lundi 6 avril 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

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                En partant pour l’hôpital de Buckingham dans sa voiture Roxanne retraverse le village de Noyan. Elle se met automatiquement à repasser en revue les divers événements de la journée à la lumière de sa théorie d’une chute qui ne serait pas accidentelle et qui aurait eu lieu samedi soir, causée par un ou des individus qui se seraient introduits dans le presbytère le plus simplement possible, c'est-à-dire en ayant sonné à la porte. Donc une ou des personnes que le pasteur connaissait, c’est sûr. Essayant de se remémorer les différents indices glanés au fil de ses observations et des conversations qui soutiennent sa théorie, elle est si absorbée par ses pensées qu’elle ne remarque pas une jeune femme qui marche lentement en sens inverse de l’autre côté de la route.
                Micheline s’en va à son travail, elle est serveuse chez Lemay. Ça fait un peu plus d’un an qu’elle travaille à l’hôtel de Noyan. Aujourd’hui, elle commence à cinq heures et  termine à une heure du matin. Le vendredi soir et le samedi soir elle commence à six heures et finit à deux heures du matin. Trois fois huit heures. Elle aime bien son emploi. Bien sûr, parfois elle est un peu fatiguée, mais  ça va. Surtout qu’elle sait qu’elle fait bien son travail, le patron Jérôme, le lui a dit et lui fait confiance; il ne la paie pas d’un salaire mirobolant, mais les habitués la reconnaissent maintenant, et lui laissent de très bons pourboires. Sa recette est simple : toujours garder le sourire, sourire avec les yeux surtout, toujours avoir  un mot gentil pour les uns et les autres, posséder une excellente mémoire aussi pour retenir les commandes mais surtout pour se souvenir des noms des clients, ils aiment ça qu’on se souvienne d’eux, et enfin mettre un décolleté plongeant qui leur laisse voir, sans qu’ils aient trop à se forcer, sa belle poitrine dès qu’elle se penche le moindrement vers l’avant à une table. Bien sûr, certains d’entre eux se croient permis de lui passer la main sur les cuisses ou sur les fesses ou de l’embrasser dans le cou, mais qu’est-ce que ça fait ?
                Micheline sait qu’elle va arriver bien en avance pour son quart de travail, mais ça ne fait rien. Chez Lemay, c’est comme son deuxième elle; elle dira bonjour aux autres filles, elle mettra son uniforme, elle prendre un peu plus de temps pour se maquiller; peut-être même elle ouvrira et feuillètera le journal sans vraiment le lire. Elle aime bien marcher pour aller travailler, même si à une ou deux heures du matin quand il lui faut revenir, elle a les jambes mortes. De toute façon, la voiture qu’ils ont, c’est celle de son conjoint et de toute façon elle ne voudrait surtout par qu’il vienne l’amener ni venir la chercher à son travail. Elle le voit déjà assez le reste du temps à la maison.
