, poulettes, chiennes, vaches, tigresses, cochonnes, chattes en chaleur; avec toutes les déclinaisons possible : p’tite cochonne, grosse cochonne, sale pute, sale garce, belle suceuse, p’tite salope, toute une baiseuse !
Les clients nous appellent ainsi pour se déculpabiliser et mettre le poids du viol et des violences sur les filles elles-mêmes; elles le cherchent bien après tout. Ce sont elles qui se font violer et c’est sur elles qu’est la faute. Sans oublier les autres litanies pour nous dénigrer, nous humilier, nous avilir encore plus : connasse, pétasse, salope, perverse, charogne, ordure, saleté, enculée,  p’tite merde, grosse merde, trou d’merde, gros paquet de merde tu m’écœures… C’est la fille qui se fait violer, et c’est elle qui souille le client. De part et d’autre le conditionnement est total : elles sont considérées comme de la merde, elles ne valent que de la merde, alors les hommes les traitent comme tel, comme de la merde, on leur fait payer le fait de n’être que de la merde. Tiens, bien fait pour toi, ça t’apprendra. D’ailleurs, pour tous les hommes, tous, tous, ceux des réseaux et les clients, les filles aiment ça, toutes ces salopes, elles aiment baiser, elles aiment se faire violer, elles aiment se faire enculer, elles aiment sucer une bonne grosse queue. Alors profitons-en. Mais, si on est autant de la merde, pourquoi ne nous laissent-ils pas aller ?...
Après un mois à Bucarest, une fois que j’étais bien domptée et bien dressée, je suis passée en Autriche. Le patron m’a fait venir dans son bureau et m’a dit : Montre-moi ce que tu sais faire. J’avais été avertie par la marraine; je savais à quoi m’attendre. Il fallait lui faire le grand jeu. J’étais déjà en déshabillé. Sensuellement, j’ai commencé à me dévêtir, en mes déhanchant et montrant mes seins bien en avant. Lui était assis dans son fauteuil et mes regardait. J’ai défait sa braguette et sorti son sexe en érection que j’ai sucé goulûment arrivant à le mettre presque en entier dans ma bouche. Il frémissait un peu. Puis, quand il était très excité, tout dur et droit, je me suis mise à califourchon sur lui, les pieds de chaque côté de ses cuisses sur le fauteuil, et je l’ai chevauché bien langoureusement, comme je devais le faire. Mes seins à portée de ses lèvres; et lui bien impassible, sans bouger - c’est la fille qui doit faire tout faire dans le déroulement de cette infecte fornication - même quand il a éjaculé en moi. Alors je ne suis accroupie devant lui et je léché son sexe pour bien le nettoyer. Il a dit : P’tite pute, tu pars dans dix minutes. Il avait dit : P’tite pute, plutôt que : Sale pute. J’avais réussi le test. J’ai ramassé mes vêtements et j’ai quitté son bureau.
Il fallait bien m’éloigner de mes proches, en cas d’improbables recherches de la part de ma famille. C’est aussi une autre étape de la dépossession : on nous supprime notre identité, notre aspect, et ensuite on nous extirpe de notre milieu, on nous prive de nos repères. On nous emmène dans un autre pays, une autre ville qu’on ne connaît pas, dans une langue qui nous est étrangère. Les filles ne sont plus rien, et n’ont plus rien. Un matin, la marraine dit : Lylie, aujourd’hui tu pars. Elle ne dit même pas : prépare-toi, car les filles n’ont rien à préparer. Je pars avec simplement le linge que je porte et qui n’est même pas à moi. Nous ne possédons rien, ni bien personnel, ni vêtement, rien; même notre corps ne nous appartient pas. Nous n’avons aucun papier légal, ni certificat de naissance, ni carte de citoyenneté, ni permis de conduire ou permis de travail, aucune assurance-maladie, pas de compte en banque; nous vivons en dehors du monde en victimes invisibles. Et quand l’une de filles meure, personne ne signe son certificat de décès, personne ne l’enterre, ni ne dresse une stèle. Personne ne vient récupérer son corps. Il est tout simplement jeté dans un dépotoir ou dans un fossé. Personne ne sait où nous sommes, personne ne se préoccupe de notre existence. Nous n’avons pas même de domicile, de maison où habiter, pas de chambre à soi où se retirer, où s’isoler; nous ne sommes jamais seules, jamais libres de nos mouvements. Jamais les filles ne sortent des quatre murs des bordels, sauf pour les orgies collectives. Elles ne décident d’absolument rien dans cet univers concentrationnaire; un univers où elles sont à jamais prisonnières qui les écrase, qui les broie, qui les réduit à néant. Elles ne peuvent rien faire, rien faire d’autre que de se faire violer, abuser et humilier. Elles ne font aucun geste que posent les gens normaux, aucune activité que tout le monde, ou les autres filles de leurs âges font tous les jours, comme prendre l’autobus, marcher dans la rue, promener son chien, aller au restaurant, faire du lèche-vitrine, aller au parc, aller au cinéma, se raconter des blagues ou des commérages, faire du sport, faire de la danse ou de la musique, chanter dans une chorale, sortir avec des amis, nourrir son poisson rouge, dorloter son chat, décorer sa chambre, meubler son appartement, bêcher le jardin, arroser les plantes, aller à l’école… Certaines qui ont été capturées en bas âge sont littéralement illettrées, ne savent ni compter, ni lire, ni même écrire leur nom; tout ce qu’on leur demande de faire, c’est de savoir bien sucer une queue ou alors d’écarter les cuisses et se faire baiser. Aller à l’église, aller chez des amis, visiter un musée, faire ses devoirs, faire des mots-croisés, ouvrir son courrier, collectionner les coquillages, partir en voyage, faire des emplettes, sont toutes des choses inconnues, interdites; comment peuvent-elles prendre une crème glacée ou acheter du chocolat, acheter  une pièce de vêtement ou un bijou ? Elles n’ont pas un sou en poche. Jamais elles ne partent en voyage, jamais elles ne prennent des vacances, toutes des choses normales que font les gens normaux; jamais elles ne vont au restaurant, jamais elles peuvent traverser la rue seules. Même lire un livre ou un journal est prohibé, et encore plus écrire, et au grand jamais on ne peut téléphoner; même regarder la télévision est défendu en bien des endroits; les seules fois où le téléviseur était allumé, c’était pour visionner des séries insipides ou des films, et la majorité du temps, c’était des films pornos. Jamais nous ne regardons les informations. Il pourrait y avoir l’élection d’un nouveau gouvernement, une guerre ou une révolution en Afrique, un tremblement de terre à Los Angeles, des inondations au Pakistan, nous ne le saurions pas; nous sommes complètement coupées du monde. Juste penser, réfléchir est interdit. Ce n’est pas juste un lavage de cerveau, c’est un lessivage par le vide, une véritable trépanation. Jamais elles n’ont de conversation avec qui que ce soit et sur quoi que ce soit. Jamais elles ne reçoivent de compliments, jamais elles n’en donnent. Elles ne sont en contact avec rien du monde extérieur, rien ne sort de leur univers clos et clôturé, fermé, bouché; les seules relations interpersonnelles qu’elles peuvent avoir sont celles ambigües avec les autres filles ou les marraines, de mépris avec les clients, ou de soumission avec le patron ou avec ses hommes de main. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai lorsque j’ai dit que nous n’avions pas de nouvelles du monde. Les filles se parlent entre elles malgré, et on arrive à glaner quelques informations ici et là, notamment quand on se fait un client un peu bavard, qui a envie de parler. Ah ! ce nouveau gouvernement ! Ah ! ce conflit au Moyen-Orient qui n’en finit pas ! Si tu savais comme je m’en fous.
Tous les hommes sont des abuseurs; tous sans exception ont la permission et le droit d’abuser d’elles, de les dominer. C’est la seule image qu’elles ont des hommes. Tout, tout, tout ce qui compose leur univers sert à faire tourner et enrichir l’industrie de la traite et l’exploitation des femmes. Tous les jours sont semblables, se faire baiser, se faire violer, se faire enculer, faire des fellations ou les deux à la fois. Jamais elles ne rient, ni ne chantent, jamais elles ne fêtent leur anniversaire. Elles ont une vague idée des fêtes de l’année par les propos de leur clients ou encore lorsqu’elles doivent décorer le bordel pour l’halloween ou Noël.
À l’halloween, elles ne sont déguisées en fleurs, en lapines ou en chattes, en sorcières ou en vampires, en femmes fatales, en Wonderwoman, en princesses, en reines, en Blanche-Neige, en petite sirène ou en d’autres héroïnes que pour mieux divertir les clients. À Noël, elles sont costumées en anges, en fées des étoiles, en rennes, en flocons de neige ou en petites lutines, même en Vierge Marie, pour être mieux offertes en cadeau; tout ça encore pour amuser les clients, pour leur plaisir. Quand on boit un coup, c’est encore et toujours pour le bien-être des clients, pour leur satisfaction; un client satisfait et un client qui reviendra. Quand ils se saoulent et s’empiffrent, ils nous forcent à boire et il faut se saouler avec eux. Lors d’une fête de Noël à Paris, c’est moi qui étais la Mère Noël; je me penchais vers l’avant et mettais les mains part terre le derrière dressé et les clients s’amusaient à me verser du champagne dans le vagin que je leur faisais boire en repliant les genoux. Et tout le monde, les hommes et les filles, s’esclaffait.
Une autre fois à Paris, nous avons monté des scénettes pour exciter les riches clients. C’était des pervertissements pornos des contes pour enfants. L’un des plus courus était Le Petit chaperon rouge. Pendant que l’une de nous racontait l’histoire, les autres la jouaient. Celle qui jouait le Petit chaperon était simplement vêtue d’une petite cape et d’un capuchon rouge avec des petites sandalettes et portant à son bras un petit panier. C’est tout. Au début, on l’a voyait avec sa mère dans une scène de lesbianisme affriolant : Comme sa maman l’aimait ! Ensuite sa maman l’envoyait chez sa grand-mère et elle partait en gambadant. Bien sûr le loup l’abordait en la violant; comme elle lui expliquait qu’elle devait se rendre chez sa grand-mère, le loup s’y rendait avant elle. Rendu là, le loup violait la grand-mère avant de l’ « avaler » et attendait le Petit chaperon rouge dans son lit. Et le fameux dialogue des grandes oreilles et des grandes dents ses terminait par : Grand-mère, comme vous avez une grande queue ! Mais c’est pour mieux la manger, mon enfant ! Et le loup forçait le Petit chaperon rouge à lui faire une fellation au plus grand plaisir des spectateurs, qui en redemandaient; alors le bucheron arrivait et la baisait par en arrière tout occupée qu’elle était à sucer le loup. Sur ce, la grand-mère se réveillait et l’histoire se terminait par une orgie à quatre... Je pourrais raconter la même chose sur Blanche Neige et les sept nains qui devait faire sept fellations l’une après l’autre pour se faire accepter par les nains ou encore Boucle d’Or et les trois ours qui devait comparer trois queues en érection ou encore La Belle et la Bête, Jeanne d’Arc, etc.
