lundi 27 avril 2015

Le crime du dimanche des Rameaux
17

La nuit est tombée sur Noyan après cette journée mouvementée du dimanche des Rameaux. Dans le ciel magnifiquement dégagé exempté de toute pollution  de cette région nordique brillaient des milliers d’étoiles; on pouvait parfaitement voir la grande et la petite ourse, le W de Cassiopée, Orion, le lion… Un certain calme semble s’être installé dans la petite municipalité, mais de nombreuses conversations de salon ou sur l’oreiller se déroulent. Même que plusieurs habitants du village ne trouvent pas le sommeil ou alors auront un sommeil agité, et ce ne serait pas pour contempler les constellations. Parmi ceux-ci, Laurent Groulx assis dans son salon un verre à la main.
-Finalement, la journée est finie; je savais pas comment ça s’passerait… La police finira bien par se dire que c’est un accident; comme que c’était. C’est sur ça qu’il faut insister; un accident malheureux mais un accident quand même. Il faut juste que Popeye reste tranquille quelques jours, mais ça, j’en fais mon affaire. Pis c’est un d’sa faute aussi. Y avait qu’à pas cruiser Micheline, maudit mal commode ! Je m’en serait bien passé. Pis ça c’est sans compter Nancy ! Elle, je sais pas trop ce qui faut en penser !... Est-ce que j’devrais aller la voir, cette pimbêche-là ?... Peut-être que c’est mieux pas… Ça lui mettrait la puce à l’oreille, pis ne plus la police finirait pas l’apprendre. La p’tite jeune, y’a pas d’problème, mais l’autre, là, l’inspecteur plus vieux, je ne sais pas si je l’ai convaincu. S’il revient demain, il faut que j’fasse plus attention… Ah, demain, j’ai toute une grosse journée. La première chose à faire c’est de contacter le consistoire et leur expliquer l’urgence de la situation. Ils vont probablement poser un paquet d’questions. Mais bon, il faudra bien qu’ils comprennent. Ça va être un coup dur pour la paroisse; d’après moi, on n’aura pas un autre pasteur tout-de-suite. Mais c’est ben d’sa faute aussi. J’comprends pas pourquoi il a fait ça. Ensuite ce sera la rencontre du Conseil. Ça, ça devrait mieux aller. Il faut juste écouter ce que j’dirai. Il va falloir téléphoner aux parents du pasteur aussi. J’demanderai au Consistoire de faire ça…
Laurent Groulx voit des phares de voiture approcher. Une voiture traverse le village.
-Mais… mais c’est la voiture de Nancy Fournier !? Qu’est-ce qu’elle fait dehors à cette heure-là celle-là ? Elle est quand même pas partie retrouver son chum !? Faudrait vraiment que je sache ce qu’elle manigance. Je sais pas si je devrais pas en parler à Popeye; après tout, il l’a connaît bien lui, ils ont vécu deux ans ensemble !... Pis c’est peut-être mieux pas !

Justement, non loin de là, dans sa maison, Popeye souffre lui aussi d’insomnie. Après la visite de son oncle en fin d’après-midi qui l’avait quand même un peu secoué, il avait tourné en rond nerveusement. Il avait engueulé son chien juste pour se défouler. Il n’avait rien à se reprocher, sauf les supposées menaces qu’il avait faites pendant quelques jours, mais même là, c’était des menaces en l’air. On peut pas m’arrêter pour ça. Quand à Micheline, je sais qu’elle dira rien. Elle est  mieux de rien dire. Comme pour se rassurer, vers sept heures, il était allé faire un tour chez Lemay, il avait pris deux bières avec des amis, mais sans trop entrer dans les conversations, sans répondre aux questions. Quand on l’interrogeait, il faisait le gars qui ne savait rien. Il savait se contrôler quand il le fallait; et il puis était reparti. Ce n’est pas Micheline qui les avait servis, et il n’avait pas cherché à lui adresser la parole. Elle sait bien qu’elle doit se tenir tranquille, celle-là. Revenu à la maison, il avait allumé la télévision, mais sans la regarder. Il ne pouvais même plus se payer RDS. Après tout, la bonne nouvelle, si on peut dire, c’est qu’il n’est pas mort, crisse.

À quelques maisons de là sur la rue principale, une jeune fille est allongée dans son lit, et elle sanglote. Elle est sûre que ce n’est pas un accident, et elle est à peu près sûre de connaître le coupable, mais elle ne peut pas aller le dénoncer ! Elle se dit que c’est à cause d’elle, oui, que tout est arrivé à cause d’elle. C’est de sa faute. Sébastien avait voulu l’aider et voilà ce qui est arrivé ! Elle sait que ce n’est pas Denis, il n’aurait jamais pu savoir ce qui s’est passé; il ne savait rien. C’est vrai, elle avait cassé avec lui, c’est vrai qu’il lui en voulait, c’est vrai qu’il lui en voulait, c’est vrai qu’il n’aimait pas Sébastien, mais quand même, jamais il n’aurait pu se venger de cette façon. Mais son père, lui, il savait ! Il avait découvert ce qui s’était passé et quand il l’avait appris, il était entré dans une colère noire ! Il avait tout cassé dans la maison ! Il avait crié comme un démon. Il l’avait frappée et il avait bousculé sa mère qui voulait la défendre. Elle avait été obligée de lui dire que Sébastien… Et c’est là qu’il avait dit qu’il s’en prendrait au pasteur, cet écœurant ! Son propre père ! Jessica est mortifiée. Tout ça, c’est de sa faute. À qui donc pourrait-elle parler ? Elle ne pouvait pas aller à la police et leur raconter ce qui s’était passé !... Elle a déjà fait assez de mal comme ça, est-ce qu’il faut qu’elle en fasse encore plus ?

