lundi 10 février 2014

Carlotta

                Carlotta commençait vraiment à s’inquiéter.
                -Voilà déjà plus d’une heure qu’elle devrait être revenue; mais qu’est-ce qu’elle peut bien faire ? J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de mal !
                Celle dont Carlotta guette ainsi le retour, c’est Maria Elena, l’une de ses pensionnaires, l’un de se « ninas » comme elle les appelle.
                Carlotta est arrivée à Cuidad Juárez voilà plus de trente ans. Les choses - et la ville - ont bien changé depuis. Ah oui, les choses ont bien changé !
                À l’époque où elle est venue s’installer Ciudad Juarez était encore une petite bourgade, Carlotta s’en souvient bien. À cette époque les compagnies étrangères et les maquiladoras commençaient tout juste à s’installer. Le gouverneur de l’État et le Gouvernement du pays avaient fait de cette petite ville frontalière la première ville-franche du nord du Mexique exempte de taxes, d’impôts sur le capital; les salaires de tous ces nouveaux emplois offerts y étaient légèrement supérieurs à ceux d’ailleurs au Mexique et permettaient de franchir la limite de la survie, et les gens étaient accourus de toute la région; un petit revenu valait mieux que pas du tout.
Carlotta était arrivée de la campagne pour gagner sa vie, pour envoyer de l’argent à ses parents campesinos sur une terre sèche, plus guère fertile après des générations d’exploitation, qui ne suffisait plus pour nourrir toutes les bouches de la maisonnée. Un jour, sa mère lui avait fait son baluchon et elle était partie. Elle avait alors à peu près l’âge de Maria Elena : dix-neuf ans. Puis, les maquiladoras avaient poussées comme des champignons, en enfilade. En dix ans, la population de la ville avait doublé. Puis avait doublé à nouveau la décennie suivante, sans que ne soient construites les infrastructures adéquates.
Carlotta avait travaillé un temps dans une usine de fabrication de vêtements, tantôt c’était des jeans ou des survêtements de sports, ou encore de souliers de course. Les maquiladoras avaient continuellement besoin, et toujours plus, de main-d’œuvre, pour soutenir leur expansion mais aussi à cause de l’énorme roulement. Beaucoup de personnes tombaient malades, d’autres repartaient désillusionnées. Avec le temps le coût de la vie avait aussi considérablement augmenté, et les salaires n’avaient pas suivi. Mais les compagnies trouvaient toujours des jeunes à engager même si les alaires restaient toujours bas et les conditions de travail très précaires, même si les heures et les journées étaient longues et fatigantes, même malgré le bruit ambiant, même malgré la mauvaise qualité de l’air des  entrepôts ou des édifices mal aérés. On embauchait à qui mieux-mieux, et les gens étaient ensuite venus d’au-delà de la province de Chihuahua, du Mexique entier, puis de partout de l’Amérique centrale. Avec cette croissance rapide et débridée du nombre d’habitants et de la richesse en circulation, la violence aussi avait considérablement augmenté.
                Carlotta avait travaillé une dizaine d’années dans des usines et s’était rendu compte, avec amertume qu’elle y resterait toute sa vie. À la mort de son père, elle n’avait pas hérité beaucoup mais, elle n’avait plus eu à envoyer de l’argent chez ses parents. La ferme avait été cédée pour presque rien, ses frères et sœurs s’étaient dispersés. Elle était allée chercher sa mère et l’avait prise avec elle; leurs deux pécules mis ensemble, elle avait acheté une vieille maison de bourgeois, dont les propriétaires étaient partis depuis longtemps pour Mexico. Depuis elle avait accueilli ses ninas, ses filles, des jeunes femmes qui venaient chercher un emploi à Juárez, comme on disait. Sa mère était morte il y avait dix ans.
