lundi 17 février 2014


                Isabelle est un nom fictif. En fait, moi je m’appelle Isabelle Dufresne; je suis une policière du Service de police de la ville de Montréal, et parce que j’ai tellement été touchée, et bouleversée, par l’histoire d’ « Isabelle », j’ai l’impression qu’en lui donnant mon nom, cela la rend encore plus proche de moi.
                La première fois que j’ai rencontrée Isabelle, c’était à l’hôpital, à l’Hôtel-Dieu… ce qui est assez ironique, car, après coup, je me suis dit qu’elle avait été sacrifiée au dieu de la perversité  et de la dépravation.
                On m’avait demandé d’aller la voir, car, au sein du corps policier de la Ville de Montréal, j’ai acquis, au cours des  années, une certaine expertise dans les cas d’abus sexuel et de violence familiale. Mais ce que j’ai trouvé dépasse tout ce que j’avais vu auparavant, tout ce que je pouvais imaginer au niveau de l’horreur.
                C’était le personnel de l’Hôtel-Dieu, en fait une infirmière-chef de département, qui avait appelé la police. Isabelle avait été admise à l’urgence pour des maux d’estomacs et des problèmes digestifs. Après toute une série de tests, elle a été hospitalisée avec le diagnostic d’une forme rare de cancer de l’œsophage. Ce qui a mis la puce à l’oreille du personnel de son étage était que son père venait la voir tous les jours, souvent avec ses fils, et lorsqu’il lui rendait visite, il fermait toujours les rideaux autour de son lit. Les membres du personnel de l’étage ont commencé à se poser des questions, sans trop savoir exactement quoi penser. De plus, déjà qu’Isabelle ne parlait presque jamais, elle semblait exagérément amorphe après ces visites. Un jour, un infirmier a voulu en avoir le cœur net et il a ouvert les rideaux sous prétexte qu’Isabelle devait prendre des médicaments. Il vu alors son père avec sa main à l’intérieur de sa petite culotte. Il dira plus tard à son procès que c’était « pour se reposer la main » ! L’infirmier a fait rapport à l’infirmière-chef qui a immédiatement appelé la police. Sur les témoignages du personnel, la police a appréhendé le père. Plus tard, suite à l’enquête, les deux frères et l’oncle d’Isabelle seront également arrêtés.
                Lorsque j’ai vu Isabelle pour la première fois, elle m’a fait penser à un petit animal en cage : elle était repliée sur elle-même, elle regardait dans le vide et ne parlait pas. Je me suis présentée et j’ai essayé de lui expliquer le plus simplement possible ce qui venait d’arriver et que j’avais besoin d’elle pour l’enquête. Mais je n’ai rien pu tirer d’elle. Aucun son, aucun mot, aucune parole. Mais je voyais par ses yeux qu’elle voulait me dire quelque chose, qu’elle voulait communiquer avec moi. Je suis juste restée assise à côté de son lit pour qu’elle s’habitue à ma présence et à ma voix. Et je suis revenue.
                Je suis allée la voir tous les jours pendant plusieurs semaines. Au début je venais seulement m’assoir près de son lit, pour l’amadouer. Je lui disais : « Bonjour, Isabelle, c’est moi… » juste pour qu’elle s’habitue à moi, pour qu’elle s’habitue à ma voix. Graduellement, je lui parlais un peu plus. Je lui parlais de la température, de l’hôpital, du personnel, de la vie dans la police, de ce qui m’était arrivé la veille, de ma famille, des petits riens de la vie.
Ce n’est qu’après son opération que j’ai pu commencer véritablement à entrer en contact avec Isabelle et finalement comprendre ce qui lui était arrivé. Ça n’a pas été facile car elle ne répondait que par monosyllabes ou par des signes de tête.  Je me suis arrangée pour que toutes nos rencontres soient filmées pour accentuer l’impact de son témoignage futur en cour. Par recoupements, par déductions, par intuitions successives, petites brides par petits morceaux, j’ai fini par être capable de reconstituer l’histoire de sa vie, une vie d’abus, de violences, de viols, d’agressions, d’outrages indescriptibles.
                Elle ne pouvait se souvenir de la première fois où son père a abusé d’elle. Je pense vraiment qu’elle devait être encore au berceau; il a dû profiter de ce que tous les nourrissons ont le réflexe de téter pour lui mettre son pénis en érection dans la bouche et se le faire téter. Ça a sans doute été la première fois qu’il a éjaculé dans sa bouche. Ça semble dégoutant, affreux dit comme ça, mais je crois vraiment que c’est ce qui a dû se passer.