Au rez-de-chaussée, Jérôme est affalé dans un fauteuil, dans le noir. Les émotions lui font grincer des dents. Il se dit que toute cette histoire prend une tournure imprévue, désagréable; complètement exagéré. Ma propre fille ! C’est sûr que ce n’est pas la première à qui ça arrive, mais avec le pasteur ! Comment ça va finir tout ça ? Si j’avais su… Mais c’est d’sa faute aussi; pourquoi est-ce qu’il n’a pas laissé ma fille tranquille ? Qu’est-ce que la police peut trouver contre moi ? Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir dire si elle remonte jusqu’à lui ?... Il dira la vérité, c’est tout; en fait, il dira la vérité qui est bonne à dire. La vérité qui le concerne, la vérité qui est la sienne… Pour le reste, il n’en sait rien ! Et ce n’est pas son problème, et puis il n’a pas envie de le savoir ! Il ne veut pas s’en mêler. Jérôme se dit que tout coussins qu’ils sont, il n’a pas envie de se frotter à Popeye.

Ce soir, Micheline travaille comme dans un état second. Ça a été une journée qui lui a brassé les émotions, elle pour qui ça n’en prend pas beaucoup, et qui n’est pas encore finie : elle doit faire son travail, faire ses huit heures du mieux possible, répondre aux clients, prendre les commandes, les servir, et surtout ne pas répondre aux questions, ni aux insinuations. À chaque fois qu’on l’appelle, elle se dit qu’on va l’accuser. Elle sert les clients déambulant entre les tables sur le moteur automatique. Quand elle est arrivée, les filles lui ont juste demandé comment ça allait. Quand Popeye est entré, elle n’a eu aucune réaction. C’est comme si elle ne l’avait pas vu. Il pouvait bien crier, gueuler, hurler tant qu’il pouvait, même la frapper devant tout le monde elle serait restée de glace. Mais il n’a rien fait, il ne s’est même pas approché d’elle. Il est près d’onze heures : encore trois heures et je pourrai rentrer. Mais ça m’tente pas de rentrer. C’est sûr qu’à un moment donné ou l’autre la police va venir la voir. Ils sont pas fous. Toute à ses pensées inquiètes, elle ne s’aperçoit pas qu’un inconnu, à une table dans un coin, l’observe très attentivement en sirotant sa Fin du monde.

Nancy aussi comme Micheline est discrètement observée et elle non plus ne s’en aperçoit pas. Elle est rentrée de l’hôpital elle aussi un peu comme une somnambule, comme sonnée, en pensant à cette conversation, surtout la dernière partie, avec l’officière de la Sureté du Québec. Comment s’appelle-t-elle encore ? Roxanne… Roxanne Quelque chose-Dumont. En la quittant, elle lui a donné sa carte qu’elle a négligemment mise dans son sac à main. La voiture tourne dans l’entrée entre les deux rangées de grands pins blancs. Au bout de cinquante mètres, Nancy tourne à droite et arrête la voiture. La voilà chez elle, dans son nid à elle. Mais elle sait qu’il n’y trouvera pas de repos. Pourquoi a-t-elle refusé de parler de Popeye ? Pour se protéger ? Pour le protéger ? C’est ridicule après tout, pourquoi le protéger si c’est lui le coupable ? De toute façon, s’il fallait qu’elle compte les fois où, avant, elle aurait pu et dû appeler la police, il serait en prison pour de vrai aujourd’hui, et Sébastien serait avec elle et ils passeraient la nuit ensemble. Les larmes lui viennent aux yeux; elle essuie ses joues machinalement. Elle ouvre la porte arrière de sa maison. Avant d’entre, elle se retourne et s’attarde à regarder le lac dans lequel se reflètent les étoiles. Elle lève les yeux. Quel bel endroit ! Quelle quiétude ! Jamais on ne pourrait penser qu’un tel drame vient de se produire. Que c’est triste ! Il aimait cette vue. Il aimait ce havre de tranquillité. Nancy entre. Elle allume la lumière, se déchausse, jette ses clés et son sac sur la petite table; elle se met à déambuler dans la maison. Et maintenant ? Qu’est-ce que j’peux faire ? Ça allait si bien entre nous; on aurait été si heureux. Si c’est lui qui l’a fait, il va payer pour ! Demain, je téléphone à la policière, sûr et certain ! Nancy ouvre le réfrigérateur, elle s’aperçoit qu’elle n’a presque rien mangé de la journée; elle prend un pot de yogourt, mais après deux bouchées elle sent que ça ne passera pas. Elle remet le pot dans à sa place. Elle éteint la lumière et monte l’escalier; il n’y a plus qu’à se déshabiller et se mettre au lit…

De l’autre côté du lac, Raymond a tout vu, ou presque. Il ne peut pas tout bien distinguer bien sûr à cause de l’obscurité, mais de l’intérieur de son cabanon, il a vu – enfin ! après des heures d’attente – la voiture arriver et se stationner. Il se sent tout ankylosé, mais ça en valait la peine. Il a vu Nancy descendre de sa voiture et rentrer chez elle. Il a vu les lumières s’allumer et s’éteindre au gré de ses allées et venues. Et finalement la lampe de sa chambre.
-Au moins, ce soir, elle sera pas avec lui.