Carlotta donnait refuge surtout aux jeunes femmes candides qui arrivaient de la campagne de sa région qui semblait un réservoir intarissable. Maria Elena, elle, avait traversé tout le pays pour aboutir à Ciudad Juarez. Elle avait eu l’adresse de Carlotta par une des ses cousines qui y avait logé quelques années auparavant; cette cousine s’était ensuite mariée et était repartie vivre dans la capitale. Le petit air à la fois timide et volontaire de Maria Elena avait tout de suite conquis Carlotta. Carlotta l’avait accueillie sans hésitation en l’embrassant et l’avait aidée à trouver un emploi chez Reebock. Beaucoup de compagnies n’engageait que les jeunes filles, plus malléables, plus dociles, habituées à obéir au doigt et à l’œil à leur père, et que l’on payait moins cher que les hommes, même si les conditions étaient les mêmes : douze heures de travail par jour, six jours par semaine. Le jour de Noël de congé et deux semaines de vacances en été, sans salaire, pour aller rendre visite à la famille. Tout de suite, dès qu’elles arrivaient, Carlotta les avertissait toutes des dangers nombreux et sérieux qui les guettaient. Plusieurs dizaines de jeunes femmes avaient disparues depuis une dizaine d’années. Elle est même devenue membre de la NHRC (« Nuestras Hijas de Regreso a Casa »). Même si l’organisme demande que ces meurtres et ces disparitions soient élucidés, ses objectifs premiers sont d’attirer l’attention internationale sur Juárez et d’exercer des pressions sur les gouvernements; la NHRC permet aussi aux familles de briser le silence pour rendre plus difficile l’impunité des coupables. Il y a quelques années, Christina Escobar Gonsalez, l’une de ses membres a été assassinée. Le coupable a été arrêté au moment où il tentait de charger son corps marqué de nombreux sévices dans le coffre de sa voiture. Parce qu’il a prétendu qu’il se trouvait en état de légitime défense lorsque il l'avait tuée, il n’a été condamnée qu’à trois ans d’emprisonnement.
Entre 2 000 et 2 500 jeunes femmes de 13 à 25 ans sont ainsi disparues en une quinzaine d’années. Il y a deux ans, Carmen, l’une de ses ninas était disparue; est-ce que ce soir, ce serait le tour de Maria Elena ? Non pas elle, pas elle. Señor, faites qu’il ne soit rien arrivé. Déjà, plus d’une heure de retard !

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Maria Elena était venue à Ciudad Juárez pour travailler c’est sûr, pour gagner un peu d’argent, pour en envoyer à ses parents, mais elle voulait aussi économiser suffisamment d’argent pour voyager, aux États-Unis ou même en Europe. Mais jamais elle n’aurait pensé que ça puisse être si dur : toute la journée debout, à toujours répéter les mêmes gestes, qui pouvaient légèrement varier selon le produit demandé; jamais le droit de se reposer; ne jamais parler; et il fallait bien faire attention d’aller à la toilette avant le début du travail, car il n’y avait pas de pause, à part à midi, de toute la journée. Et jamais elle n’aurait pensé que ce soit si dur d’économiser un peu d’argent. Heureusement que Carlotta ne demandait pas une somme astronomique pour le logement, mais il y avait la nourriture, quelques vêtements, l’autobus, quelques produits d’hygiène qu’il fallait acheter; et ce qui coûtait cher surtout, c’était que lorsque une des filles faisait une erreur, elle devait payer pour les produits endommagés. Et ces frais-là étaient énormes. Les filles tentaient bien de s’entraider mais elles étaient toutes dans la même situation.
Quelques minutes après la sirène de fin de journée, le gérant d’étage est venu trouver Maria Elena, pour lui dire que le directeur de l’usine désirait la voir. Dans les vestiaires où elles se changeaient, les autres filles sur la chaîne de montage l’ont regardée avec étonnement : ça n’était jamais une bonne nouvelle quand on se faisait convoquer par le patron. Maria Elena s’est rapidement brossé les cheveux et s’est mise à monter les escaliers qui menaient aux bureaux de l’administration. Elle a cogné à la porte et une secrétaire lui a dit d’entrer et lui a indiqué un siège où s’asseoir.
-Je vais me faire mettre à la porte, pensait Maria Elena.
Mais ce ne sera pas le cas. Le directeur l’a fait entrer dans son bureau tout aimable, des fleurs à la bouche, la complimentant sur son assiduité, sur son efficacité, sur son bon travail.
