lundi 13 avril 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

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                Paul regarde la voiture de sa fille s’éloigner et intérieurement lui souhaite bonne chance. Il se tourne vers l’agent Turgeon toujours de faction devant le presbytère en train de discuter avec un petit groupe d’adolescents, des filles, des garçons qui semblent bien agités.
-J’vous dis que vous devez rester derrière le ruban jaune ! Vous ne pouvez pas entrer.
-On veut pas entrer dans le presbytère, on veut juste regarder !
-C’est défendu…
Paul intervient : « Et puis de toute façon il n’y a rien à voir.
-Voici l’inspecteur Quesnel, il vous dira la même chose.
-Inspecteur, inspecteur ! On veut pas rentrer, on veut juste regarder par la fenêtre.
-Dites-nous ce qui s’est passé !
-Mais l’agent Turgeon vous l’a dit, il n’y a rien à voir.
-Mais le pasteur est parti à l’hôpital sur une civière. Il a bien du se passer quelque chose quand même !
-Tout ce qu’on sait pour l’instant, c’est qu’il a fait une très mauvaise chute dans son escalier, probablement hier soir, et qu’on l’a retrouvé ce matin.
-C’est vrai qu’il n’y pas de rampe à cet escalier; il n’a pas pu se rattraper.
-Tu connais la maison, toi ?
-On connait tous le presbytère, c’est là qu’avaient lieu les rencontres du groupe de jeunes; tous les deux vendredis.
-Vous étiez membres du groupe de jeunes de l’église ?
-Bah, il n’y a pas vraiment de membership. Sébastien avait commencé à faire des activités en automne, pis ceux qui voulaient venir, venaient; pas besoin d’être membre de l’église.
-Pis qu’est-ce que vous faisiez ?
-Quand il faisait beau on pouvait jouer dehors ou alors on avait des activités à l’intérieur, des jeux, des soirées cinéma; il louait des films pis ensuite on en parlait…
-Il nous faisait écouter de la musique; même des fois avec ceux qui sont musiciens, on jouait ensemble.
-On a fait plusieurs sorties en vélo : à Notre-Dame-de-la-Croix, au Lac-des-Sables, à Brookhill.
-Ouais, pis on planifiait une expédition d’une semaine jusqu’à Montréal en juillet. ON devait coucher dans des sous-sols d’églises.
-T’sais, comme il y a pas grand-chose à faire à Noyan, à part le club vidéo, on trouvait ça intéressant. On était sept, huit, neuf à chaque fois.
-De temps en temps aussi on avait des discussions.
-Des discussions ?
-Oui, ça pouvait être sur la pollution, sur la violence, sur les parents… toutes sortes de choses. On a même parlé de sexualité une ou deux fois.
-Ça a l’air que c’était bien ces soirées.
Cinq voix répondent :  « Oh oui !! »
-Sébastien, il était vraiment bon avec les jeunes; on n’avait jamais eu ça avant lui.
-Dites-moi une chose… Comment les autres réagissaient, disons les plus « vieux » ?
-Au débit, c’est vrai, les vieux aimaient pas ben ben ça. Mais bon, ils se sont habitués, faut croire.
-Je suppose que le pasteur avait, disons, des règlements.
-Des règlements ?
-Oui, comme pas d’alcool, pas de drogue…
-C’est sûr !! Y en jamais eu.
-Mais de la drogue, il doit y avoir à Noyan.
Les jeunes hésitent à répondre.
-Oui… c’est sûr.
Paul n’insiste pas.
-Est-ce qu’il y a une Micheline dans votre groupe ?
-Micheline ? Non ! La seule Micheline du village c’est la femme de Popeye !
-Popeye ?
-Oui, tout le monde l’appelle comme ça. En vérité, il s’appelle Lucien Groulx, mais son surnom, c’est Popeye.
-Bon, tout ça c’est bien beau, mais c’est vrai je ne peux vraiment pas vous laisser regarder; on est encore en train de faire notre investigation et il faut déranger le lieu le moins possible et ça comprend aussi l’extérieur.
-La scène du crime !...
Une jeune fille outrée se retourne vers celui qui vient de parler : « Pourquoi est-ce que tu dis ça, Antoine ?
-Bah… fâche-toi pas Jessica; j’disais ça d’même !