Il arrive aussi que pour animer des fêtes orgiaques, on demande aux filles de mimer ou de jouer telle ou telle situation comme les Jeux Olympiques d’hiver ou d’été, les Grands Ballets ou la Course autour du monde; mais n’est qu’une macabre mascarade, ce ne sont que des prétextes pour exciter l’appétit sexuel des clients; les simulacres des compétitions ne sont faites que pour exposer le sexe des filles le plus possible, et les humilier encore un peu plus; c’est à celle qui écartera les jambes au maximum et qui offrira son sexe avec le plus de virtuosité, c’est à celle qui sera capable de contorsionner avec la plus grande flexibilité. L’imagination des exploiteurs est sans limite. On les déguise en athlètes, en gymnastes, en ballerines, en marionnettes, en bédouines, en gheshas, en esclaves, et même en femmes d’affaires, pour mieux les déshabiller et les violer avec délectation. Souvent j’ai été mise en laisse et on me promenait à quatre pattes comme un animal de compagnie, en me tapant le derrière avec une verge. J’ai participé aussi à des séances de zoophilie, des relations sexuelles avec des animaux, des chiens surtout, dressés pour chevaucher les filles, mais aussi des singes, des serpents, des lapins, des perroquets, des chevaux. C’était écœurant, mais nous n’avions pas le choix.
L’univers de l’exploitation sexuelle s’est bâti en toute liberté en dehors de la société normale, avec ses propres règles et son propre fonctionnement constitutif, ses propres règles implacables et impitoyables. Les filles vivent hors du monde, hors du temps; elles sont irrémédiablement enfermées dans une véritable prison à sécurité maximum où elles n’ont plus aucune autonomie propre, ni d’existence propre; elles ne sont que des choses dont on use, des objets que l’on vend et qu’on rachète ou même qu’on s’échange : 1 000 euros, 5 000 dollars, combien en yens, en dinars, en pesos, en livres, en roubles, en dollars canadiens ? Combien mon maquereau a payé pour que j’aboutisse à Montréal ? Une bonne fille soumise et attrayante est une valeur sûre, on la vend au prix fort. Dans le marché de la traite humaine, c’est entre un ou deux millions de filles qui sont vendues chaque année. On vend les filles deux à la fois, trois à la fois, parfois cinq ou six. Des fois, il y a des hommes d’autres réseaux qui viennent examiner la marchandise. Ils viennent au bordel et on leur amène celles qui sont à vendre. Alors ils ouvrent nos blouses ou nos peignoirs, et nous pressent les seins sans ménagement, ils les aiment fermes et ronds, ils nous tâtent les fesses, ils nous rentrent les doigts dans le vagin, tout ça en disant : Beaux morceaux, ou bien : Ouais pas mal, ou : Ça pourrait être mieux; ou encore : C’est quoi ces laidasses ? Ils nous font pencher vers l’avant pour nous examiner la ligne de la croupe, ils écartent nos jambes et une fois assurés de l’état satisfaisant de la marchandise, ils vont payer le patron et nous embarquent.
Les voyages se font de jour, de nuit, peu importe. Pour passer la frontière entre la Roumanie et l’Autriche, c’était de nuit par des chemins détournés. À cette époque, il fallait encore faire un peu attention, mais une fois sur le territoire de la communauté européenne, le transport des prostituées est d’une facilité déconcertante, une vraie farce : il n’y a aucun contrôle à aucune frontière. Les passeurs sont morts de rire de voir avec quelle facilité on peut nous faire circuler d’un pays à l’autre; on dirait que ç’a été fait exprès pour ça; l’abolition des frontières en Europe a peut-être aidé au tourisme et le commerce, mais aussi un coup de main fantastique pour le commerce illicite, et qui a eu un effet multiplicateur exponentiel sur le trafic humain. Un trafic qui s’effectue toujours de l’Est vers l’Ouest. Pas toujours, en fait. Il existe tout un système de traite de filles de l’Asie vers l’Amérique; aussi un autre de l’Afrique vers les pays du Nord. On nous met cinq ou six filles dans une fourgonnette avec un chauffeur et un gardien; les filles ne sont même pas attachées, ni entravées; elles ne peuvent s’échapper, c’est impossible, et elles le savent. Pendant le trajet, il y en a toujours une ou deux qui choisies pour satisfaire les deux hommes, pour leur faire la pipe qu’ils méritent, à laquelle ils ont droit. En ce premier voyage, j’étais assise en arrière et j’y ai échappé.
Les hommes des réseaux, les gardiens, les chauffeurs, les passeurs, tous, peuvent nous prendre et nous violer n’importe quand, n’importe où, ils n’ont pas de permission à demander à qui que ce soit, c’est comme ça. Après ou avant notre journée de travail, ils montent ou descendent dans le dortoir et pointent celle qui leur fait envie : Eh, toi, la p’tite salope, amène-toi ! Et on y va, en toute passivité, en toute servilité. Pour ces hommes, il ne fait aucun doute que les filles aiment ça, et c’est ce qu’elles disent de toutes façon : Tu aimes ça, hein ?... Oui, j’aime ça. Tu aimes ça profond, hein ! Oui, j’aime ça profond. Et ça les renforce dans leur vision du monde. D’ailleurs, à leurs yeux, toutes les femmes sont des putes, toutes les filles sont des nymphomanes, et en plus, il ne faut pas leur faire perdre la main, n’est-ce pas, ils font ça pour nous rendre service. Ces hommes voient le monde comme une jungle avec des gagnants et des perdants, et si tu ne veux pas être dans les perdants, tu dois faire partie des gagnants. C’est bien dommage, mais les filles ont perdu, et ils ne peuvent rien contre ça; ce n’est pas de leur faute, ce n’est pas eux qui les ont forcées.
Au milieu du trajet, un peu après avoir franchi la frontière autrichienne, la voiture s’est arrêtée et les hommes se sont dégourdis les jambes en allant pisser contre un arbre; ils nous ont fait sortir deux par deux pour aller faire de même. Ils nous regardaient uriner en nous disant de nous grouiller. Puis nous sommes remontées et le voyage s’est poursuivi jusqu’à Vienne, la capitale de l’Autriche. J’apprendrais plus tard faire des golden showers, des douces dorées. Certains hommes adorent que les filles leur urinent dessus; quand on est prévenues qu’un tel client s’en vient, on boit beaucoup et on se retient le plus possible; il faut lui uriner sur le ventre ou même dans les mains et on écarte bien les jambes pour qu’ils voient bien l’urine s’écouler; des fois, on est deux ou trois à la fois et on déclare que celle qui urine le plus longtemps gagne et le client est content.
Nous sommes arrivées au petit matin. La maison close n’était pas très loin du quartier diplomatique; un quartier des plus chics. À Vienne, je suis devenue Olga, ça sonnait russe, car les filles que les hommes préfèrent en Europe de l’Ouest, ce sont les russes, peut-être que ça titille encore plus leur envie de domination, que c’est bon pour leur ego, et les autres slaves, Ukrainiennes, Biélorusses, Polonaises, Hongroises, Bulgares, Lituaniennes. Je ne parlais pas un mot de russe mais mon accent roumain suffisait à faire illusion. J’ai vite appris les rudiments d’allemand pour répondre aux désirs de clients. Hast du das, hein gern ? Ja, ja, ich habe das gern. (Tu aimes ça, hein. Oui, oui, j’aime ça.) Du bist eine Dirne gerecht. Ja, ich bin deine kleine Dirne. (T’es rien qu’une pute. Oui, je suis ta petite putain.) On apprend vite quand obéir est une question de survie. À Vienne, c’était presque une maison de luxe, en tout cas les clients étaient presque tous de la haute société : des diplomates, des représentants gouvernementaux ou d’organismes internationaux venus à divers congrès ou bien de riches hommes d’affaires. Je ne pourrais même pas faire la liste des sortes d’hommes qui m’ont violée au cours de ces seize ans : des diplomates, des avocats, des hommes d’affaires, des importateurs, des professeurs d’universités et leurs étudiants, des banquiers, des financiers, des policiers, des soldats, des religieux, des évêques, des hommes politiques, des ministres, des fonctionnaires, des maires, des employés municipaux, des bibliothécaires, des médecins, des dentistes, des chirurgiens, des vétérinaires, des bijoutiers, des écrivains, des journalistes, des animateurs de télévision, des comédiens, des pompiers, des pilotes d’avion et des stewards, des coureurs automobiles, des sportifs, des athlètes olympiques; j’ai même couché avec une champion du monde du 200 mètres en natation qui s’en vantait, un Allemand. Tous les genres d’hommes nous passent dessus sans exception : des garagistes, des ouvriers, des fermiers, des restaurateurs, des livreurs de pizza, des laveurs de vitres, des peintres en bâtiment, des veilleurs de nuit, des gardiens de zoo, des manipulateurs de machinerie lourde, des coiffeurs, des marins et des officiers, des informaticiens, des artistes, des chanteurs d’opéra, des musiciens d’orchestre, ceux-là ils aiment bien nous prendre pour leur instrument de prédilection. Plusieurs d’entre eux, on ne les voit qu’une fois; mais certains, ceux qui viennent régulièrement prendre leur coup, on les revoie, on finit par les connaître, ils se souviennent de nous. Quand ça s’est très bien passé avec une fille, ils finissent par la redemander à chaque fois, et les marraines aiment ça, ça fidélise la clientèle; mais il faut aussi créer le manque, alors elles cachent la fille demandée une fois sur deux et proposent au client une autre fille qui lui ressemble un peu. Car chaque homme à sa préférence en ce qui a trait au type de fille, chacun a son genre de femme : avec des gros seins, avec des seins plus petits, petites, maigres ou élancées, boulottes, les cheveux longs ou courts, sa démarche, ça manière de sucer ou de bien jouir.
 Car la fille doit toujours faire semblant qu’elle aime ça, c’est ce qu’il y a de mieux pour que le client revienne; il faut que le client en soit persuadé, elle se déhanche, elle se tortille, elle soupire, elle couine, elle gémit aux bons moments, elle feule, elle geint, elle se laisse embrasser, elle jouit de prendre sa grosse bitte à pleine bouche et le client en redemande. Physiquement, celles qui sont le plus populaire, ce sont les courtes sur pattes avec des gros seins, celles-là on est sûr qu’ils y a toujours des clients pour eux. La très grosse majorité des filles des réseaux d’exploitation sont plutôt petites, frêles, délicates, faciles à dominer, peu menaçantes. Les Philippines sont parmi les plus populaires. Le type de filles que les hommes n’aiment pas beaucoup, ce sont celles qui sont trop grandes, par peur d’être dominés peut-être; et celles qui ont la poitrine plate, celles-là elles ont peu de risque de se faire capturer par les réseaux; et les obèses aussi, quoique... Ce que les clients aiment, ce sont les filles assez petites, avec une poitrine ronde, généreuse, engageante, qui se prend bien, un ventre plat, les hommes détestent les bourrelets, et des fesses rebondies; pas du tout non plus le genre mannequins de défilés de mode, élancée et maigre à faire peur. Les seins, c’est ce qui les attirent le plus, avant toute autre chose, tous en raffolent; plus ils sont gros, plus ils attirent la concupiscence des hommes. Aucun homme ne résiste à une poitrine plantureuse, voluptueuse, bien exhibée, c’est la garantie de leur plaire, à croire qu’ils ont tous été sevrés du lait maternel trop tôt. Ils tâtent nos seins, les tripotent, les caressent, les pressent, les soupèsent, les balancent, les lèchent, les embrassent, les sucent, les tètent, les aspirent, les respirent, les mordillent, se les frottent contre le visage; ils adorent qu’on leur caresse le corps partout avec nos seins, sur les fesses, la poitrine, le ventre, le sexe. Un jeu fréquent auquel ils se prêtent est celui, où se mettant à califourchon sur la fille, de se faire sucer et d’éjaculer entre ses seins. Combien de fois les filles se font mordre les seins au sang par les hommes qu’elles chevauchent ! Ça les amuse. C’est si douloureux. Plus les seins sont gros, plus c’est bon. Plus ils se balancent, meilleur c’est. À Berlin, il y avait un client, un jeune, qu’on avait surnommé « le joueur d’orgue »; ils commandaient cinq ou six filles à la fois, ça lui coûtait sont salaire d’une semaine, et nous devions nous placer côte à côte le long du lit en nous tenant par les épaules et en nous penchant vers l’avant; nos douze seins formaient une longue rangée qu’il faisait balancer, couché sur le dos, extatique, de gauche à droite avec ses deux mains, pendant que la dernière lui faisait un fellation; il jouissait en moins d’une minute.