                Isabelle était la petite dernière dans la famille. Son père et sa mère avaient déjà deux garçons de cinq et sept ans quand elle est née. Sa mère était « toujours malade »; elle restait au lit toute la journée, ne se levant même pas pour manger, ne se levant que pour aller aux toilettes. Elle avait toujours mal au cœur, ou mal à la tête, ou mal au ventre; elle se sentait toujours étourdie. Savait-elle quelque chose ? En tout cas, elle n’a pas été condamnée par le juge.
Durant toute sa petite enfance, son père a continué d’abuser d’Isabelle, « s’amusant » à des jeux érotiques avec elle. Quand il lui donnait son bain, en fait quand il prenait son bain avec elle plutôt, il la savonnait partout et surtout dans l’entre-jambe, et dès qu’elle l’a pu, il lui a demandé de faire la même chose. Il n’a pas tardé à montrer à ses deux garçons de faire pareil. À eux trois, ils lui donnaient son bain ou une douche tous les jours. Puis après, le soir, elle devait faire une fellation à son père, avant de s’endormir. Ça l’aidait à mieux dormir.
                Isabelle avait une chambre dans la maison familiale, mais elle n’y couchait pour ainsi dire jamais. Il y avait toujours l’un ou l’autre du père ou des frères qui venait la chercher et la prenait dans son lit pour passer la nuit avec elle. Ils pouvaient la peloter, la tripoter, la sucer et la baiser comme bon leur semblait.
Isabelle n’est jamais allée à l’école. Au moment de devoir l’inscrire en première année, le père a déménagé la famille dans un autre quartier de la ville; les garçons sont allés à l’école secondaire du quartier et les autorités ont perdu la trace d’Isabelle. Elle n’existait plus; elle n’existait plus que pour satisfaire la perversité et les instincts bestiaux de son père, et ceux de ses frères et de son oncle… jusqu’à ce qu’elle rentre à l’hôpital.
Tout petite, elle a appris à les sucer pour leur donner du plaisir. Toute petite, elle a appris à écarter les jambes pour bien s’exhiber la vulve. Le matin pour pouvoir déjeuner, elle devait les masturber ou faire une fellation à l’un ou à l’autre. Je suis convaincue que ce sont ces innombrables jets de sperme qu’elle a dû avaler durant toute sa vie qui ont provoqué son cancer. J’ai calculé qu’à deux fois par jour au minimum pendant seize ans, c’est plus de 10 000 jets de sperme qu’elle a avalés.
Dès qu’elle a eu dix ans, il y a eu le jeu de « l’inspection du matin ». Chaque matin, son père la faisait assoir sur le comptoir de la cuisine, les cuisses écartées et ils comptaient ses poils pubiens qui apparaissaient; et il faisait une même inspection pour ses petits seins qui poussaient.
Quand elle a eu ses premières menstruations, ils ont fait une grande fête. Elle devenait une femme ! Pour le jour de son treizième anniversaire, son père lui avait préparé un cadeau spécial : il est venu dans son lit et l’a déflorée en la violant; puis ça a été au tour de ses frères qui avaient alors dix-huit et vingt ans. Pour éviter qu’elle tombe enceinte, ils ont mis des condoms au début; mais l’année suivante le père a trouvé un médecin compréhensif qui lui a prescrit des anovulants.
Il n’y avait pas de porte à la salle de bain. Quand elle devait aller aux toilettes, c’était devant tout le monde, et tout le monde la regardait. Son père lui demandait même de temps en temps de l’essuyer après avoir déféqué.
Le père avait un frère qui avait un chalet à la campagne, et l’été le père et les fils et y allaient avec Isabelle pour se reposer. Le premier soir, ils faisaient une partie de poker et le gagnant avait le droit de passer la première nuit avec elle. Le gagnant avait le droit de tout lui faire, sauf « lui faire mal », comme si des viols à répétition ne pouvaient pas faire mal. Le jour, ils allaient tous à la chasse ou à la pêche sauf un qui restait avec Isabelle et qui s’amusait avec elle toute la journée. Bien sûr il n’y avait pas de toilette, juste une bécosse, alors elle devait uriner sur le gazon derrière le chalet et les hommes la regardaient faire en ricanant.