À son tour, il rentre chez lui se coucher.

dimanche 19 avril 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

16


-Est-ce que vous êtes Nancy Fournier ?
En entendant son nom, toute à ses pensées et ses préoccupations, Nancy sursaute. Elle se retourne. Roxanne se retrouve face à une jeune femme à peu près de son âge, les traits tirés, les cheveux défaits, les yeux gros; des restes de maquillage maculent son visage; elle esquisse un petit rictus gêné. Elle est bien habillée avec un pantalon noir de saison ajusté et une sorte de chemisier dans les tons de brun dont la ceinture se remonte et vient s’enrouler autour du cou comme un foulard. Un vêtement original, en lin probablement, qu’elle avait mis pour aller à l’église. Elle porte une chaine autour du cou à laquelle pend un bijou de fabrication artisanale.
-Excusez-moi, je ne voulais pas vous faire peur… Je suis Roxanne Quesnel-Dumont, dit-elle en lui tendant la main, officière de la Sureté du Québec. Je vous regarde depuis un moment et ce que je vous vois bien inquiète.
Nancy serre mollement sa main.
-Comment savez-vous mon nom ?
-Dès que nous sommes arrivés à Noyan ce matin à la suite d’un appel d’urgence, nous avons commencé notre investigation. Quand nous avons fouillé la demeure du pasteur, nous avons quelques indices qui faisaient référence à une certaine « Nancy » et…
-Ah oui ! Comme quoi ?
-Et bien… mais assoyons-nous, Nancy, car vous êtes Nancy Fournier, n’est-ce pas ?
-Oui.
-Et bien, pour répondre à votre question, quand je suis descendue au sous-sol, j’ai vu des feuilles de musique sur un lutrin. Il semble qu’hier soir Sébastien Saint-Cyr s’est mis à composer un morceau de musique, en fait il composait une chanson, et la chanson avait pour titre un seul mot : « Nancy »…
-C’est vrai !?
-Oui, c’est vrai; et au cours des interrogatoires et de nos conversations avec divers habitants de Noyan, nous avons découvert qu’il n’y avait qu’une seule Nancy à Noyan, une certaine Nancy Fournier.
-Et vous m’avez trouvée.
-Je ne vous cherchais pas. En fait, je ne pensais pas vous trouver ici... J’avais pas mal fait tout ce que je voulais faire à Noyan et avant de terminer ma journée j’ai décidé de venir ici, à l’hôpital, pour avoir des nouvelles du blessé. On m’a dit en bas, qu’il y avait quelqu’un qui avait passé toute la journée ici dans la salle d’attente. Je suis montée et je vous ai vue. Je suis contente de vous voir Nancy.
-Pourquoi ?
-J’ai besoin d’en savoir plus sur la personnalité de Sébastien Saint-Cyr. Voudriez-vous répondre à quelques questions.
-Si ça peut vous aider.
-Dites-moi ce que vous savez de lui; qui êtes-vous pour lui ?
Nancy hésite un peu; elle semble ramasser ses idées. Ah, ça ne doit pas être facile.
-Nous sommes… je ne sais pas trop; nous formons un couple, oui c’est vrai, mais nous ne formons pas un vrai couple. Personne à Noyan n’est au courant; il n’y a que ses parents qui le savent!
-Comment vous êtes-vous rencontrés ?
-Le plus simplement possible. Noyan est un petit village. Je savais bien que l’ancien pasteur avec pris sa retraite et qu’il avait été remplacé, mais moi ça ne m’intéressait pas; je n’étais pas de ceux qui vont fréquentent l’église. Je suis la secrétaire de la municipalité.
-Oui, je l’ai appris aujourd’hui.
-Il est simplement venu un jour demander des informations sur la population, et ça a « cliqué » entre nous. Ce n’était pas vraiment un coup de foudre, parce que… un pasteur, ça ne me disait pas grand-chose, et puis je sortais d’une relation qui n’avait pas été facile. Mais bon, on s’est revus quelques semaines plus tard et on très vite est tombés amoureux.
-Qu’est-ce qui vous a attiré chez lui ?
-Au début sa sincérité, son honnêteté.
Devant l’air un peu surpris de Roxanne, Nancy précise.
-Vous savez dans un petit milieu comme Noyan où tout le monde connaît tout le monde, alors on veut se prouver qu’on est meilleur que ce que les gens savent de nous. On en arrive à jouer un jeu, des jeux, pour se montrer bon, pour sa réputation, pour toutes sortes de raisons. Tout le monde joue un jeu à Noyan, je ne dis pas qu’ils sont tous des hypocrites, mais c’est comme ça. Mais chez Sébastien, ce n’était pas du tout la même chose. Il ne jouait à rien. Il n’avait rien à cacher, rien à prouver. Il était... « intègre ». Il était bon avec tout le monde. Il était adorable avec moi. Je l’aime beaucoup.
-Dites-moi une chose, pourquoi ne teniez-vous pas à ce que les autres sachent que vous entreteniez une relation…
-Au début, c’était moi qui ne voulais pas. Comme je vous l’ai dit, tout ce sait à Noyan, et je connais le pouvoir, les impacts des langues sales, des commérages… Il n’était pas tout à fait d’accord; il n’avait rien à cacher. Mais ensuite, il a fini par se rallier, il a compris que c’était mieux comme ça. Pour moi et pour lui.
-Et vous arriviez à vous voir ?
-Oui, on est allé souvent à Montebello, ou à Gatineau, même à Montréal, et une fois chez ses parents à Laval. Ça c’était une belle journée. Ces parents aussi sont charmants. Ici, personne ne nous a jamais vus, personne ne le sait. Nous avons été très discrets. C’est pour ça que j’ai été un peu étonnée qu’il ait mis mon nom sur sa feuille de musique. Quand nous nous croisons dans le village, on faisait comme si de rien n’était. Jamais à l’église il n’a fait le moindre geste compromettant. Quand je vais chez lui, c’est toujours pour des « raisons officielles ». Et quand il chez moi, je passe le chercher avec ma voiture et dans le fond de ma longue entrée, et comme ma maison fait face au lac, personne ne peut le voir descendre de la voiture. Quand nous prenons un chocolat chaud sur mon balcon qui donne sur le lac, personne ne peut nous voir.
-Je vous crois Nancy, mais…
-Mais quoi ?