Moi, tu vois Ève-Marie, je n’étais pas parmi les plus belles, j’étais dans la moyenne, tu vois que j’ai des seins moyens; je n’ai jamais été ni la plus grande ni la plus petite, c’est peut-être ce qui m’a permis de demeurer aussi longtemps dans le circuit. Je n’avais rien de particulier pour attirer le regard. Gare à celles qui se démarquent par leurs yeux bleus, une petite cicatrice ou un grain de beauté bien placer sur la joue ou la fesse, les hommes en raffolent elles y passent plus souvent qu’à leur tour.
À Vienne, il y avait une trentaine de filles, deux fois plus qu’à Bucarest, surtout des Slaves, quelques Africaines. C’était la classe vraiment. Ironiquement, l’atmosphère était bonne; je suis obligée de dire que le travail était moins dur qu’à Bucarest, c’est vrai qu’avec la clientèle de haute classe, de cadres supérieurs, distingués et tout, qu’on avait, on avait droit au gratin de la société perverse mâle. Le bordel était ouvert dès 7h le matin, pour permettre à certains de ces messieurs de venir nous rendre visite pour une petite pipe matinale avant d’aller au travail à l’ambassade ou à la banque et de bien commencer leur journée, mais on ne faisait chacune que dix heures par jour en se relayant; et une à deux fois par semaine, il y avait les soirées, les orgies. Le patron venait choisir six, dix ou douze ou quinze d’entre nous selon les besoins, et on nous amenait en un convoi de deux ou trois voitures vers le lieu de la partouze; la moitié du temps c’était dans la résidence privée d’un millionnaire, mais ce pouvait être aussi une ambassade ou un bureau d’une multinationale ou les locaux d’une organisation internationale ou encore un grand hôtel cinq étoiles. La première fois que j’y suis allée, ça avait lieu dans le Château Rostchild, un club privé pour gentlemen avec grillage électrique, porte d’entrée coulissante et armada de gardiens de sécurité armés. Tout le bâtiment était ultra chic; un ameublement de grand luxe avec lustres dans le grand salon et miroirs au plafond dans les chambres. Arrivées à destination, on nous faisait descendre de la voiture et entrer dans le grand salon; et là, le patron vendait sa marchandise et nous présentait comme les filles les plus belles et les plus chaudes de Vienne ! alors que nous attendait une dizaine ou une quinzaine d’hommes d’affaires, salivant et trépignant, terminant leur repas ou après avoir signé de bons contrats ou des accords commerciaux, ou des banquiers qui venaient de s’échanger quelques milliards en actions diverses; ou bien c’étaient un groupe de diplomates qui voulaient sceller la réussite leurs négociations, ou simplement une grosse huile qui désirait récompenser ses cadres supérieurs pour une année fructueuse. Alors qu’au bordel, on était en déshabillé à journée longue, ces jours-là, on s’habillait et de façon tout ce qu’il y a de plus chic : robes à paillettes ou jupes moulantes, blouses saillantes ou corsages échancrés et bijoux à profusion aux poignets, au cou, aux oreilles, aux chevilles, sans lésiner sur le maquillage et le parfum. Ce n’était que de longues exclamations d’admiration bestiales lorsqu’on arrivait; chaque homme pouvait choisir la fille qui lui plaisait, la baiser à qui mieux, par en arrière, par en avant, ou en se faisant chevaucher, en jouir autant qu’il le voulait et comme il le voulait, il n’y avait aucune contrainte, aucune restriction, aucune limite, puis l’échanger pour en essayer une autre, et ainsi de suite autant qu’il le désirait. La partouze, beuverie comprise, durait jusqu’aux petites heures du matin. Là, on nous revoyait et on retournait en voiture jusqu’au bordel.
Après un an à Vienne, j’ai eu la surprise de voir arriver Theodora, une des quatre autres filles de Benesti qui avaient sélectionnées avec moi par les recruteurs. Le roulement est toujours important dans les maisons de prostitution; beaucoup de clients veulent de la chair fraîche et de la nouveauté. Tous les trois mois à peu près il y avait de nouvelles filles qui arrivaient. Lorsque nous nous sommes vues, Théodora et moi, nous nous sommes tout de suite reconnues, mais sans rien dire évidemment, ça aurait suffi pour nous faire battre et nous faire partir aux antipodes l’une de l’autre. Il est vrai aussi que nous n’étions pas fières, ni l’un ni l’autre de ce qu’était dorénavant notre existence; mais dès que j’ai pu le faire sans risque, sans que personne ne nous voit, je l’ai serrée dans mes bras et quand ses larmes ont commencé à couler, je n’ai pas réussi, je n’ai pas réussi à retenir les miennes.
Dans les semaines suivantes nous réussissions à nous parler de temps en temps et, par brides, nous raconter nos histoires. Après sa capture à Bucarest, frappée et ligotée, elle avait été envoyée immédiatement à Prague. C’est là qu’elle avait été déflorée par le fils d’un important chef d’entreprise, bon client d’un des plus importants hôteliers de la République tchèque; une vierge par mois, c’était le prix qu’il demandait pour laisser ces hôtels servir de relais aux passeurs. Ça se passe de façon très simple; les passeurs qui transportent les filles et qui doivent faire une halte nocturne au milieu d’un long trajet ont plusieurs de ces adresses où s’arrêter sur toutes les routes principales d’Europe; il y en a dans tous les pays sans exception; que personne ne croit que son pays est exempté. Les passeurs y font descendre les filles et tout le personnel mâle de l’auberge peut en profiter en échange, pour les passeurs, d’un repas, d’un verre d’alcool et d’un bon lit; après une bonne nuit de sommeil, les passeurs sont prêts à repartir et à mener leur cargaison à destination. Le matin, c’est avec des commentaires d’un mépris indescriptible que l’hôtelier sert aux filles une tasse de café réchauffé et un quignon de pain. Theodora avait été offerte à l’un des chefs d’une chaîne d’auberge très coopératif envers les chefs mafieux qui voulait obtenir un gros contrat de ravitaillement auprès d’une multinationale qui l’a lui-même offerte au fils du président de cette compagnie. Les cadeaux sont bons pour les affaires. Elle m’a raconté ce qui lui été arrivé à Prague; à peu de choses près c’était la même histoire que la mienne. Les deux hommes, le père et le fils, l’attendaient dans une chambre d’un des plus luxueux hôtels de la ville; ils lui ont offert une coupe de champagne puis le fils l’a amenée dans la chambre pour la sauter dans son lit; quand il a vu qu’elle avait saigné et taché les draps, le père a appelé les femmes de chambres qui ont changé le lit sans rien dire. Sur l’ordre de l’homme d’affaires, Theodora est partie prendre un bain moussant dans la salle de bain. Il l’y a rejointe et la baisée à son tour; et quatre autres fois chacun par la suite. À Prague, m’avait-elle raconté, elle avait vécu des choses horribles. Un jour, au début elle ne se sentait pas bien; elle était si malade qu’elle pouvait à peine se tenir assise dans son lit. Lorsque le patron, entouré de sa garde, est venu voir ce qui se passait, pourquoi elle ne pouvait pas aller travailler comme les autres, l’une des filles, une nouvelle comme elle, a voulu prendre sa défense en demandant pour elle un jour de congé. Le patron l’a immédiatement assaillie d’un rude coup de poing à la figure; elle a vacillé et le patron l’a frappée à nouveau avec un coup de genou dans le ventre. Elle s’est écroulée, et là le patron lui a asséné de coups et de coups de talon à la tête, en hurlant de rage, jusqu’à ce que sa figure ne soit plus qu’une bouillie de chair et de sang. Elle est morte. Son nez avait éclaté; ses yeux pendaient sur ses joues; des morceaux de dents brisées étaient éparpillés sur le plancher; il y avait une grande flaque de sang sur le plancher. C’était horrible. Les autres filles étaient paralysées de terreur. Le patron, essoufflé, a dit : Nettoyez en vitesse; vous êtes déjà en retard. Les hommes ont emporté le corps pour le jeter dans un dépotoir en banlieue et les filles ont nettoyé la chambre comme elles ont pu, et la vie du bordel a continué. Theodora se sentait coupable de sa mort; elle disait que c’était à cause d’elle qu’on l’avait tuée à coups de talons.
Dans le bordel à Prague, elle a trouvé ça très dur; elle ne comprenait par un mot de ce qu’on lui disait et elle s’est fait battre souvent, surtout que c’est une jolie fille et elle était très populaire auprès des clients qui la réclamaient à cor et à cri, ce qui suscitait la jalousie des autres filles. Elle se faisait battre par les filles et par les hommes. Moi, je n’avais que très peu touché à la drogue jusqu’à maintenant, mais Theodora était déjà dépendante quand elle est arrivée à Vienne et elle avait toutes les peines du monde à diminuer sa consommation. À Vienne, il n’y en avait pas beaucoup, mais le patron lui en fournissait quand elle en réclamait. Nous n’étions pas des amies proches à Benesti, même si on avait été ensemble à l’école; nous n’étions pas dans la même classe, elle avait un an de plus que mois; mais se retrouver nous a fait un bien immense; en tout cas, à moi ça me permettait de croire que je n’étais pas toute seule dans cet enfer, et pour elle, je sais que mon aide lui a permis de ne pas sombrer complètement dans la folie. Nous faisions fait attention pour ne rien laisser voir de notre amitié, même lorsqu’un client nous réclamait ensemble pour des petits jeux pornographiques. Ça, c’est un autre jeu excitant favori des hommes : voir des filles se faire des mamours, les voir se caresser, s’embrasser, se sucer mutuellement les vulves, se stimuler, se faire l’amour à l’aide de toutes sortes d’objets érotiques et jouir goulûment comme deux lesbiennes amoureuses. Les filles deviennent vite adroites à se faire mutuellement ce qu’il faut pour satisfaire les clients. Est-ce qu’elles aiment ça ? Non pas vraiment, mais c’est sûr que ça change de la brutalité des clients, alors on y met le temps qu’il faut. Des fois certaines parties de lesbianisme qu’on nous demande sont beaucoup plus désagréables; les hommes nous mettent en compétition l’une contre l’autre, nous font lutter, nous font même nous battre entre nous. C’est à celle qui sera la plus agressive, la plus mauvaise, la plus méchante, la plus belliqueuse. Ça les excite. Je me suis battue contre d’autres filles dans la boue, dans la gelée, dans l’eau, dans la mousse. Le pire jeu de ce genre auquel j’ai du prendre part était celui du combat de coqs; les deux filles se mettent à quatre pattes par terre ayant chacune un plume d’oie plantée dans l’anus et il s’agissait, pour triompher, de réussir à voler la plume de l’autre. Celle qui gagne ne sera que violée et non pas enculée, car la plume qu’elle conserve dans l’anus la protège. Pourtant s’il y a une chose que les hommes détestent, c’est bien les vraies lesbiennes. Ils sont prêts à les tuer toutes sur place. Elles les répugnent. Ils ne supportent pas plus les homosexuels qui les dégoûtent tout autant; deux lesbiennes, c’est deux filles de moins, deux filles dont ils ne peuvent profiter pour leurs plaisirs charnels.