                Micheline sait qu’elle ne pourra pas continuer longtemps comme ça. Le travail, ça va; mais la vie avec lui devient difficile. C’est elle qui le fait vivre; il ne travaille qu’épisodiquement et jamais assez longtemps pour recevoir des prestations d’assurance-emploi. Elle paye le loyer, la nourriture, les dépenses du ménage; elle lui donne de l’argent pour ses cigarettes, son essence, l’entretien de sa voiture. Mais ça l’humilie. Alors il fait un peu de trafic de drogue pour se payer du luxe. Mais ce n’est pas le pire. Le pire, c’est la tension au quotidien; la peur qu’elle ressent, diffuse, sournoise. Il fait six pieds deux; 280 livres. Ça ne lui suffit pas de se laisser entretenir par sa femme, il faut qu’il soit le maître. Tous les jours ou presque, il lui fait des reproches, tous les jours ou presque ce sont des menaces, des remontrances, des réprimandes, des critiques. Au moindre prétexte, il se met à la houspiller : le repas n’est pas préparé de la bonne façon, il ne trouve pas ses affaires, il pleut trop. Pour un rien, il l’engueule, il la pousse, il lui tire les cheveux, il lui serre les poignets, il lui donne une claque sur les fesses. Elle fait tout pour éviter ses colères, mais elle n’y arrive pas. Une fois par mois, c’est inévitable, il éclate. D’abord ce sont des cris, puis des insultes, puis des violences physiques : des gifles, des coups, il lui tord les bras, il la frappe avec ce qu’il trouve, une ceinture, une chaise, un cordon électrique, il brise la vaisselle qu’elle devra remplacer. Ça ne dure jamais longtemps heureusement. Il éclate comme un volcan, il lui hurle dessus, il la frappe, et il frappe dur, pendant deux ou trois minutes, puis c’est fini. Il redevient calme. Et puis, il n’est jamais assez violent pour l’envoyer à l’hôpital; il lui laisse des marques mais elle jamais eu de blessures graves. Une fois seulement, il l’avait brutalement jetée par terre et lui avait asséné quelques bons coups de pieds dans le ventre qui lui avaient vraiment fait mal. Elle avait du rester couchée pendant deux jours. Et ça se finit presque immanquablement par une séance de sexe; le plus souvent, dans la chambre où elle s’est enfuie ou alors sur le divan du salon ou même sur la table de la cuisine. Ce n’est pas vraiment un viol, car elle le laisse faire, elle se laisse faire. Il la prend avec force, mais pas de force. Elle sait qu’elle doit y passer; quand quelque chose l’excite, il ne faut pas lui résister. Puis elle sait que c’est ça qui va le calmer. Une fois terminé, il est content, il lui sourit, il ricane, il feule; il la cajole, il l’embrasse goulument, il s’excuse parfois, il lui dit des mots doux, il se fait tendre, il roucoule, il flirte, il fait des projets de changer, de rénover la maison, de partir avec elle en voyage dans le Sud. Quand elle se met à pleurer, les autres filles lui disent de le quitter, mais où aller ? Elle aurait trop honte; elle serait mise au ban de tout le village. Elle devrait retourner déménager et elle ne sait pas où. Certainement pas dans son village natal, Sainte-Émilie, qu’elle a quitté à l’adolescence fuyant un père et un frère qui abusaient d’elle. Aller en ville ? D’après ce qu’elle entend, ce serait pire qu’à Noyan. Elle devrait quitter son emploi, un bon emploi, elle fait un bon salaire après tout, elle a de bons pourboires; elle perdrait tout ça, elle perdrait la maison, elle perdrait tout ce qu’elle possède, elle perdrait la sécurité.
                Se pourrait-il que Popeye ait quelque chose à voir avec l’accident du presbytère ? Quand elle s’est réveillée vers midi elle s’est vite aperçue qu’il s’était passé quelque chose : elle sentait ça dans l’air. Popeye n’était pas là, et quand il revenu quelques minutes plus tard, il ne lui a pas adressé la parole. Il s’est assis devant la télévision en maugréant. C’est elle qui a du lui demander ce qu’il y avait eu.
                -J’sais pas, moé !
                Elle ne voulait pas insister, parce qu’elle l’avait senti de mauvais poil; il avait son air des mauvais jours, dur, contrarié, renfermé. Il ne fallait pas le provoque. Elle avait continué à vaquer à ses affaires, mais quand elle avait vu passer l’ambulance, elle n’avait pas pu s’empêcher de s’exclamer :
« Il y a quelqu’un de mort !
                -Mais non, y’est pas mort !
                -Qui ça ?
                -C’est l’pasteur, c’t’affaire ! Y est tombé dans son escalier !
                Il avait dit ça avec un ton qui laissait percevoir à la fois du mépris et du soulagement. Micheline avait senti son ventre se serrer.