-Et bien, plusieurs fois dans l’après-midi, j’ai entendu des choses qui ne concordent pas avec ce que vous me dites. Jusqu’ici je croyais qu’il collectionnait les conquêtes et qu’il n’était pas très discret.
-C’est exactement ce que je vous ai dit sur le radotage d’un milieu tricoté trop serré. Ce sont des accusations sans fondements; de la médisance, juste des ragots ! Rien de ce qu’on vous a dit n’est vrai. On a du vous parler des jumelles Godin. C’est  faux. Les gens ont tellement envie de déblatérer, de dénigrer ! Les gens sont jaloux !
-Oui, probablement.
-C’est vrai ! Il ne s’est rien passé avec les jumelles Godin. Sébastien était allé leur rendre visite, et il y a eu une tempête de neige et il s’est retrouvé bloqué au fond de leur rang qui n’était pas déblayé. Alors, elles l’ont fait souper et il a passé la nuit dans la chambre d’amis. Le lendemain on a déblayé le chemin. Quelques jours tard, à l’épicerie, l’une des jumelles, qui sont deux vieilles filles à la vie passablement monotone, en racontant l’histoire à sa façon, a dit : « Je n’en ai pas dormi de la nuit ! » Ça a suffit pour que la rumeur s’enflamme et qu’elle ne s’éteigne pas.
-Et j’ai entendu parler d’une Micheline.
-Micheline ?! C’est la conjointe de Popeye; lui, c’est un beau fanfaron, jamais Sébastien n’a fait la cour à sa femme, c’est sûr et certain. Pourtant...
-Pourtant…?
-Pourtant rien; je ne veux pas en parler; ça n’a rien à voir avec Sébastien.
-Donc les autres comme la maîtresse d’école ou la veuve DeMerritt ?...
-C’est n’importe quoi ! Ne croyez pas un mot de tout ça. Sébastien était gentil avec tout le monde, avec les femmes comme avec les hommes; mais les hommes de Noyan, ils n’ont pas l’habitude qu’on soit gentil avec leurs femmes alors ils ont cru que Sébastien leur faisait de l’œil; c’est qu’il avait du charme, mais jamais pour courtiser les femmes du village ! La veuve DeMerritt, même ses enfants ne vont pas la voir et Sébastien, il s’est occupé d’elle !
Juste à ce moment, un médecin arrive.
-Est-ce que vous êtes de la famille de monsieur Saint-Cyr ?
-Ses parents s’en viennent, voici sa conjointe Nancy Fournier, avance Roxanne sans trop mentir.
-L’opération a été difficile; nous avons essayé de réduire la pression sur sa boîte crânienne et sur son cerveau en enlevant le sang et les caillots, et en travaillant sur la fracture du crane. Il n’est pas sorti d’affaire. Il est encore dans le coma et on ne sait pas pour combien de temps, quelques heurs, quelques jours… Nous l’avons transférer aux soins intensifs où il va rester cette nuit. Il faudra le réopérer demain pour ses autres blessures, la mâchoire, la clavicule, son poignet; ce n’est pas si grave mais il faut réduire les fractures. Pour l’instant on ne peut rien faire d’autre.
-Merci docteur.
Le médecin parti, Nancy soupire : Je l’aime beaucoup. J’espère qu’il va s’en sortir.
-Il faut le croire… Je sais que je peux vous faire confiance et je voudrais que vous fassiez confiance aussi. Vous savez, j’étais la première, après les paramédiques, à descendre dans le sous-sol où on a retrouvé Sébastien. Une fois l’ambulance repartie, j’ai fait une inspection plus poussée du presbytère et quelques indices me font penser que peut-être Sébastien n’était seul hier soir…
Nancy la regarde comme hébétée.
-Ça veut dire qu’on l’a poussé en bas de l’escalier !!!
-Je ne sais pas encore, je n’ai aucune preuve; et il me manque trop de morceaux du casse-tête, mais je pense que vous pouvais m’aider.
-On l’aurait poussé...
-Je ne sais pas Nancy, je n’ai aucune preuve. Est-ce que ce serait possible ?
-Ces derniers temps, il avait eu de gros problèmes avec le Conseil; ils avaient réduit son poste à un demi-temps, sans même lui en parler. Et ses conditions de travail avaient changé. Laurent Groulx ne le lâchait pas, toujours après lui; il fallait qu’il rendre des comptes sut toutes ses activités. Laurent voulait qu’il parte. Il voulait même faire passer une motion pour le faire partir lors de la dernière assemblée générale, mais les autres membres du conseil ont dit que c’était irrecevable. Mais il n’aurait jamais fait ça, je veux dire le pousser dans l’escalier. C’est impossible !
-Je ne crois pas non plus. Il est peut-être allé le voir hier soir, mais je ne crois pas que Laurent Groulx aurait pu le pousser.
-Ces dernières semaines il étai très tendu, plus nerveux; il ne le laissait pas le voir, mais moi je le savais. Lui qui a un tel sens de l’humour et qui me fait tellement rire ! Si je vous disais tout ce qu’il m’a raconté la nuit.
-Est-ce que ce que quelqu’un lui aurait fait des menaces ? Est-ce qu’il vous en a parlé ?
-Non… non… personne, ne lui a fait des menaces, il n’a jamais parlé de ça; c’était dû aux difficultés avec le Conseil.
-C’est peut-être le temps de rentrer Nancy, on a eu toutes les deux une longue journée. Allez-vous rentrer à Noyan ?
-Oui, je dois travailler demain, mais je reviendrai ici tout de suite après.
-Une dernière chose : est-ce qu’il s’est passé un événement ces derniers temps, par exemple, un téléphone ou une lettre ou une visite, quelque chose d’inhabituel qui serait arrivé ?
-Non, je ne vois pas…
-Vous pensez à quelque chose.
-Ce n’est rien, c’est juste un détail.
-Dites toujours, tout peut aider.
-Ben c’est juste que, il y a trois semaines il a eu un accident…
-Un accident ?
-Oui, un accident de voiture. Il était parti faire des visites dans le chemin Vinoy et là il a glissé sur une plaque de glace, l’hiver n’était pas encore fini, et la voiture est tombée dans le fossé. Lui, il n’a rien eu, juste une bosse sur le front en frappant le pare-brise, mais la voiture était assez abimée. Il a du la laisser une semaine entière au garage.
-Merci beaucoup Nancy. Essayez de dormir.