Je suis restée un peu plus de deux ans, je crois, à Vienne avant de partir pour Rome. C’est le matin durant la séance de maquillage que j’ai appris que je devais partir; j’avais dix minutes pour me préparer. Theodora me serrait les bras à me faire mal, totalement paniquée, presque hystérique, les yeux révulsés, mais moi, je n’avais pas le choix; je lui mettais la main sur la bouche pour ne pas qu’elle crie, je ne pouvais rien faire d’autre; je ne l’ai même pas étreinte pour ne pas empirer la situation. Pendant tout le trajet, je pleurais abondamment, espérant de tout cœur qu’elle ne sombrerait pas dans le désespoir, mais j’en doute; quelque chose me dit qu’elle s’est suicidée peu de temps après mon départ, ou qu’elle est morte d’une surdose.
Si au moins, j’avais pu  la prendre avec moi, surtout qu’à Rome... À Rome, les conditions de travail étaient en même temps plus pénibles et moins dures. Tous les bordels se ressemblent, mais ils sont tous différents. À Rome, le problème, c’était le lieu, il n’y avait pas l’air climatisé dans la maison, mais seulement des climatiseurs dans quelques chambres, et rien dans la chambre commune qui était au sous-sol, pas de fenêtre non plus. Comme seule aération, il y avait trois lucarnes qui donnaient sur la cour arrière; c’était éprouvant. Durant les chaleurs de l’été, on y crevait de chaleur; plusieurs des filles s’évanouissaient. Les tâches ménagères aussi nous incombaient; une fois par semaine, le dimanche matin le bordel fermait pour quelques heures jusqu’en début d’après-midi, sans doute pour permettre aux hommes d’aller à l’église, il fallait laver les draps et nos vêtements, nettoyer les chambres et laver les planchers, balayer les couloirs et les escaliers, sortir et dépoussiérer les tapis, astiquer les meubles, faire briller les miroirs; mais curieusement, ces corvées étaient faites dans une certaine bonne humeur, sous le regard torve des carabiniers locaux, les seuls mâles autorisés à venir dans la cour arrière, qui se rinçaient l’œil sous prétexte de nous protéger des intrusions dangereuses. Cette cour était grillagée et l’on ne pouvait s’en échapper, mais au moins on était dehors, un peu par la force des choses; quel bonheur c’était de voir le soleil, de sentir la fraîcheur de la brise, se sentir l’air marin. La matrone y participait et tout le monde mettait la main à la pâte, comme si ce petit intermède ménager hebdomadaire permettait de libérer la pression et les tensions. La matrone, qu’on appelait Santa-Tanta, y était pour beaucoup dans la bonhomie ambiante. Il fallait bien sûr faire tous nos clients quotidiennement, et rapporter chaque mois le montant exigé par le patron, et en cela elle était intransigeante, mais tout de même elle prenait soin de nous, elle nous écoutait à sa façon, elle nous soignait lorsqu’on était malades et ne nous forçait pas à travailler quand on avait nos menstruations sauf pour des fellations à nos clients réguliers, tout à l’opposé de cette chipie acariâtre de marraine de Bucarest ou que celles surtout que je rencontrerais plus tard en Allemagne.
Le bordel était sur la petite plazza Bonifacio, à quelques minutes de marche du Vatican; il n’était indiqué dans aucun guide touristique, mais le bouche à oreille suffisait pour que les touristes du monde entier affluent durant toute la belle saison. En hiver, plusieurs des clients réguliers revenaient, ceux qui ne voulaient pas se mêler aux étrangers ou qui partaient eux-mêmes vers d’autres paradis tropicaux comme Cuba ou la Barbade, ou encore la Thaïlande qui offre des plaisirs que l’Italie ne possède pas.
M’adapter au bordel de Rome n’a pas été trop difficile, surtout qu’avec le français que j’avais étudié à l’école, je me suis vite débrouillée en italien. La chose que j’ai trouvé le plus difficile était Il muro ai belli buchi (Le mur aux jolis trous) : c’était le mur de la petite pièce sous l’escalier qui menait aux chambres, il était percé d’un certain nombre de trous à différentes hauteurs, les carabiniers et les inspecteurs sanitaires ou municipaux qui venaient à la maison y glissaient leur queue et la fille de service devait lui faire une pipe et tout avaler bien sûr; c’était propre, vite fait, ni vu ni connu, pas compromettant; l’homme remontait sa braguette et repartait satisfait de sa visite pour rédiger un rapport en trois exemplaires. Et il disait : Puttana, puttana ! Et parfois : Mama mia ! On étouffait dans ce réduit; je détestais les jours où c’était mon tour d’y être de service et devoir passer la journée dans cette pénombre surchauffée. Le médecin quant à lui venait une fois par mois. Et bien sûr, il se faisait payer par des services appropriés. C’était la même chose pour tous les autres travailleurs et spécialistes que nécessitent l’entretien au quotidien d’un bordel : électriciens, plombiers, couvreurs, ramoneurs, marchands de meubles; les patrons ont des listes complètes d’hommes qui offrent leurs services en échanges de faveurs sexuels. Ça réduit considérablement les coûts d’exploitation. Le rôle du médecin est crucial dans un bordel, car les exploiteurs ont horreur de maladies sexuelles et une peur bleue de la propagation du sida. Elles passent donc des examens médicaux régulièrement; dès qu’une fille est déclarée malade, elle est éliminée ou, au mieux, impitoyablement jetée à la rue.
Une bonne partie de notre clientèle de la maison close de la plazza Bonifacio était des hommes d’église, curés, prêtres, aumôniers, diacres, moines, frères ou pères, nonces apostoliques, secrétaires, évêques ou même cardinaux et jusqu’à des popes orthodoxes - quelle surprise, ça a été pour moi ! - se permettant de forniquer, loin des yeux loin du cœur, sans que personne n’en sache rien. Les favoris de certaines filles étaient bien sûr les séminaristes qui étaient si jolis à regarder, presque à croquer, et en même temps si tristes à voir avec leur air coupable de chiens battus la queue entre les jambes. Mais les ecclésiastiques avaient un si grand mépris des femmes, mépris qui atteignait les limites du dégoût et de la répugnance, pour ces créatures de Satan qui les induisaient en tentation et qui les faisaient succomber à leurs péchés, à cause de qui ils se vautraient ainsi à leur grande honte dans le vice et le lucre, que veut, veut pas ça m’affectait, ça me rendait peu charitable; surtout que cette attitude déteignait sur bien des hommes italiens; il n’est pas très bon d’être un « pute » au pays mâle de Berlusconi. La plupart du temps j’expédiais la chose la plus vite possible pour m’en débarrasser et passer au suivant.
Mais il me fallait quand même faire attention et jouer juste sur les limites des plaisirs offerts et de la répugnance ressentie, car faire commerce avec l’Église est lucratif et Santa-Tanta avait quand même ces chéries à l’œil et ne voulait pas que se tarisse la manne que ces visites saintes et assidues rapportaient à ses affaires, et à son patron. À Rome, il n’y avait pas de soirées de partouzes comme à Vienne, mais il arrivait souvent qu’une ou deux filles soient livrées à domicile. Comme partout, les hommes d’Église pouvaient demander deux ou trois filles en même temps, et parfois deux ou trois hommes ensemble se payaient une fille, pour réduire les coûts. Alors on était amenées dans un presbytère ou une sacristie ou une autre résidence de communauté pour satisfaire subito presto et en catimini les envies irrépressibles et inconfessables de ces messieurs. Des dizaines de fois j’ai fait des pipes dans un confessionnal; parfois, c’était les prêtres qui faisaient la queue pour se confesser plutôt que les fidèles. Mais là aussi, la brutalité gardait ses droits; nombre de religieux se servaient des objets cultuels pour leurs rituels sexuels : crucifix, calices, chapelets, saint-chrême et bréviaires étaient utilisés à toutes les sauces, et même les hosties trouvaient leur place dans des communions très particulières; on nous en fourrait un dans le vagin et le jeu rigole pour le prêtre était d’aller le rechercher avec la langue. C’est là que, pour la première fois, j’ai connu des hommes québécois sans savoir que je me retrouverais ici dix ans plus tard. Ils me dégoutaient tous les uns que les autres; et malgré tous mes efforts, malgré l’entraide et la solidarité évidente, et la générosité, du groupe de filles du bordel, je ne parvenais à m’intégrer à leurs discussions polissonnes sans fin sur les vertus théologales des uns et des autres et sur les bienfaits du célibat sur la concupiscence et les faiblesses de la chair.   
Je suis restée deux ans et demie à Rome avant de me faire envoyer à Genève. Quand le maquereau d’un autre bordel venait voir Santa-Tanta avec le patron, nous restions toutes coites; personne n’avait envie de partir et on ne voulait pas se faire remarquer. Mais ils descendaient dans notre chambre et elle nous faisait mettre en rang le long du mur en petites tenues. De quoi avait-il besoin ? Des jeunes, des plus expérimentées, des plus adroites, des lascives, d’une ou deux plus timides ? Quand il passait sans nous remarquer c’était un soupir de soulagement. Comme je comprenais le français, l’allemand, l’italien et un peu d’anglais à cause des touristes, j’étais une candidate de premier choix pour cette ville internationale. Et, me vantait Santa-Tanta, je n’étais pas une de ces têtes folles comme plusieurs parmi les autres qui jacassent force commérages dès qu’elles en ont l’occasion. Non, non, tu n’auras aucun problème avec elle, je te garantis; elle sait tenir sa langue et elle sait se tenir; jamais une plainte, jamais un mot de travers; le respect de la clientèle et de son travail avant tout; et elle est encore jeune, tu l’auras à ton service pour plusieurs années, et puis elle parle français. Ce dernier argument l’a convaincu et il a hoché la tête. L’acheteur m’a dit de me tourner et de me pencher et écartant les jambes; il a baissé ma culotte et a écarté mes fesses, il a rentré un doigt dans mon vagin; il voulait voir si je n’étais pas trop élargie, c’est-à-dire si mon vagin n’étais pas trop distendu. Ouais, ça va, ce trou-là j’le prends... Dépêche-toi te préparer, a simplement conclu la matrone.
Je suis montée dans la fourgonnette où il y avait déjà quatre autres filles d’un autre bordel, la récolte avait été bonne. Le voyage à pris huit heures; nous nous sommes arrêtés une fois à un relais dans les contreforts des Alpes pour casser la croûte. L’hôtelier et les serveurs ont eu droit à leur pipe habituelle. Il y en a un qui a voulu nous regarder pisser l’une après l’autre. Ça lui plaisait. Alors qu’on remontait dans la fourgonnette, les deux hommes de garde ont soulevé nos jupes devant les autres pour nous faire respirer le bon air des montages, et les autres se sont marrés tout leur saoul, ils riaient aux éclats en se tapant sur les cuisses comme des demeurés. Le bordel de Genève, qui ressemblait un peu à celui de Vienne, n’était pas très loin du quartier international; je m’en souviens, c’était sur la Route des Franchises, je trouvai ça assez ironique. Missions consulaires, Croix-Rouge, Amnistie internationale, OMS, ONU, OMC, HCR, OMM, UIT, COE, je les ai toutes faites ces organisations; même des employés de l’OMPI venaient nous voir, à quelques minutes de marche. L’OMPI c’est l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, c’est tout dire !