-Tu comprends Maria Elena, les bonnes employées sont rares et on veut les garder, on veut les récompenser. Tu comprends, moi il faut que je vois à ce que l’usine fonctionne bien; j’ai des quotas de productivité à respecter, si ça ne dépendait que de moi, c’est sûr que je diminuerais un peu la cadence, mais ce n’est pas moi qui décide. J’ai des grands patrons à Houston qui prennent les décisions, qui veulent maximiser les profits à tout prix, et ils ne sont pas sur le terrain, eux, comme nous; ils ne voient pas comment est la réalité; ils ne savent pas ce que c’est que de travailler douze heures par jours toujours penché sur la même machine ! Non, pour eux, ce sont les chiffres qui comptent : combien des paires de chaussures a-t-on fabriquées ? quelle augmentation de cadence depuis l’année dernière ? quels sont les coûts de production ? les coûts du matériel, de la main-d’œuvre ? quelles sont les marges de manœuvre ? combien coûte l’expédition ?… Il y a toujours plus de commandes; le commerce international, c’est in jungle; il faut les comprendre, ils sont en compétition  contre des concurrents redoutables; les Chinois sont sans pitié ! Toutes sortes d’adversaires qui ne pensent qu’à les ruiner, qui veulent les avaler, qui recherchent le monopole. On pourrait fermer l’usine demain matin et ça ferait 750 personnes qui perdraient leur emploi…
Maria Elena se demande bien où le directeur veut en venir avec cette sérénade, ces énumérations, ces jérémiades; elle entend s’éteindre le brouhaha de la fin de journée.
-Mais je sais que tu es une bonne employée, une employée modèle. Si elles étaient toutes comme toi, ah, que je serai content, je n’aurai aucun problème; je pourrais remplir mes quotas sans problème et même les dépasser !... J’ai quelque chose à te demander. Quelque chose d’important, qui concerne l’avenir de l’usine. Je voudrais que tu serves de modèles aux autres. Je suis prêt à te donner une augmentation pour cela; je voudrais que tu parles aux autres filles et que tu leur dises l’importance de maintenir la cadence, l’importance de garder et d’augmenter les quotas, de satisfaire les patrons de Houston. On peut devenir la meilleure usine de Juárez, la plus efficace, la plus productive. Je voudrais que tu leur montres comment travailler, je voudrais…
Sans montrer son impatience Maria Elena, regarde du coin de l’œil l’horloge sur le mur d’en face. « J’espère qu’il ne me fera pas manquer mon autobus ! » pense-t-elle
Après encore plusieurs minutes d’envolées, le directeur conclut :
-Bon, voilà ce que je voulais te dire, j’espère qu’on va bien s’entendre tous les deux; on va faire du bon travail, on va faire rouler cette usine. Ah, je suis content d’avoir pu parler avec toi, je suis content que tu comprennes ce que je dise;  je suis content que tu prennes autant soin que moi à faire marcher cette belle usine ! Bon, je te laisse aller, maintenant.
Maria Elena redescend l’escalier à toute vitesse. Les secrétaires sont parties. L’usine est silencieuse. Il n’y a que le service de nuit qui vient pour le nettoyage et l’entretien. Elle attrape mon manteau. En franchissant la porte, elle ne voit pas le directeur qui décroche le téléphone.
-Il m’a fait manquer mon autobus avec ses histoires, celui-là.
L’usine est à deux kilomètres de la périphérie de la ville. La plupart des filles prennent l’autobus,  quelques-unes partent en vélos, et quelques autres, plus rares, ont un conjoint qui vient les chercher en voiture. Le prochain autobus n’est que dans trois quarts d’heure. Carlotta lui a bien dit de ne jamais se promener seule le soir; alors elle décide d’attendre sous les lumières de l’usine.
Bientôt une voiture arrive au niveau de l’arrêt d’autobus.
« Alors ma poulette, on a oublié quelque chose ! Viens on t’emmène. »
Maria Elena ne répond pas à l’invective. Elle se colle contre le mur.
« Eh, ça ne va pas ça ! Il faut répondre quand on t’adresse la parole, ce n’est pas très poli. »
Sans qu’elle n’ait le temps de s’en rendre compte, deux portières s’ouvrent et deux hommes en sortent; ils l’attrapent et la projette dans la voiture avant qu’elle puisse réagir ou crier. On l’aplatit sur le sol à coups de pieds. La voiture démarre.
Elle roule pendant d’interminables minutes.
Maria Elena sent la panique monter en elle, mais subitement on la tire brutalement dehors et elle se retrouve dans une sorte de grande pièce toute illuminée. Un peu aveuglée et surtout terrorisée, elle met sa main sur ses yeux.
« Il y a quelqu’un, parvient-elle à articuler. »
Elle entend vaguement des bruits de moteurs. Deux hommes s’approchent.