Aussitôt rendue dans sa voiture Roxanne téléphone à son père pour le mettre au courant de cette conversation. Après cinq coups, elle raccroche.

-Qu’est-ce qu’il lui prend au paternel ? Il découche maintenant ?

lundi 13 avril 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

15
               
                Paul regarde la voiture de sa fille s’éloigner et intérieurement lui souhaite bonne chance. Il se tourne vers l’agent Turgeon toujours de faction devant le presbytère en train de discuter avec un petit groupe d’adolescents, des filles, des garçons qui semblent bien agités.
-J’vous dis que vous devez rester derrière le ruban jaune ! Vous ne pouvez pas entrer.
-On veut pas entrer dans le presbytère, on veut juste regarder !
-C’est défendu…
Paul intervient : « Et puis de toute façon il n’y a rien à voir.
-Voici l’inspecteur Quesnel, il vous dira la même chose.
-Inspecteur, inspecteur ! On veut pas rentrer, on veut juste regarder par la fenêtre.
-Dites-nous ce qui s’est passé !
-Mais l’agent Turgeon vous l’a dit, il n’y a rien à voir.
-Mais le pasteur est parti à l’hôpital sur une civière. Il a bien du se passer quelque chose quand même !
-Tout ce qu’on sait pour l’instant, c’est qu’il a fait une très mauvaise chute dans son escalier, probablement hier soir, et qu’on l’a retrouvé ce matin.
-C’est vrai qu’il n’y pas de rampe à cet escalier; il n’a pas pu se rattraper.
-Tu connais la maison, toi ?
-On connait tous le presbytère, c’est là qu’avaient lieu les rencontres du groupe de jeunes; tous les deux vendredis.
-Vous étiez membres du groupe de jeunes de l’église ?
-Bah, il n’y a pas vraiment de membership. Sébastien avait commencé à faire des activités en automne, pis ceux qui voulaient venir, venaient; pas besoin d’être membre de l’église.
-Pis qu’est-ce que vous faisiez ?
-Quand il faisait beau on pouvait jouer dehors ou alors on avait des activités à l’intérieur, des jeux, des soirées cinéma; il louait des films pis ensuite on en parlait…
-Il nous faisait écouter de la musique; même des fois avec ceux qui sont musiciens, on jouait ensemble.
-On a fait plusieurs sorties en vélo : à Notre-Dame-de-la-Croix, au Lac-des-Sables, à Brookhill.
-Ouais, pis on planifiait une expédition d’une semaine jusqu’à Montréal en juillet. ON devait coucher dans des sous-sols d’églises.
-T’sais, comme il y a pas grand-chose à faire à Noyan, à part le club vidéo, on trouvait ça intéressant. On était sept, huit, neuf à chaque fois.
-De temps en temps aussi on avait des discussions.
-Des discussions ?
-Oui, ça pouvait être sur la pollution, sur la violence, sur les parents… toutes sortes de choses. On a même parlé de sexualité une ou deux fois.
-Ça a l’air que c’était bien ces soirées.
Cinq voix répondent :  « Oh oui !! »
-Sébastien, il était vraiment bon avec les jeunes; on n’avait jamais eu ça avant lui.
-Dites-moi une chose… Comment les autres réagissaient, disons les plus « vieux » ?
-Au débit, c’est vrai, les vieux aimaient pas ben ben ça. Mais bon, ils se sont habitués, faut croire.
-Je suppose que le pasteur avait, disons, des règlements.
-Des règlements ?
-Oui, comme pas d’alcool, pas de drogue…
-C’est sûr !! Y en jamais eu.
-Mais de la drogue, il doit y avoir à Noyan.
Les jeunes hésitent à répondre.
-Oui… c’est sûr.
Paul n’insiste pas.
-Est-ce qu’il y a une Micheline dans votre groupe ?
-Micheline ? Non ! La seule Micheline du village c’est la femme de Popeye !
-Popeye ?
-Oui, tout le monde l’appelle comme ça. En vérité, il s’appelle Lucien Groulx, mais son surnom, c’est Popeye.
-Bon, tout ça c’est bien beau, mais c’est vrai je ne peux vraiment pas vous laisser regarder; on est encore en train de faire notre investigation et il faut déranger le lieu le moins possible et ça comprend aussi l’extérieur.
-La scène du crime !...
Une jeune fille outrée se retourne vers celui qui vient de parler : « Pourquoi est-ce que tu dis ça, Antoine ?
-Bah… fâche-toi pas Jessica; j’disais ça d’même !
-Ben, on dit pas ça « de même » !
-Écoutez… Rentrez chez vous pour l’instant. Et demain en fin d’après-midi, après l’école, revenez, je serai là puis je vous donnerai des nouvelles si j’en ai.
-OK, c’est beau !
-À demain.