À Genève, ce n’était pas les hommes gourmands en manque de femmes et argentés qui manquaient, comme les Africains. Ceux-là alors, quand ils arrivaient en délégation, c’était bruyant et animé. Toutes les filles blanches étaient alors réquisitionnées. À Genève, nous allions souvent en escorte dans des chambres d’hôtel cinq étoiles, et comme je comprenais plusieurs langues, j’étais une candidate de choix pour ces visites particulières. Dans la journée, le patron disait tout simplement : Tatiana, 20 hr. À Genève, j’étais Tatiana, il fallait jouer sur mon côté vaguement slave. À Rome, j’avais été Nina un bout de temps, puis Cooky vers la fin. J’en étais venue à souhaiter qu’il me désigne, car ça allégeait et écourtait mes journées de travail et ça en brisait la monotonie, et ça me permettait de sortir aussi. Je devais me préparer, me maquiller, me parfumer et m’habiller, parfois selon les demandes du client. À l’heure dite, l’un des gardes, impeccablement vêtu, venait me chercher et me conduisait à l’hôtel; il laissait les clés de la voiture au valet, je pouvais voir en passant des dizaines de Mercedes, de BMW, de Bentley, de Rolls-Royce dans le stationnement. On rentrait tout bonnement par la porte principale et sans même passer par la réception, il me faisait montait à tel ou tel étage où m’attendait le client qui avait payé mes services pour une demi-heure, ou parfois, plus rarement, une heure. Je me suis fait des Français, des Allemands, des Américains, des Canadiens, des Japonais - les pires salopards vicieux de tous -, des Coréens, des Chinois, des Latinos, des Indous, des Australiens et des Suisses aussi. On ne m’envoyait pas chez les Russes, car chaque homme désire sa touche d’exotisme érotique. Les Russes avaient droit aux Asiatiques surtout, comme les Philippines, ou encore les mulâtres.
Un soir, l’un de ces clients m’a offert un verre, c’est presque toujours comme ça que ça commençait, puis m’a fait déshabiller et je l’ai déshabillé à son tour; nous étions étendus côte à côte à poils sur le lit, en nous faisant face. Il me regardait avec beaucoup d’attention. C’était un Britannique, dans la jeune quarantaine, bien de sa personne avec une petite moustache; peut-être un financier de la City. Il s’est penché vers moi et s’est mis à me caresser, des doigts, des mains et de la langue; il m’a caressé dans le cou, sur les joues, sur les yeux, les épaules, le dos, sur la poitrine; il me mordillait les doigts; c’était à la fois très doux, je dirais presque gentil, et en même temps, il était le maître, j’étais à sa disposition, j’étais son jouet, sa poupée, sa possession. J’avais juste envie qu’il en finisse. Il a continué; il est descendu vers mon ventre vers puis vers ma vulve et mon clitoris qu’il s’est mis à lécher; puis de plus en plus intensément, de plus en plus profondément; on aurait dit qu’il cherchait mes zones érogènes. Bien sûr, je ne ressentais absolument rien, j’avais appris depuis longtemps, comme toutes les filles prostituées, à me séparer mentalement de mon corps. Toutes les filles font ça, se séparer de leur corps. C’est normal, ça devient naturel, c’est instantané. Je n’ai jamais rien ressenti dans aucune des dizaines de milliers de fois qu’un homme m’a pénétrée, sauf au tout début. Au début j’ai ressenti de la douleur, de la souffrance, la honte, l’humiliation, le dégoût de moi-même. Mais une fois la souffrance surmontée et la douleur disparue, une fois le corps adapté à l’humiliation, à la déshumanisation, les filles ne ressentent plus rien. Il se fait une coupure totale entre les terminaisons nerveuses et la tête. Bien souvent, l’une ou l’autre drogue rend la chose encore plus facile. Mais bon, ça avait l’air de lui faire plaisir à ce Britannique BCBG, je me disais qu’au moins ce n’est pas un salaud brutal ou vicieux comme les autres, c’est un salaud d’accord mais ce n’est pas une brute, ni un porc. Alors, je ne sais pas trop pourquoi, j’ai pris sa tête entre mes mains pour l’encourager et j’ai fait semblant d’aimer ça en gémissant un peu. Après quelques moments, il a mis un condom et il m’a pénétrée. Encore là, il essayait d’être délicat, presque tendre et au moment de l’orgasme, il s’est laissé aller; nous nous sommes regardés dans les yeux, disons que c’est moi qui l’ai regardé dans les yeux, car d’habitude je garde la tête tournée et même les yeux fermés. Il s’est couché sur moi et je n’osais pas le déplacer; j’ai tourné ma tête de côté, et c’est alors que j’ai vu son téléphone portable sur la table !
Je n’en avais jamais utilisé de ma vie, mais je savais ce que c’était, depuis quelques temps les patrons ne se servaient plus des portables pour communiquer, pour faire des transactions, pour arranger les rendez-vous, et beaucoup de clients en avaient. Une idée folle m’a traversé l’esprit; quand il s’est écarté, je me suis habillée et j’ai tout bonnement dit en anglais : It’s yours ? C’est à toi ? Yes. Can I ? Est-ce que je peux ? Well… I don’t know. Oh, why not ? Ouais… pourquoi pas ? Il m’a ouvert le téléphone et a pesé la touche de démarrage. Mes parents n’avaient pas de téléphone bien sûr, mais en cas d’urgence à Benesti nous allions recevoir ou donner des coups de fil au bureau de poste. J’ai composé le numéro, mais il ne s’est rien passé. Mon client, allongé à côté de moi, s’est proposé de m’aider et il m’a demandé le numéro, et là il m’a aussi demandé le code international. J’ignorais le code pour entrer en Roumanie, et j’ai compris la futilité de mes efforts. Il a dit : I’m sorry, je suis désolé, et je suis sortie de la pièce, et je me dirigeais vers la porte de sa chambre d’hôtel. Attends, a-t-il dit. J’ai déjà payé, mais voilà pour toi. Il me tendait un billet de cinquante francs suisses. Non, non, je ne peux pas prendre ! Donne au patron. Non, j’ai déjà payé ton patron, ça c’est un cadeau que je te fais parce que j’ai vraiment aimé ça; c’était très… spécial. Non, non, je ne peux  prendre, sinon j’aurais graves ennuis. Il était si désolé. Comment t’appelles-tu ? Tatiana. Tatiana… Est-ce que tu viens de Russie ? Non, je viens de Roumanie !... Comment avais-je pu dire cela ? Impulsivement, j’avais voulu affirmer cette parcelle de mon identité, qui me revenait du tréfonds de mes jeunes années à jamais disparues; mais tout de suite je l’ai regretté. Je pouvais encourir des sanctions pour avoir dit ça. J’ai quitté la chambre. Le garde m’attendait dans le couloir. Qu’est-ce qui s’passe ? Tu as dépassé l’heure prévue ! C’est parce que j’ai jasé avec lui; ils aiment bien ça quand nous parlons avec eux. Ouais, ça va; mais si jamais j’ai des ennuis avec le patron à cause de toi !...
Mon Britannique m’a fait redemander; deux jours après et cette fois-ci dans l’après-midi. Je suis rentrée dans sa chambre, ses valises étaient déjà toutes prêtes dans le salon; il avait un avion à prendre; il m’attendait dans la chambre. Hello, Tatiana. J’ai commencé à me déshabiller, mais il m’a arrêtée. Arrête, je ne t’ai fait venir pour ça. Il m’a tendu son téléphone. Prends-le ; il faut faire 00 pour sortir du pays et 43 pour la Roumanie, ensuite tu fais le numéro de téléphone. J’étais comme paralysée; je ne comprenais pas, je ne comprenais rien. Est-ce que c’était un piège ? Est-ce qu’il était de mèche avec les exploiteurs ? Ça ne pouvait pas être vrai, c’était impossible. Je me suis levée; je voulais m’enfuir, mais il m’a retenue par les poignets. Tatiana, téléphone chez toi. Call home. Je pleurais à chaudes larmes. J’ai quand même pris le téléphone, mais mes mains tremblaient tellement et mes doigts étaient si raides que je pouvais presser aucune des touches. Attends je vais le faire. Il a composé le code de sortie, puis le code du pays, et même le numéro de téléphone de Benesti qu’il avait retrouvé dans la mémoire de l’appareil. Il m’a mis le téléphone sur l’oreille. Au bout d’un long moment, j’ai entendu la sonnerie. Un coup, deux coups. Branii ! Quelqu’un répondait. J’ai dit en roumain : Teofila, c’est toi ? C’est toi, Teofila ? Oui, qui est à l’appareil ? Teofila, c’est Gabriela, Gabriela Coman. Mon Dieu ! J’entendais ses exclamations à l’autre bout du monde. Teofila, dis à mes parents que je suis vivante; vivante tu m’entends. Dis-leur que je suis vivante. Tu peux faire ça pour moi ? Oui, oui, je leur dirai. Dis-leur que je vais bien, dis-leur de ne pas s’inquiéter, dis-leur que je vais bien. Oui, oui, je leur dirai, Gabriela, compte sur moi. Dis-leur que je suis à… que je suis… Non, dis-leur juste que je vais bien, que je suis en bonne santé… que je travaille. Tu leur diras Teofila. Oui, Gabriela, compte sur moi. Et j’ai raccroché. Je n’avais même pas demandé comment allaient mes parents. Je ne sais pas si Teofila la postière a fait le message. Je suppose que oui; je suppose qu’il a dû autant les rassurer que les laisser avec leurs questions. Pauvre Teofila, ils ont dû la questionner tant et plus sans pouvoir obtenir les réponses qu’ils voulaient; peut-être a-t-elle inventé une histoire. Je sanglotais, je pleurais, comme ça faisait six ans que ça ne m’était pas arrivé. Mon Anglais m’a pris dans ses bras, et moi, la pauvresse je me suis laissé faire. J’aurais dû le battre, le frapper, lui griffer le visage jusqu’à le défigurer pour me venger de tout le mal subit et que sa Bobonne sache ce qu’il était venu faire à Genève : profiter des jeunes filles exploitées. I’m sorry. Shut up ! Ça, c’était trop; j’étais en colère, toute chamboulée, je me suis levée pour m’en aller. Attends, j’ai quelque chose pour toi. Non, non, rien, je ne veux rien; tu vas juste m’attirer problèmes. Il a sorti deux billets de 100 francs suisses. Je te les donne. Je les ai jetés sur le tapis. Prends-les je t’en supplie; ça pourrait t’aider un jour. Je les ai froissés dans ma main et je suis sortie. Le garde n’était pas devant la porte; j’ai donc attendu dans le couloir, mais je ne pouvais pas rester là sans attirer l’attention; j’ai fait les cent pas. Le garde devait se trouver devant la porte, c’était formellement interdit pour lui de partir. Enfin, quelques minutes après, il est arrivé, tout éberlué de me voir poireauter, c’est vrai que j’étais sortie de la chambre un bon dix minutes avant le temps. Le garde s’est mis à bafouiller. Qu’est-ce que tu fais là ? J’ai dit : Il a pris son coup et m’a foutue dehors. Dans l’ascenseur le garde trépignait d’inquiétude, suant à grosses gouttes. Tu ne l’diras pas au patron que j’étais pas là, hein ? Alors, j’ai eu une intuition. Instinctivement, je lui ai mis les deux billets dans la main. D’accord, je dirais rien, mais garde ça pour moi. Je tremblais. J’avais dit ça presque sans réfléchir. Je prenais un risque énorme qui pouvait nous valoir à tous les deux des conséquences tragiques. Ce que je faisais était très dangereux. Nous pouvions tous les deux perdre la vie pour ça. Il a juste dit : OK, et il a mis l’argent dans sa poche. Il savait qu’il était en faute lui aussi et qu’il s’assurait ainsi de mon silence.