Pendant l’hiver, ils louaient des films pornos pour mieux s’exciter et ils recopiaient sur elle ce qu’ils y avaient vu. Ils lui ont mis dans le vagin des concombres, des saucisses, des carottes, des céleris, des poireaux, des cornichons, des bananes, des crayons, des manches de marteau, de tournevis, de brosse… Et ça les faisait rire ! Pour eux c’était un jeu, c’était l’fun. Ils s’amusaient avec elle, comme on s’amuse avec une poupée gonflable; sauf qu’Isabelle était une vraie personne avec un cœur et une âme.
Les soirs où il y avait du hockey à la télévision, ils avaient un jeu qu’ils appelaient « le jeu des trois périodes »; ça consistait à lui garder un doigt dans le vagin, en se relayant, durant toute la durée du match. Et elle était violée chaque fois que les Canadiens comptaient. Quand c’était l’autre équipe qui comptait, ils la masturbaient.
L’esprit dépravé de son père ne manquait jamais d’imagination morbide. Le 10 du mois était aussi une journée spéciale. C’était la « journée des 10 fois » : cela consistait à la violer à tour de rôle dix fois durant la journée. Peu importe qui, peu importe comment, peu importe à quelle heure : il fallait la violer dix fois durant la journée. Il y avait un tableau dans le salon et à chaque fois le coupable inscrivait une croix.
Déjà que toutes limites avaient été dépassées, le père d’Isabelle les a repoussées encore plus en faisant de l’argent avec elle : il la louait à quelques hommes du voisinage pour une ou deux heures. Ils pouvaient « s’amuser » avec elle, mais « sans lui faire de mal ».
Vers l’âge de seize ans, après seize ans d’abus et mauvais traitements, Isabelle a commencé à avoir de problèmes de santé; des problèmes digestifs. Au début, elle a eu des difficultés à avaler. Son père l’a soignée avec des Tylenol. Mais bien sûr, ça ne passait pas. Puis elle s’est mise à vomir et du plus en plus souvent. C’est quand il y a eu du sang dans ce qu’elle vomissait que son père a finalement décidé de l’amener à l’urgence en disant qu’elle faisait une indigestion. Comme Isabelle était incapable de parler, autant parce qu’elle ne savait comment qu’à cause de la douleur, c’est son père qui répondait comme il voulait aux questions.
Finalement, le procès a eu lieu. J’étais prête à témoigner pendant plusieurs jours et subir un contre-témoignage serré – j’avais l’habitude – mais au bout de deux heures seulement, le juge m’a dit d’arrêter; il a dit que ça suffisait, qu’il n’avait pas besoin que j’entre dans tous les détails sordides de cette terrible histoire. Il a dit qu’il n’avait pas besoin d’entendre les autres témoins et a demandé aux deux avocats de faire leurs plaidoyers immédiatement (ce qui est rarissime en cour), et il a pris l’affaire en délibéré. Dès le surlendemain, il convoqué le tribunal pour donner sa sentence. Le père d’Isabelle a été condamné à une peine de quinze ans de pénitencier et a été déclaré délinquant dangereux. Ses deux frères et l’oncle ont écopé de dix ans. Comme je l’ai dit sa mère a été acquittée par manque de preuve.
Mais l’histoire d’Isabelle ne s’arrête pas là.
Elle a été opéré, deux fois, pour son cancer; puis elle est sortie de l’hôpital. Elle allait mieux. On lui a trouvé une place dans un refuge pour femmes victimes de violences et d’abus avec tous les services et l’aide dont elle avait besoin. Elle était bien entourée. Elle commençait à s’habituer aux autres femmes de la maison. Elle apprenait à parler. J’allais lui rendre visite régulièrement, et nous commencions à bavarder véritablement. Je l’ai même vue sourire quelques fois quand j’arrivais. C’était il y a deux ans. Je savais qu’après tous ces sévices, Isabelle ne pourrait jamais vivre une vie normale, mais au moins elle était à l’abri. D’autant plus qu’on avait dû lui enlever une partie de l’œsophage avec sa tumeur et elle ne pouvait se nourrir que par gavage à travers un sac gastrique directement relié à son estomac.
Mais il y environ six mois son cancer est réapparu. Foudroyant. Elle est morte en moins de quatre semaines. Il ne reste d’elle que sa pauvre histoire.

                

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