Pendant quelques instants Paul avait pensé qu’il pourrait finir la soirée au bar Chez Lemay. D’expérience il savait que les langues se délient assez facilement avec quelques verres ou quelques bières derrière la cravate. Il pourrait glaner encore quelques indices. Cette histoire de chute dans l’escalier lui semblait louche, et il voulait en savoir d’avantage. Grosso modo il adhérait à la thèse de sa fille sur le fait que le pasteur n’était pas tombé tout seul dans son escalier, qu’on l’y avait aidé. Mais il ne savait par combien d’individus s’étaient retrouvés au presbytère samedi dans la soirée, ni qui pouvaient-ils être. S’étaient-ils donné rendez-vous ? Y avait-il eu complot ? Est-ce qu’on avait manigancé cette intrusion ? Est-ce qu’on avait voulu lui faire peur ? Lui faire mal ? Voulait-on le faire fuir ? Lui faire quitter le village ? Et pourquoi ? Qu’est-ce qu’il aurait pu faire ?
Paul cherche un motif. Il était arrivé l’été passé. Et graduellement une idée commence à germer dans son esprit : serait-ce tout simplement une « banale » histoire de triangle amoureux ? Ce beau et jeune pasteur, séduisant et charmeur, venu de nulle part, bien de sa personne, a certainement du attirer les regards de ses dames ? Est-ce que c’était un coureur de jupon ? Il aurait fait le joli cœur et ça aurait mal tourné ? Aurait-il froissé un mari ou un conjoint jaloux ? Peut-être qu’ « il » s’était aperçu de la liaison et qu’il est allé lui faire savoir. Ce genre d’histoire doit bien arriver dans une petite communauté comme Noyan. Mais là, venant d’un étranger, c’était le comble. Il ne l’aurait tout simplement pas pris et serait allé voir le pasteur pour lui dire ses quatre vérités. Il n’y avait pas de témoins… Ou peut-être y en avait-il ?
Paul essaye de se remémorer les femmes dont il a été question durant la journée. Tout d’abord cette Nancy pour qui il composait une chanson… Nancy Fournier; il faudra aller la voir, c’est certain. Monsieur Joliat a dit qu’elle était la secrétaire de la municipalité; elle doit connaître pas mal de monde et pas mal de choses. Est-elle mariée ? Et ils auraient eu une liaison ?... Puis aussi les « jumelles Godin », dont le nom est revenu plusieurs fois, et qui auraient passé une nuit torride avec lui; elles aussi, il faudra les trouver. Qui a-t-il mentionné d’autre, ce jeune du restaurant ? Ah oui, la veuve DeMerritt ! La maîtresse d’école aussi. La coiffeuse comment s’appelait-elle ? Sandra ?... Non, Sonia. Puis il a dit Micheline. Qui est cette Micheline ? La femme de Popeye... Ah, et puis Vanessa lui a cloué le bec juste au moment où il parlait de Jess… Jess… Où est-ce que j’ai entendu ça ?... C’est ça ! la jeune fille du groupe de jeunes qui semblait la plus touchée par cette histoire s’appelait Jessica. Mais elle a à peine seize ans !... C’est impossible !... Ce serait donc pour ça que Vanessa ne voulait pas que l’autre en parle ?...
Dans un petit milieu comme Noyan, à peu près tout se sait, quelqu’un savait quelque chose. Mais même si on installait un poste d’information, Paul se doutait qu’il ne viendrait  probablement personne. Peut-être, après tout que la « rencontre » avec le mari jaloux, la « confrontation », s’était mal passée.  Paul savait que sa fille le reprendrait pour avoir utilisé cet anglicisme.
Ça a du mal tourner. Le pasteur a peut-être réagi. Peut-être que l’autre s’est mis en colère. Il l’a peut-être menacé. Il y aurait eu altercation. Peut-être après tout c’était vraiment un accident comme semble le vouloir monsieur Groulx… parce qu’il était là. Mais il ne peut pas être le « mari jaloux ».
Si tout ça est vrai, même en partie, Paul se dit que le pasteur a du laisser des traces, des lettres, des messages; quelqu’un sait quelque chose, c’est certain. Le téléphone et l’ordinateur vont nous en apprendre, devraient nous en apprendre sur ses déplacements, ses va-et-vient, sur ses fréquentations. Et puis il faut aller recueillir les témoignages de ces femmes et vérifier la véracité de cette hypothèse. Belle journée, demain, en perspective; on va certainement découvrir bien des détails intéressants.

Paul regarde le paquet qui renferme le l’agenda, téléphone et l’ordinateur du pasteur. Estimant qu’il n’obtiendrait sans doute rien d’autre de plus même en allant au bar Chez Lemay, Paul fait démarrer sa voiture. Il fait un signe de la main à Turgeon et s’éloigne satisfait. Il tourne à droite et prend la route pour retourner chez lui.