Je suis restée plus ou moins trois ans à Genève. L’été après cet épisode avec mon Anglais, un acheteur est venu. Il parlait allemand avec le patron. Le patron avait récemment reçu un nouvel arrivage de jeunes filles d’Europe de l’Est, des Bulgares, des Ukrainiennes, des Lettones, mais pas de Roumaines. La plupart de ses filles étaient, comment dire, des travailleuses forcées. Depuis peu, le système de recrutement en Europe de l’Est avait changé. Il y avait encore toujours des enlèvements comme le mien, mais après avoir écumé presque tous les coins des divers pays, ce n’est pas que la police était devenue plus efficace, mais les populations étaient plus méfiantes et savaient mieux détecter les rapaces carnassiers. Alors les trafiquants recrutaient les filles par des annonces d’emploi de secrétaires, de serveuses, de danseuses, de filles au pair, ou encore de femmes de ménages ou de gardienne d’enfants dans des familles riches. Et c’est d’elles-mêmes qu’elles venaient se jeter dans la gueule des loups. Arrivées à destination, elles étaient plus menacées que battues; on leur confisquait leur passeport, leurs papiers et on les obligeait à travailler dans l’industrie du sexe. Elles travaillaient comme escorte pendant six ou huit mois; on leur donnait un petit revenu à peu près cent euros par mois et ensuite on les renvoyait chez elles. Et hop, on faisait de la place pour d’autres, plus jeunes et plus jolies. Certaines même, de nouveau sans ressources, revenaient d’elles-mêmes l’année d’après.
Le patron a fait descendre dans le garage celles dont il ne voulait plus, et l’acheteur en a choisies huit, dont moi. Direction : l’enfer.
Je ne l’ai su qu’à l’arrivée, mais nous partions pour Ulm dans le sud de l’Allemagne, un petit voyage d’à peine cinq heures. Entre la Suisse et l’Allemagne, il n’y a même plus de douane. On longe le lac de Constance et hop, nous voilà de l’autre côté de la frontière. Ulm est une ville industrielle, noire, sale, polluée, des raffineries, des usines de voitures, du charbon. Il y a bien une colossale cathédrale gothique et une université à Ulm, et je n’ai jamais vu ni l’une ni l’autre, car ce n’est pas là qu’était situé le bordel, plutôt dans le quartier ouvrier, non loin de la gare, mal famé, où sévissaient toutes les violences urbaines. Die Höhle der Vergnüger (La Caverne des plaisirs), en fait, c’était plus qu’un bordel; c’était un bar et on y offrait des spectacles, si on peut appeler ça comme ça, de danses érotiques, vous savez ces filles qui se frottent lascivement sur un poteau pour exciter les mâles en érection; on faisait aussi des stripteases, et autres démonstrations pour assouvir tous les plaisirs charnels des clients masculins. Tous les goûts étaient permis dans ce bouge. Le bar ouvrait à 14 hr, pour quelques habitués chômeurs ou retraités, mais c’était surtout vers 18 hr à la sortie des usines qu’il s’animait. Il devenait alors un antre du lucre et de la débauche dans son expression la plus sordide. On évoluait dans un bruit assourdissant de cris, de hurlements, d’exclamations tonitruantes, de hululements hystériques, de rires tonitruants et dans un brouillard de fumée à couper au couteau; les bousculades et même les bagarres étaient fréquentes. Plus d’une quarantaine de filles y travaillaient, six jours sur sept; le lundi c’était fermé. On faisait soit l’accueil, soit les tables, soit les danses. Mais à quelque position que ce soit, tous les clients pouvaient nous tripoter, nous toucher, nous tâter les cuisses, les fesses ou les seins. Pour aller plus loin, il fallait payer. À l’arrière de la grande salle, il y avait une série de petites alcôves d’un mètre par un mètre et là c’était soit la pipe soit une baise debout par en arrière. Cinq minutes pas plus long. On les enfilait les uns après les autres. C’était épouvantable. Je n’en croyais ni mes yeux, ni mes oreilles, ni mon nez. Les premiers soirs, j’ai cru que ma tête allait éclater de tant de boucan, tant de tapage assourdissant. Toute la soirée jusqu’à la fermeture à 4 hr du matin, ça n’arrêtait pas, ça hurlait, ça criait, ça beuglait, ça bramait, ça s’invectivait, ça pétait, ça crachait, ça braillait, ça chantait, si on pouvait appeler ça chanter; la bière coulait à flot dans les verres et sur le plancher, sans oublier les hommes qui vomissaient sur nous. Le plus surprenant, c’est que les filles gardaient une part de l’argent qu’elle faisait avec les clients. Dix euros pour une danse sur la table avec droit de toucher, vingt euros pour une pipe, trente euros pour une baise rapide et quarante pour enculer une fille. On en gardait le tiers et le reste pour les patrons. On pouvait se faire jusqu’à vingt clients les soirs de grands achalandages, les vendredis et les samedis. Mais on ne gagnait presque rien; on ne pouvait rien garder. Toutes les filles se droguaient et il leur fallait qu’elles se payent leurs doses d’héroïne, de cocaïne ou d’amphétamines. Et puis, il y avait les vêtements, les souliers, les jupes, tout le maquillage et les vernis, les accessoires comme les brosses ou les rasoirs, la literie, ainsi que les médicaments quand on était malades; au bout du compte il ne restait pas grand-chose.
Ulm, c’était le cul du monde. Durant douze heures sans vraie pause, six jours sur sept, dans un bouge qui puait la merde et le vieil alcool, on se faisait continuellement agresser, sauter sans ménagement par des troupeaux de bêtes sauvages hurlantes et malodorantes qui nous rentraient leur queue jusqu’au fond de la gorge ou au plus profond des entrailles. J’ai vu là et vécu des scènes de bestialité sans nom. Oui, ces hommes étaient des bêtes, et les filles aussi étaient réduites au rang de bêtes. On leur trempait les seins dans une chope de bière, et ils s’en abreuver. Parfois, pendant qu’elle en suçait un, les autres membres du groupe la violaient tour à tour par en arrière. Et tout le monde riait. Puis pour lui payer son dû, ils lui fourraient les billets dans le vagin. Et ça les faisait rire encore plus.
Certains, pour montrer leur force, rentraient un ou deux dans le vagin d’une fille, puis la soulevait de cette seule main jusqu’à la lever à bout de bras aux applaudissements effrénés de leur public. On en faisait de paris. Les filles menstruées étaient toujours en demande. On les pénétrait quelques coups, puis elles devaient sucer la queue en érection tout rougie de son propre sang; et ça durant dix heures de temps, sans arrêter. Tout ceci est la pure vérité; je l’ai vu et beaucoup d’autres avec moi l’ont vécu.
Il fallait que je m’enfuie, il fallait que je parte de là; il le fallait absolument. J’étais en train de devenir folle, je me droguais comme une défoncée. J’étais toujours bourrée. Je sentais que je devenais accro. Je ne savais plus quel jour c’était ni quelle heure c’était. J’ai revécu des temps abominables plus tard à Marseille, mais à Ulm, c’était effroyable. Chaque matin, un peu avant midi, quand on se levait, je me disais, pendant les quelques heures de lucidité que j’avais encore, qu’il fallait que je tienne, encore un jour, encore une semaine jusqu’au moment propice. C’était dur, atrocement dur. J’essayais de me garder un peu d’argent, parfois c’était dix euros par semaine, parfois c’était quinze. Tous les lundis, notre seule journée, non pas de congé, parce qu’il fallait faire notre ménage et il y avait un certain nombre de clients particuliers comme les inspecteurs de police ou les hommes politiques ou comme les caïds et les chefs du crime organisé qui venaient faire leurs comptes et réclamer leur pipe, mais disons notre seule journée plus calme, je sortais mon argent et je le comptais en pensant au jour je pourrais acheter, non pas ma liberté, mais mon départ. Un soir, ça faisait déjà plus d’un an et demi que j’étais là, il y a eu une bagarre, une vraie bagarre. À coups de tables et de chaises, de goulots de bouteilles et de couteaux à cran d’arrêt. La police a dû intervenir et a fait une descente. Je crois que plus de cent personnes, filles, clients et personnel se sont faits embarqués. Ce n’était pas la première fois que ça arrivait, mais cette fois-là, j’ai profité de la confusion pour prendre mes affaires et partir par la porte d’en arrière. Je suis partie avec une autre fille Pamela, une jeune Grecque de dix-huit ans. La plupart des filles du Höhle étaient devenues des épaves qui avaient fini par perdre toute notion de dignité et tout espoir de se sortir de ce gouffre. Pamela était un peu comme moi et nous nous étions liées d’amitié, si ce mot a encore un sens en situation de survie. Nous nous étions entendues depuis plusieurs mois qu’à la première occasion nous nous enfuirions et advienne que pourra. Nous sommes sorties par l’une des sorties de secours et comme il y avait plein d’alarmes qui retentissait, une de plus ne faisait pas de différence. Nous avons descendu les escaliers d’urgence et nous nous sommes éloignées de ce lieu de damnation. Nous marchions dans la bruine dans les rues de Ulm, presque heureuses de cette liberté retrouvée, mais à deux heures du matin deux filles paumées ça ne passe pas inaperçu. Un homme nous a ramassées, c’était un petit maquereau du coin qui nous a proposé de bosser pour lui. Nous avions environ 500 euros, tout ce que nous avions ramassé Pamela et moi en plus de 300 autres euros que nous avions dérobés aux autres filles en partant. Je sais que ce n’est pas très gentil, mais nous n’avions pas le choix. Nous l’avons supplié de nous amener n’importe où mais pas à Ulm. Il a réfléchit, il faisait une bonne affaire : on le payait une première fois pour nous prendre et il savait qu’il pourrait nous revendre chacune pour le double que ce que nous offrions. On est parties pour Munich.
À Munich, notre maquereau samaritain nous a vendu à un réseau de prostitution, en subissant toujours les mêmes attouchements de contrôle; comme je n’étais plus toute jeune, j’avais alors 22 ans, il n’a pas obtenu autant pour moi que pour Pamela, ce qui ne lui a pas fait plaisir, mais il n’avait pas envie de me rembarquer. Je lui ai fourré mes 200 francs suisses dans les mains en lui disant de partir maintenant. Les autres gars avaient les yeux grands ouverts. Si j’avais mes 200 francs avec moi, c’est que, au moment de mon départ de Genève, par une chance que je n’osais espérer, l’un des deux chauffeurs était le garde à qui je les avais confiés. Il devait nous mener jusqu’à l’autre côté de la frontière allemande et ensuite revenir à Genève. Il ne lui a pas été difficile de me glisser discrètement mon argent dans les mains, sans sourire. Moi non plus, je n’ai pas souri.
Les gars de ce nouveau réseau nous ont aussitôt expédiées à Berlin avec trois autres filles. À Berlin, ville en ébullition et en plein boom économique depuis la réunification de l’Allemagne, les réseaux avaient toujours besoin de nouvelles filles. Il y avait beaucoup de Turques, et d’autres filles moyen-orientales; c’était les plus en demande. La minorité turque est importante à Berlin et ça excitait les hommes de posséder des femmes et des filles turques, de se composer des harems. Les faux réseaux d’immigration ou de réunification des familles faisaient des affaires d’or. Combien de jeunes filles d’Irak, de Syrie, de Palestine, d’Afghanistan et même d’Iran, croyant retrouver un oncle éloigné ou un cousin par alliance se retrouvaient prisonnières des mailles du trafic humain et de l’exploitation sexuelle ! Si on avait expédié deux filles comme moi et Pamela à Berlin, c’était pour servir d’entraîneuses à ces jeunes filles chétives et ingénues.