« Tiens voilà la salope qu’on attendait, dit l’un d’eux et lui tirant les cheveux vers l’arrière.
L’autre lui tient les bras en arrière.
-Aïe ! ça fait mal, crie Marie Elena.
Le premier des deux hommes commence à lui tripoter les seins.
-Non, non, ne faites pas ça !
Ils rient et d’autres hommes avec eux. Toujours maintenue fermement, l’un des hommes lui arrache ses vêtement, sa veste, déchire sa blouse, lui enlève son pantalon. La voilà en sous-vêtements. Avec un couteau, il coupe son soutien-gorge. Son martyr vient de commencer.
-Arrêtez, arrêtez !
Il lui pétrit les seins, puis les tête goulûment pendant de longues minutes. Elle essaye de crier mais l’homme qui lui retient les bras lui a mis la main sur la bouche. Avec le même couteau, celui qui la moleste découpe sa petite culotte. Il lui caresse le ventre, le pubis, l’entre-jambe. Il passe le doigt dans le vagin. Non, non, pas ça.
Elle a beau se tortiller, elle est maintenue solidement; ses épaules lui font mal.
Elle voit un troisième homme arriver, torse nu. Il se frotte contre elle, contre ses cuisses; il baisse ses pantalons, et l’empoignant sous les genoux, il la viole sans ménagement. Elle veut crier, elle se démène, mais c’est peine perdue.
Ce viol terminé, celui qui la retient la retourne et lui fait une clef de tête. On lui écarte les cuisses, on la viole par en arrière, une fois, deux fois, trois fois. Elle est presque étouffée. Quand l’homme la lâche, elle s’écroule. Mais rapidement deux autres hommes la redresse; ils la violent plusieurs fois.
L’un des hommes lui tord le bras si fort qu’il lui luxe l’épaule; elle hurle de douleur et s’écroule à nouveau. Quelques instants de répits et six hommes viennent et lui urinent dessus en visant surtout la tête.
Maria Elana est dans un état second, elle ne sait plus où elle est… Un autre homme intervient et il l’agrippe par les jambes et la viole, en lui tenant les genoux; la tête de Maria Elana cogne par terre.
Deux hommes lui attachent les chevilles et lui écartent les jambes au maximum. Elle crie à nouveau, la souffrance est atroce. Ses fesses ne touchent plus par terre. Dans cette position douloureuse inconfortable, elle est à nouveau violée plusieurs fois par des hommes qui n’ont même pas besoin de la soulever. Deux hommes la retourne, elle est face contre terre; un homme s’assoit sur sa tête et l’écrase. Le bassin surélevé, les chevilles attachées, les jambes affreusement écartées, elle est violée, cinq fois, six fois, sept fois.
Des hommes lui mordent les seins au sang. Avec ses dents, l’un d’eux lui arrache un mamelon.
Elle saigne, de la tête, des seins, du vagin, de l’anus.
Puis arrivent ou reviennent deux autres hommes qui lui écartent encore plus ses cuisses : les os craquent, les ligaments se déchirent. La douleur est atroce. Elle n’en peut plus. Qu’ils me tuent, qu’ils me tuent pour que ça finisse ! Elle sent qu’on la fouette; les coups pleuvent, mordants, cinglants, cuisants. 
Mais le pire reste à venir.
Un dernier homme s’avance avec un couteau électrique. Il lui rentre le couteau électrique dans le vagin et l’actionne. Il la coupe en deux. Ses organes, ses os, sa peau volent dans tous les sens. Maria Elena ne voit plus rien, ne sent plus rien. Elle est morte. Son martyr a duré six heures; mais sa vie n’est pas finie pour autant. Trois heures après sa mort les centaines de pires de vues prises par les six caméras qui tournaient permanence de six angles différents, sont réparties sur Internet dans les réseaux de pornographies. Des milliers de bouts de films et de photos d’elle seront vendus à très bon prix. Elle se retrouvera sur les écrans d’ordinateur de centaines de maniaques et de dépravés sexuels dans le monde entier, de l’Australie à la Russie en passant pas l’Espagne et le Canada…

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Ce n’est que le surlendemain que Carlotta ira identifier son corps mutilé que la police a trouvés dans un des dépotoirs de Ciudad Juarez.

-Vous avez de la chance, lui dit un policier un mauvais sourire aux lèvres. Parfois, il y a trop de morceaux et on ne peut même pas reconstituer les cadavres.

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