lundi 6 avril 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

14

                En partant pour l’hôpital de Buckingham dans sa voiture Roxanne retraverse le village de Noyan. Elle se met automatiquement à repasser en revue les divers événements de la journée à la lumière de sa théorie d’une chute qui ne serait pas accidentelle et qui aurait eu lieu samedi soir, causée par un ou des individus qui se seraient introduits dans le presbytère le plus simplement possible, c'est-à-dire en ayant sonné à la porte. Donc une ou des personnes que le pasteur connaissait, c’est sûr. Essayant de se remémorer les différents indices glanés au fil de ses observations et des conversations qui soutiennent sa théorie, elle est si absorbée par ses pensées qu’elle ne remarque pas une jeune femme qui marche lentement en sens inverse de l’autre côté de la route.
                Micheline s’en va à son travail, elle est serveuse chez Lemay. Ça fait un peu plus d’un an qu’elle travaille à l’hôtel de Noyan. Aujourd’hui, elle commence à cinq heures et  termine à une heure du matin. Le vendredi soir et le samedi soir elle commence à six heures et finit à deux heures du matin. Trois fois huit heures. Elle aime bien son emploi. Bien sûr, parfois elle est un peu fatiguée, mais  ça va. Surtout qu’elle sait qu’elle fait bien son travail, le patron Jérôme, le lui a dit et lui fait confiance; il ne la paie pas d’un salaire mirobolant, mais les habitués la reconnaissent maintenant, et lui laissent de très bons pourboires. Sa recette est simple : toujours garder le sourire, sourire avec les yeux surtout, toujours avoir  un mot gentil pour les uns et les autres, posséder une excellente mémoire aussi pour retenir les commandes mais surtout pour se souvenir des noms des clients, ils aiment ça qu’on se souvienne d’eux, et enfin mettre un décolleté plongeant qui leur laisse voir, sans qu’ils aient trop à se forcer, sa belle poitrine dès qu’elle se penche le moindrement vers l’avant à une table. Bien sûr, certains d’entre eux se croient permis de lui passer la main sur les cuisses ou sur les fesses ou de l’embrasser dans le cou, mais qu’est-ce que ça fait ?
                Micheline sait qu’elle va arriver bien en avance pour son quart de travail, mais ça ne fait rien. Chez Lemay, c’est comme son deuxième elle; elle dira bonjour aux autres filles, elle mettra son uniforme, elle prendre un peu plus de temps pour se maquiller; peut-être même elle ouvrira et feuillètera le journal sans vraiment le lire. Elle aime bien marcher pour aller travailler, même si à une ou deux heures du matin quand il lui faut revenir, elle a les jambes mortes. De toute façon, la voiture qu’ils ont, c’est celle de son conjoint et de toute façon elle ne voudrait surtout par qu’il vienne l’amener ni venir la chercher à son travail. Elle le voit déjà assez le reste du temps à la maison.
                Micheline sait qu’elle ne pourra pas continuer longtemps comme ça. Le travail, ça va; mais la vie avec lui devient difficile. C’est elle qui le fait vivre; il ne travaille qu’épisodiquement et jamais assez longtemps pour recevoir des prestations d’assurance-emploi. Elle paye le loyer, la nourriture, les dépenses du ménage; elle lui donne de l’argent pour ses cigarettes, son essence, l’entretien de sa voiture. Mais ça l’humilie. Alors il fait un peu de trafic de drogue pour se payer du luxe. Mais ce n’est pas le pire. Le pire, c’est la tension au quotidien; la peur qu’elle ressent, diffuse, sournoise. Il fait six pieds deux; 280 livres. Ça ne lui suffit pas de se laisser entretenir par sa femme, il faut qu’il soit le maître. Tous les jours ou presque, il lui fait des reproches, tous les jours ou presque ce sont des menaces, des remontrances, des réprimandes, des critiques. Au moindre prétexte, il se met à la houspiller : le repas n’est pas préparé de la bonne façon, il ne trouve pas ses affaires, il pleut trop. Pour un rien, il l’engueule, il la pousse, il lui tire les cheveux, il lui serre les poignets, il lui donne une claque sur les fesses. Elle fait tout pour éviter ses colères, mais elle n’y arrive pas. Une fois par mois, c’est inévitable, il éclate. D’abord ce sont des cris, puis des insultes, puis des violences physiques : des gifles, des coups, il lui tord les bras, il la frappe avec ce qu’il trouve, une ceinture, une chaise, un cordon électrique, il brise la vaisselle qu’elle devra remplacer. Ça ne dure jamais longtemps heureusement. Il éclate comme un volcan, il lui hurle dessus, il la frappe, et il frappe dur, pendant deux ou trois minutes, puis c’est fini. Il redevient calme. Et puis, il n’est jamais assez violent pour l’envoyer à l’hôpital; il lui laisse des marques mais elle jamais eu de blessures graves. Une fois seulement, il l’avait brutalement jetée par terre et lui avait asséné quelques bons coups de pieds dans le ventre qui lui avaient vraiment fait mal. Elle avait du rester couchée pendant deux jours. Et ça se finit presque immanquablement par une séance de sexe; le plus souvent, dans la chambre où elle s’est enfuie ou alors sur le divan du salon ou même sur la table de la cuisine. Ce n’est pas vraiment un viol, car elle le laisse faire, elle se laisse faire. Il la prend avec force, mais pas de force. Elle sait qu’elle doit y passer; quand quelque chose l’excite, il ne faut pas lui résister. Puis elle sait que c’est ça qui va le calmer. Une fois terminé, il est content, il lui sourit, il ricane, il feule; il la cajole, il l’embrasse goulument, il s’excuse parfois, il lui dit des mots doux, il se fait tendre, il roucoule, il flirte, il fait des projets de changer, de rénover la maison, de partir avec elle en voyage dans le Sud. Quand elle se met à pleurer, les autres filles lui disent de le quitter, mais où aller ? Elle aurait trop honte; elle serait mise au ban de tout le village. Elle devrait retourner déménager et elle ne sait pas où. Certainement pas dans son village natal, Sainte-Émilie, qu’elle a quitté à l’adolescence fuyant un père et un frère qui abusaient d’elle. Aller en ville ? D’après ce qu’elle entend, ce serait pire qu’à Noyan. Elle devrait quitter son emploi, un bon emploi, elle fait un bon salaire après tout, elle a de bons pourboires; elle perdrait tout ça, elle perdrait la maison, elle perdrait tout ce qu’elle possède, elle perdrait la sécurité.