 À Berlin, j’ai vraiment rencontré pour la première fois les « petits anges »; je croyais avoir tout vu, mais j’avais tort. J’en avais entendu parler mais je n’en avais rencontrés. Celles qu’on appelle les petits anges ce sont des petites filles qui ont été vendues par leurs parents très jeunes, ou bien qui ont été kidnappées encore bébés et qui ont grandi dans un bordel, qui  y ont passé toute leur vie. Elles n’ont aucun souvenir de leur vie avant; leur vie c’est ça, c’est satisfaire le désir des hommes, c’est être l’objet du désir des hommes, c’est être des objets par lesquels les hommes d’âge mûr satisfont leurs désirs sexuels. Très tôt, elles sont robotisées. Dès l’âge de deux ou trois ans, ou même avant, parfois alors qu’elles tètent encore le biberon, on leur met un pénis dans la bouche; et que font ces petites bouches ? Elles tètent bien sûr, c’est un réflexe naturel. Elles avalent le sperme en croyant que c’est du lait caillé. Toutes petites, à deux ou trois ans, ou même avant, on leur rentre les doigts dans le vagin ou dans l’anus. Chaque âge apporte son nouveau lot de sévices et d’abus. Elles grandissent avec ça. Elles n’ont jamais connu rien d’autre. Elles sont pénétrées dès l’âge de six, sept ou huit ans, dès qu’elles atteignent l’âge de raison, qu’elles sont assez grandes pour comprendre. Pré-adolescentes, elles n’ont aucune pudeur, elles ne savent pas cacher leur nudité, elles n’y pensent pas. Elles peuvent masturber deux ou trois hommes en même temps, une queue main dans chaque et une troisième dans la bouche. J’étais éberluée; c’était hallucinant, horrifiant, effroyable, c’est le pire de ce que j’ai vécu durant toutes ces années dans les réseaux. Elles n’ont plus conscience de rien, elles n’ont plus de conscience même. Tout ce qu’elles savent faire, c’est assouvir les perversités des hommes. Les petits anges valent leur pesant d’or, elles rapportent des millions à ceux qui les possèdent.
Et souvent, ce sont les familles mêmes qui vendent leurs filles aux exploiteurs pour quelques billets, pour rembourser une dette ou simplement parce qu’une fille de plus, c’est soit une malédiction soit un boulet. Bien des hommes allemands, célibataires ou mariés, en possédaient chez eux, cachées dans un grenier, dans une cave, ou dans une maison de campagne. Un avocat en droit commercial bien en vue de Berlin invitait des clients importants à des discussions autour d’une table et sous la table se trouvaient deux ou trois de ces petits anges qui faisaient des pipes aux uns et aux autres durant les discussions. Et personne ne disait rien. Tout au long de l’enfance et de la pré-puberté, elles servent pour les réseaux pornographiques sur internet. On les prend en photos sous toutes les coutures, sous tous les angles, dans toutes les positions, et plus c’est dégradant, mieux c’est. Souples comme elles, on les fait se contorsionner dans tous les sens, les jambes les plus écartées possibles et la vulve la plus exposée possible. J’en ai vues avec les poignets et les chevilles attachés suspendues dans les airs; j’en ai vues écartelées sur une table de billard avec une canne de billard dans le vagin. J’ai vu des petites filles de dix ans, le sourire fendu jusqu’aux oreilles, faire l’amour à califourchon sur des hommes obèses de 200 kilos, eux aussi tout béats. Quand les petits anges grandissent, à la puberté, elles deviennent des Vénus, des objets de luxe. On les loue à la journée et elles se font tripoter les petits seins naissants ou explorer la vulve fraîchement formée pendant toute la journée de location. La plupart du temps, une Vénus est louée à une quinzaine d’hommes; chaque jour elles passent de l’un à l’autre qui se retrouve avec elle deux fois par mois. C’est à savoir chez qui elle aura ses premières menstruations. L’heureux homme ! Lui seul a le droit à ce moment-là de la pénétrer, de la prendre, de se l’offrir.
À Berlin, j’ai aussi vu que si jusqu’à maintenant la plupart des clients que je m’étais faits payaient en argent, dorénavant le comptant ne circulait pour ainsi dire presque plus. Les patrons acceptait les cartes de crédits ou les cartes de paiement, chique-chaque, pour les transferts de sommes d’un compte; c’était plus rapide, plus efficace et beaucoup plus sécuritaire.
Je suis restée presque trois ans à Berlin, avant qu’on m’embarque pour Paris, la ville des filles de joie, dans le dixième arrondissement. À Paris, j’étais devenue marraine à temps plein; c’est moi qui voyait à la bonne marche de la maison, qui réveillait les filles le matin, qui les mettait au lit quand ça n’allait pas; c’est moi qui accueillait et initiait les nouvelles; c’est moi qui veillait à ce que chacune de filles fasse bien son travail, accomplisse son lot de client, sa juste part. C’est moi qui montais les spectacles comme Le Petit chaperon ou les célébrations de Noël dont j’ai déjà parlé. C’est moi aussi qui accueillait les clients et qui les dirigeait vers telle ou telle fille; c’est moi qui « conseillait » les hésitants ! Comment ai-je pu faire ça, me direz-vous ? Alors que j’avais vu tant d’horreurs qui m’avaient levé le cœur, tant de gestes sordides qui me répugnaient, que j’avais vécu dans ce monde de violence ? Moi, je perpétuais, j’alimentais, je participais à ce monde d’exploitation et d’abus innommable ? Comment pouvais-je aider, contribuer, à ce que les filles se fassent violer à leur tour chaque jour et chaque heure ? Car c’est ce que j’ai fait. Je me faisais horreur, mais je me disais que j’avais bien droit à un repos après toutes ces années d’abus et de prostitution forcée. Et puis, je me disais que si je ne le faisais pas une autre le ferait. Je me disais que je pourrais essayer un tant soit peu d’atténuer l’horreur quotidienne des filles; que je pourrais négocier quelques aménagements avec les patrons; que je pourrais un tant soit peu diminuer leurs souffrances causée par violence continue.
Bien sûr je savais bien que je ne pourrais jamais arrêter la monstrueuse machine à broyer les filles dont j’étais un rouage, un tout petit rouage insignifiant, que je ne pourrais jamais mettre un terme à la traite des femmes, trafic mondial, planétaire et extrêmement bien structuré ; je savais que je ne pourrais jamais stopper cette folie meurtrière, qui tue les femmes avec une impitoyable cruauté et efficacité juste parce qu’elle sont des femmes, cette horrible industrie machiavélique du viol systématique des jeunes filles. Car, c’est ça l’existence, le destin, le sort des filles prisonnières des réseaux de prostitution et d’exploitation sexuelle, c’est d’être violées, continuellement, implacablement, pour l’éternité. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. 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Rien d’autre. L’avez-vous assez lu, bien vu, bien entendu ? Sur combien de pages faudra-t-il l’écrire ?
Tu sais Ève-Marie, le terme qui définit cet univers, pour moi c’est le mot « violance ». Bien sûr, c’est un monde violent, dur, sinistre et insensible. Un monde où la violence, et la peur, sans cesse enserrent les filles. Mais cette violence est celle des viols, des viols quotidiens, continuellement, implacablement. La violance, c’est l’oppression et les abus sexuels de tous les instants, sans aucun répit, sans aucune échappatoire, aucune issue de secours, sans aucun secours possible. La violance, c’est un état perpétuel de folie démentielle; la folie démoniaque d’un monde absolument inimaginable pour le commun des gens, et la folie dégénérescente, dans laquelle sombrent irrémédiablement les filles et les jeunes femmes qui y sont condamnées. La violance, c’est la torture omniprésente, omnipotente qu’elles subissent. La violance c’est la mort chaque jour, chaque soir, chaque nuit. La violance, c’est l’invasion parasitaire, insidieuse, écœurante, fétide et mortifère de leurs jeunes corps. La violance, c’est le pourrissement, la putréfaction de leurs chairs et de leurs âmes. 
À Paris, c’était un peu comme Genève, mais en moins riche, en moins chic, un Genève de seconde classe. Sauf que la grande majorité des clients étaient des Parisiens, des hommes des environs, très de peu de diplomates ou d’étrangers ou de touristes. Presque tous de beaux messieurs veston-cravate qui aimaient les bons vins et qui jouaient au tennis le samedi pour se garder en forme. Une routine fade et monotone, insipide et ennuyeuse. Et contrairement aux Allemands, les hommes français aiment les femmes; ils les adulent, ils les adorent, ils retrouvent dans la pute leur maman idolâtrée perdue. Il y avait très peu d’éclats de voix ou d’irruptions de colère dans cette maison. Tous ces hommes étaient d’une incommensurable mièvrerie, d’une mortelle banalité. Ils aimaient minoucher les filles, les dorloter, les cajoler, les câliner, les enlacer avec force soupirs de séduction béate, leur susurrant des mots d’amour à n’en plus finir, que ç’en était écœurant. Après trois ans à Paris, d’un régime abrutissant, j’en ai eu marre et je suis partie pour Marseille. J’avais acquis une certaine, non pas autorité, mais une certaine considération par mon « bon » travail de marraine à Paris mais je voulais en sortir. J’avais une certaine liberté; je pouvais me promener dehors sur le trottoir de la Place Clichy. Je voyais les arbres verdir au printemps, les jardins se fleurir. C’est moi qui faisais les courses, moi qui réceptionnais les marchandises. Je me dis que j’aurais pu partir, quitter la maison et m’enfuir, mais c’est impossible : personne ne s’échappe des réseaux, aucune fille ne sort vivante de l’exploitation sexuelle. Un jour l’un des patrons m’a amenée prendre l’apéro dans un café-terrasse, et on conversé comme ça tout bonnement un bon moment passant de la température à la finale de la Coupe du Monde perdue par la France au prochain arrivage qui fallait aller cueillir à la gare d’Austerlitz ! C’était hallucinant ! Et le pire, c’est que je ne ressentais absolument rien. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. J’ai dit que je me faisais horreur, et c’était vrai. Pourquoi au moins ne pas voir un peu du pays ? J’avais envie de changer d’air, d’aller voir la mer, tiens, de respirer l’air méditerranéen. Lors de la visite d’un caïd de Nice à mon patron, j’ai osé parler. De toute façon je n’avais rien à perdre; je n’avais pas peur pour ma vie, elle n’était plus en danger et tout le monde pouvait y trouver son bénéfice. La première surprise passée, mon patron et le caïd ont considéré l’offre et tout à coup l’autre s’est mis ricaner. Après un petit aparté, ils ont décidé de m’envoyer non pas à Nice, mais à Marseille. Je suis sûr que tu vas t’y plaire, a  dit le caïd, et mon patron s’est empressé d’acquiescer : Oui, oui, ça te changera d’ici, en rigolant aussi. J’ai vite compris pourquoi et je me suis longtemps demandé pourquoi je n’avais pas gardé ma bouche fermée.
Le caïd m’a pris dans sa voiture, une Porsche décapotable; son chauffeur conduisait et moi j’étais assise sur le siège arrière. Il m’a revendue à un maquereau de Marseille.