Sur le chemin vers son travail, Micheline pense à cette visite que le pasteur est venu faire chez eux, il y deux semaines. Elle l’avait croisé quelques fois dans le village, sans jamais faire attention à lui. Une fois, du temps qu’il faisait l’« exploration » de son nouveau champ de mission, il était venu un vendredi soir chez Lemay; il s’était assis au bar et il avait commandé une bière et elle l’avait servi. Il avait une voix douce qui trainait un peu, mais c’était comme s’il voulait bien se faire comprendre, comme si chaque syllabe avait son importance, comme si chaque mot était un petit cadeau qu’il offrait à l’autre personne. Il lui avait souri; il s’était présenté et lui avait demandé son nom et ils avaient entamé une courte conversation sur son travail, sur le village. Elle avait fait ça des dizaines de fois avec des dizaines de clients de passage, elle en avait l’habitude, mais avec lui elle avait senti qu’elle ne pourrait tricher; ou plutôt elle s’était dit qu’elle ne voulait pas tricher. Elle lui en avait dit plus que d’habitude. Et puis, quelques semaines plus tard, au début décembre, c’était le soir de la première vraie tempête de neige que personne n’avait vu venir, elle s’en retournait à pied chez elle après son travail dans la bourrasque quand il s’était arrêté et lui avait offert de la ramener. Elle avait hésité; que dirait Popeye ? Elle risquait gros. En un instant, elle s’est dit qu’elle lui demanderait de s’arrêter  avant d’arriver chez elle pour que Popeye ne la voit pas descendre d’une autre voiture; mais finalement, toutes les lumières de la maison étaient éteintes, il n’y avait pas de danger. Elle avait répondu à ses questions par des monosyllabes et par la suite elle l’avait regretté, car après tout il essayait juste d’être aimable avec les autres; c’était son travail… un peu comme c’était le sien ! Ça l’amusait d’y penser.
Enfin, il y avait eu sa visite il y a deux semaines. Ça n’allait jamais bien dans leur couple, mais ces temps-ci, ça allait encore plus mal. Les cris et les coups se faisaient plus fréquents. Un dimanche, alors qu’elle marchait pour aller au travail, elle l’avait vu en train de retourner la terre en avant du presbytère pour aménager d’éventuelles plates-bandes. Ils s’étaient salués et il avait entamé la conversation. Comme ça lui était facile ! Et à nouveau elle s’était sentie stupide de ne pouvoir répondre convenablement. À la fin, il lui avait dit que ça lui ferait très plaisir de venir lui rendre visite pour poursuivre la discussion. Elle s’était figée, et sans doute avait-il remarqué sa réaction, car il avait marqué une pause. Mais elle n’avait pas été capable de dire non; elle s’était contenté de dire : « On verra », et était repartie.
Quand il avait sonné à la porte, elle faisait un peu de ménage dans le salon. Popeye était dans la cuisine en train de boire son café. Il lui avait dit bonjour et, malgré elle, elle l’avait fait entrer. Ça n’avait pas pris longtemps pour Popeye sorte de la cuisine comme un diable de sa boite.
-Vous êtes qui, vous ?
-Bonjour, je suis Sébastien Saint-Cyr, je suis le pasteur du village.
-Pis vous v’nez voir ma femme ?
-Je viens vous voir en tant que pasteur, je viens comme un ami.
-Ouais, ben vous êtes pas son ami, pis moé j’suis son mari !
-Je sais bien; si ma présence vous vous dérange, peut-être que je devrais m’en aller…
-Ouais, c’est ça !
Pendant toute une semaine, Popeye s’était vanté d’avoir remis le pasteur à place. Il se vanté de lui avoir montré ses biceps, de lui avoir dit ses quatre vérités; il se gaussait de répéter à satiété qu’il était parti sans demander son reste; il disait en s’esclaffant que le pasteur était parti « la queue entre les jambes », qu’il  avait même « pissé dans ses culottes » !

Micheline était mortifiée, mais que pouvait-elle faire ? La porte refermée, il l’avait empoignée par le bras et l’avait traitée de sale putain ! Elle s’attendait à se faire battre proprement, mais non, il l’avait lâchée et avait éclaté de rire. Juste à ce moment-là, elle passe devant le presbytère; il y a toujours une voiture de police, un policier monte la garde devant le cordon de sécurité. Il peut être coupable ! J’peux pas croire qu’il aurait fait ça ! Il est bête comme ses pieds, mais il n’est pas méchant. Ça doit être un accident, un accident stupide, comme on l’a dit.

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