                Se pourrait-il que Popeye ait quelque chose à voir avec l’accident du presbytère ? Quand elle s’est réveillée vers midi elle s’est vite aperçue qu’il s’était passé quelque chose : elle sentait ça dans l’air. Popeye n’était pas là, et quand il revenu quelques minutes plus tard, il ne lui a pas adressé la parole. Il s’est assis devant la télévision en maugréant. C’est elle qui a du lui demander ce qu’il y avait eu.
                -J’sais pas, moé !
                Elle ne voulait pas insister, parce qu’elle l’avait senti de mauvais poil; il avait son air des mauvais jours, dur, contrarié, renfermé. Il ne fallait pas le provoque. Elle avait continué à vaquer à ses affaires, mais quand elle avait vu passer l’ambulance, elle n’avait pas pu s’empêcher de s’exclamer :
« Il y a quelqu’un de mort !
                -Mais non, y’est pas mort !
                -Qui ça ?
                -C’est l’pasteur, c’t’affaire ! Y est tombé dans son escalier !
                Il avait dit ça avec un ton qui laissait percevoir à la fois du mépris et du soulagement. Micheline avait senti son ventre se serrer.
Sur le chemin vers son travail, Micheline pense à cette visite que le pasteur est venu faire chez eux, il y deux semaines. Elle l’avait croisé quelques fois dans le village, sans jamais faire attention à lui. Une fois, du temps qu’il faisait l’« exploration » de son nouveau champ de mission, il était venu un vendredi soir chez Lemay; il s’était assis au bar et il avait commandé une bière et elle l’avait servi. Il avait une voix douce qui trainait un peu, mais c’était comme s’il voulait bien se faire comprendre, comme si chaque syllabe avait son importance, comme si chaque mot était un petit cadeau qu’il offrait à l’autre personne. Il lui avait souri; il s’était présenté et lui avait demandé son nom et ils avaient entamé une courte conversation sur son travail, sur le village. Elle avait fait ça des dizaines de fois avec des dizaines de clients de passage, elle en avait l’habitude, mais avec lui elle avait senti qu’elle ne pourrait tricher; ou plutôt elle s’était dit qu’elle ne voulait pas tricher. Elle lui en avait dit plus que d’habitude. Et puis, quelques semaines plus tard, au début décembre, c’était le soir de la première vraie tempête de neige que personne n’avait vu venir, elle s’en retournait à pied chez elle après son travail dans la bourrasque quand il s’était arrêté et lui avait offert de la ramener. Elle avait hésité; que dirait Popeye ? Elle risquait gros. En un instant, elle s’est dit qu’elle lui demanderait de s’arrêter  avant d’arriver chez elle pour que Popeye ne la voit pas descendre d’une autre voiture; mais finalement, toutes les lumières de la maison étaient éteintes, il n’y avait pas de danger. Elle avait répondu à ses questions par des monosyllabes et par la suite elle l’avait regretté, car après tout il essayait juste d’être aimable avec les autres; c’était son travail… un peu comme c’était le sien ! Ça l’amusait d’y penser.
Enfin, il y avait eu sa visite il y a deux semaines. Ça n’allait jamais bien dans leur couple, mais ces temps-ci, ça allait encore plus mal. Les cris et les coups se faisaient plus fréquents. Un dimanche, alors qu’elle marchait pour aller au travail, elle l’avait vu en train de retourner la terre en avant du presbytère pour aménager d’éventuelles plates-bandes. Ils s’étaient salués et il avait entamé la conversation. Comme ça lui était facile ! Et à nouveau elle s’était sentie stupide de ne pouvoir répondre convenablement. À la fin, il lui avait dit que ça lui ferait très plaisir de venir lui rendre visite pour poursuivre la discussion. Elle s’était figée, et sans doute avait-il remarqué sa réaction, car il avait marqué une pause. Mais elle n’avait pas été capable de dire non; elle s’était contenté de dire : « On verra », et était repartie.
Quand il avait sonné à la porte, elle faisait un peu de ménage dans le salon. Popeye était dans la cuisine en train de boire son café. Il lui avait dit bonjour et, malgré elle, elle l’avait fait entrer. Ça n’avait pas pris longtemps pour Popeye sorte de la cuisine comme un diable de sa boite.
-Vous êtes qui, vous ?
-Bonjour, je suis Sébastien Saint-Cyr, je suis le pasteur du village.
-Pis vous v’nez voir ma femme ?
-Je viens vous voir en tant que pasteur, je viens comme un ami.
-Ouais, ben vous êtes pas son ami, pis moé j’suis son mari !
-Je sais bien; si ma présence vous vous dérange, peut-être que je devrais m’en aller…
-Ouais, c’est ça !
Pendant toute une semaine, Popeye s’était vanté d’avoir remis le pasteur à place. Il se vanté de lui avoir montré ses biceps, de lui avoir dit ses quatre vérités; il se gaussait de répéter à satiété qu’il était parti sans demander son reste; il disait en s’esclaffant que le pasteur était parti « la queue entre les jambes », qu’il  avait même « pissé dans ses culottes » !

Micheline était mortifiée, mais que pouvait-elle faire ? La porte refermée, il l’avait empoignée par le bras et l’avait traitée de sale putain ! Elle s’attendait à se faire battre proprement, mais non, il l’avait lâchée et avait éclaté de rire. Juste à ce moment-là, elle passe devant le presbytère; il y a toujours une voiture de police, un policier monte la garde devant le cordon de sécurité. Il peut être coupable ! J’peux pas croire qu’il aurait fait ça ! Il est bête comme ses pieds, mais il n’est pas méchant. Ça doit être un accident, un accident stupide, comme on l’a dit.