Marseille, c’était épouvantable. La maison était à quelques minutes de marche du port. Ça a été le pire endroit que j’ai connu après Ulm, avec ses masses d’Arabes sales, crasseux, crottés; c’est à croire qu’ils ne se lavaient jamais, la peau grisâtre, les cheveux poisseux; suant, bavant, dégoûtants, ils puaient comme des porcs; j’en avais la nausée. Les marins sont des gentlemen comparés à eux. Pour moi, les Maghrébins sont les moins regardants des hommes sur la marchandise. Jeunes, vieilles, grandes ou petites, belles ou laides, attrayantes ou négligées, ils s’en foutaient royalement. Il leur fallait assouvir leurs instincts sexuels, besoins, envies, désirs avec concupiscence et rapacité comme une guerre à finir. Et mal embouchés comme c’était par croyable; ils s’invectivaient, vociféraient, criaient, s’engueulaient au moindre prétexte en gesticulant. Souvent ils s’en prenaient à nous, les filles, comme si c’était de notre faute. Moi, j’avais tout perdu; non seulement j’avais perdu mon statut de marraine pour ne redevenir qu’une pute parmi les autres, mais je devais faire le trottoir comme les autres. Le trottoir, c’est encore plus humiliant que le bordel ou que l’escorte. À Paris, j’avais rencontré des filles qui arrivaient d’Amsterdam, la ville de tous les vices. Elles racontaient qu’on les exposait dans des vitrines bien éclairées et que les clients déambulaient  en essayant de jauger leurs « talents ». Ou alors elles faisaient le trottoir; c’était sécuritaire et hygiénique, mais faire le trottoir tous les jours, ça les écœurait. Chaque homme était un client potentiel et elles se faisaient la lutte pour les attirer. Et l’hôtel miteux était à la mesure de la clientèle : un vrai bouge, une turne de la pire espèce. Tout était déglingué. Les chiottes se bougeaient régulièrement, on ne changeait pratiquement jamais les draps. On dormait dans une sorte de cave malodorante et sans fenêtre et où l’humidité suintait par tous les murs. La bouffe était de la saloperie et le maquereau nous obligeait à prendre nos douches deux par deux pour économiser l’eau.
C’est vrai qu’il y en a toujours pire que soit dans ce monde-là. Celles qui sont plus petites sont humiliées d’avantage; et les Noires, c’est pire encore pour elles, car s’y ajoute le racisme sans retenu. Les Noires, elles sont constamment diminuées, constamment rabaissées, continuellement insultées; on les couvre toujours d’obscénités. Sales négresses de merde ! Moi, pas trop moche mais pas parmi les plus émoustillantes, sans attraits particuliers, je considérais que je m’en été à peu près bien tirée, mais ça, c’était trop, faire la drague et endurer le reste, surtout après les années plus tranquilles de Paris; j’étais arrivée au bout ma résistance, je n’en pouvais plus, et je m’en voulais terriblement d’avoir échoué dans cet asile de fou par ma faute. Le désespoir, le découragement, l’écœurement m’ont envahie complètement jusqu’à dépérir; je suis tombée malade. J’étais vraiment souffrante et je me suis dit que c’était la fin, que j’allais crever et je me fichais éperdument. Là, le maquereau s’est inquiété, il ne voulait pas perdre la somme qu’il avait payée pour moi, et m’a laissée au repos quelques jours, le temps de me rétablir. Je me suis installée sur le toit de la maison à l’ombre d’un parasol et je dormais tout mon saoul. Lui, venait me voir chaque jour avec des oranges ou de figues et pour ne pas me faire perdre la main il demandait qu’une pipe bien méritée en échange de ses bons soins.
J’ai fini par aller mieux. Mais je suis restée faible de longues semaines. J’ai eu droit à un « traitement de faveur ». J’avais le droit de choisir mes clients, et bien sûr je ne choisissais que les plus présentables. Un jour, un an après, un homme de main de la pègre de Montréal s’est présenté à la maison pour procéder à l’acquisition de nouvelles filles. Souvent ils le font en se les échangeant. Mon maquereau n’a pas hésité à m’inclure dans le lot en vantant mon expérience. C’était pour se débarrasser de moi; il n’a rien dit bien sûr du fait que j’avais été malade. Nous sommes parties une vingtaine qu’il avait récoltée ça et là dans les bordels de Marseille. C’était l’été dernier.
La traversée de l’océan en cargo a été un voyage éprouvant. Nous étions vingt-deux et nous avions dix couchettes dans un coin de la cale; il n’y avait qu’une seule toilette; il fallait se relayer pour dormir, la moitié dormait le jour, l’autre la nuit, mais toutes nous nous faisions violer à tour de rôle par l’équipage. C’était le prix de notre passage. Chacun son tour, marins et officiers, quand il n’était pas de garde venait dans notre réduit et en choisissait une pour la baiser dans sa cabine sans ménagement. Sans oublier le mal de cœur dont on ne pouvait se débarrasser. Aux heures de repas, nous allions par groupes de quatre dans le réfectoire, et le cuistot nous servait à même la table et nous devions manger avec les mains. Il y avait un escalier qui menait sur le pont et de temps en temps, et deux ou trois ensemble nous allions, sur le dernier palier, respirer l’air du large. Le voyage a duré deux semaines; et nous sommes arrivées à destination : Montréal où les bordels de la rue Saint-Laurent m’attendaient. C’est très particulier que dans la ville de Montréal, je crois que c’est unique au monde, la plupart des rues où racolent les prostituées sont sous le patronage des saints : Saint-Laurent, Sainte-Catherine, Saint-Urbain, Saint-Hubert, Saint-Timothée... On est bien protégé ! On peut penser que le Canada est le meilleur du monde, mais certainement pas pour les filles de rues. Sans oublier ces centaines de femmes autochtones qui se sont fait assassiner en une vingtaine d’années. Les gangs de motard, vous pensez qu’ils vivent de l’air du temps ? L’affaire Pickton, ça ne vous dit rien ?
Tous d’abord j’ai fait le trottoir pendant deux saisons, un automne et un hiver; je ne m’attendais à l’hiver montréalais, je te jure; les filles sont tête nue, en petits souliers et en jupettes rase-trou et moi, j’étais frigorifiée, quand je trouvais un client, ça me permettait au moins d’aller me réchauffer. J’ai vite attrapé une grippe à en crever et on m’a mise alors dans les peep-shows, ces espèces de cabines vitrées où le client nous regarde nous déshabiller, nous déhancher et nous contorsionner de toutes les façons les plus suggestives possibles. Et lui de l’autre côté de la vitre il se masturbe à qui mieux-mieux.
Cette vie-là, dans les filets du trafic humain, c’est un enfer; et ce n’est pas une image, c’est le vrai enfer; l’enfer, c’est l’absence de tout vie, de tout amour; et cette existence-là de millions de femmes - et d’enfants - dans le monde, totalement déshumanisée, n’est pas une vie, c’est l’enfer.
Et c’est votre enfer, celui des hommes, des gouvernements et des populations. C’est vous qui l’avez créé, c’est vous l’alimentez, c’est vous qui le maintenez en action. Par votre mépris, non pas juste le mépris, le refus de l’autre, la négation de l’autre, l’anéantissement de ces femmes, vous leur refusez leur droit même à l’existence. C’est votre enfer, ce n’est pas le mien; moi, je ne l’ai pas choisi, ni aucune des filles. Mais c’est vous qui l’avez créé et qui le créez chaque jour par votre silence et votre acceptation tacite. Vous le tolérez. Il y a des prostituées partout, dans toutes les villes du monde, on ne peut pas dire : je ne savais pas; je l’ignore. Hypocrites ! C’est un aveuglement volontaire et collectif.
Vous pensez que j’exagère peut-être quand je parle d’enfer; mais Ève-Marie ajoute ici un tout petit article qu’elle a trouvé sur ce qu’on appelle internet (sur le site Avaaz) :
« Amita était une jolie petite fille de neuf ans qui aimait sa famille. Un jour, elle a été kidnappée, emmenée dans une ville loin de chez elle et enfermée dans une cage. On l'a ensuite forcée à avoir des relations sexuelles avec des dizaines d'hommes chaque jour, et on l'a sévèrement battue chaque fois qu'elle criait ou refusait. Cinq années de terreur plus tard, souffrant de maladie transmise sexuellement, elle a été battue à mort à l'âge de quatorze ans.
L'histoire d'Amita est le pire cauchemar que l'on puisse imaginer, mais des millions de femmes et de jeunes filles sont chaque année victimes de ce trafic de viol - l'un des problèmes les plus terrifiants de notre époque. La meilleure manière de lutter contre ce fléau est de dénoncer les trafiquants et mettre fin à leurs profits.
Chaque minute qui passe est une minute de trop pour les victimes. Nous ne pouvons pas ramener Amita à la vie, mais chaque minute, deux nouvelles Amita sont livrées à l'horreur. Arrêtons ce trafic ! »
Chosifier une personne, c’est le pire péché; c’est le péché contre la personne même, contre la vie même, contre la vie divine qui cherche à s’exprimer. Oui, le plus grand péché qui soit, c’est celui de nier la vie, celui de faire mourir la vie, de tuer la vie, c’est de porter atteinte à l’intégrité, à la sacralité de ce qu’est la vie d’une personne. Le plus grand péché qui soit, c’est celui de tuer une personne, de supprimer la vie d’une femme en la chosifiant, en la vidant de sa substance, de son identité, de son âme et de son unicité, en une réification ontologique ignoble et abjecte. J’espère que tous ces hommes seront damnés pour l’éternité, c’est bien ce qu’ils méritent. Ce qu’ils font aux femmes est infiniment impardonnable; et c’est infiniment inexcusable de les laisser faire.
Pour moi, la traite et l’exploitation des femmes, c’est déjà l’enfer sur terre, pas besoin d’attendre la fin des temps; c’est ce qui se rapproche le plus de l’enfer, une déshumanisation complète de la personne; une personne, une femme qui est totalement vidée de sa substance; elle n’existe plus, elle a disparu de la terre de vivant. L’enfer ce n’est pas la mort, c’est l’absence de vie tout simplement. Ces filles-là, ces millions de filles prises dans les affres des réseaux internationaux, dans toutes les parties du monde, à la grandeur de la planète entière, n’existent plus. Elles n’existent plus pour personne. Leurs familles ignorent complètement où elles se trouvent, quand elles n’ont pas déjà rejetées, ou qu’elles n’ont pas déjà été vendues par leurs propres parents, leurs géniteurs. C’est épouvantable de faire ça à son propre enfant, à sa petite fille innocente. C’est épouvantablement triste de vivre dans un monde où les parents en arrivent là. Ces filles vendues et violées, revendues et reviolées, n’existent plus pour personne, pour aucun gouvernement, elles n’ont ni adresse, ni identité, ni avenir; elles n’ont aucune liberté, elles sont privées de tous les droits fondamentaux : sécurité, nourriture, logement, éducation, liberté de mouvement et de pensée. Elles ne peuvent rien par elles-mêmes. Elles n’ont plus d’existence véritable et chaque jour elles sont abusées, violées; cinq fois, dix fois par jour, par toutes sortes d’hommes. Si on compte au minimum cinq millions de filles prostituées dans le monde et chacune se fait violer cinq fois chaque jour, ça fait 25 millions de violeurs ! Chaque jour !! Plus de 150 millions par semaine ! Un demi-milliard par mois ! Y a-t-il vraiment un demi-milliard d’hommes abuseurs et violeurs dans notre monde ?
Il ne faut pas compter pas là-dedans les prostituées de luxe qui en ont fait un métier, le plus vieux métier du monde; à part cette infime minorité de femmes qui parviennent à vendre leur corps et d’en vivre, qui s’en enrichissent et qui s’en targuent, toutes les filles, je dis bien toutes les filles que j’ai rencontrées sont des victimes et vivent un enfer quotidien d’où il n’y a aucun, aucun moyen de sortir, de s’échapper. L’enfer, c’est pour toujours. L’enfer, c’est les autres qui l’ont créé. L’enfer ce sont les autres qui nous le font vivre et dont on ne peut jamais jamais sortir.
Mais toi, Gabriela, tu t’en es quand même sortie, me direz-vous.
Non, vous vous trompez. Moi je n’existe pas, ni Ève-Marie d’ailleurs qui est censée écrire ce livre. Je n’ai existé que quelques instants dans la tête d’un auteur à l’imagination fertile et sitôt cette dernière page tournée vous m’oublierez, je m’effacerai de votre mémoire et je disparaîtrai de votre univers, comme toutes les autres.