-Ben, on dit pas ça « de même » !
-Écoutez… Rentrez chez vous pour l’instant. Et demain en fin d’après-midi, après l’école, revenez, je serai là puis je vous donnerai des nouvelles si j’en ai.
-OK, c’est beau !
-À demain.

Pendant quelques instants Paul avait pensé qu’il pourrait finir la soirée au bar Chez Lemay. D’expérience il savait que les langues se délient assez facilement avec quelques verres ou quelques bières derrière la cravate. Il pourrait glaner encore quelques indices. Cette histoire de chute dans l’escalier lui semblait louche, et il voulait en savoir d’avantage. Grosso modo il adhérait à la thèse de sa fille sur le fait que le pasteur n’était pas tombé tout seul dans son escalier, qu’on l’y avait aidé. Mais il ne savait par combien d’individus s’étaient retrouvés au presbytère samedi dans la soirée, ni qui pouvaient-ils être. S’étaient-ils donné rendez-vous ? Y avait-il eu complot ? Est-ce qu’on avait manigancé cette intrusion ? Est-ce qu’on avait voulu lui faire peur ? Lui faire mal ? Voulait-on le faire fuir ? Lui faire quitter le village ? Et pourquoi ? Qu’est-ce qu’il aurait pu faire ?
Paul cherche un motif. Il était arrivé l’été passé. Et graduellement une idée commence à germer dans son esprit : serait-ce tout simplement une « banale » histoire de triangle amoureux ? Ce beau et jeune pasteur, séduisant et charmeur, venu de nulle part, bien de sa personne, a certainement du attirer les regards de ses dames ? Est-ce que c’était un coureur de jupon ? Il aurait fait le joli cœur et ça aurait mal tourné ? Aurait-il froissé un mari ou un conjoint jaloux ? Peut-être qu’ « il » s’était aperçu de la liaison et qu’il est allé lui faire savoir. Ce genre d’histoire doit bien arriver dans une petite communauté comme Noyan. Mais là, venant d’un étranger, c’était le comble. Il ne l’aurait tout simplement pas pris et serait allé voir le pasteur pour lui dire ses quatre vérités. Il n’y avait pas de témoins… Ou peut-être y en avait-il ?
Paul essaye de se remémorer les femmes dont il a été question durant la journée. Tout d’abord cette Nancy pour qui il composait une chanson… Nancy Fournier; il faudra aller la voir, c’est certain. Monsieur Joliat a dit qu’elle était la secrétaire de la municipalité; elle doit connaître pas mal de monde et pas mal de choses. Est-elle mariée ? Et ils auraient eu une liaison ?... Puis aussi les « jumelles Godin », dont le nom est revenu plusieurs fois, et qui auraient passé une nuit torride avec lui; elles aussi, il faudra les trouver. Qui a-t-il mentionné d’autre, ce jeune du restaurant ? Ah oui, la veuve DeMerritt ! La maîtresse d’école aussi. La coiffeuse comment s’appelait-elle ? Sandra ?... Non, Sonia. Puis il a dit Micheline. Qui est cette Micheline ? La femme de Popeye... Ah, et puis Vanessa lui a cloué le bec juste au moment où il parlait de Jess… Jess… Où est-ce que j’ai entendu ça ?... C’est ça ! la jeune fille du groupe de jeunes qui semblait la plus touchée par cette histoire s’appelait Jessica. Mais elle a à peine seize ans !... C’est impossible !... Ce serait donc pour ça que Vanessa ne voulait pas que l’autre en parle ?...
Dans un petit milieu comme Noyan, à peu près tout se sait, quelqu’un savait quelque chose. Mais même si on installait un poste d’information, Paul se doutait qu’il ne viendrait  probablement personne. Peut-être, après tout que la « rencontre » avec le mari jaloux, la « confrontation », s’était mal passée.  Paul savait que sa fille le reprendrait pour avoir utilisé cet anglicisme.
Ça a du mal tourner. Le pasteur a peut-être réagi. Peut-être que l’autre s’est mis en colère. Il l’a peut-être menacé. Il y aurait eu altercation. Peut-être après tout c’était vraiment un accident comme semble le vouloir monsieur Groulx… parce qu’il était là. Mais il ne peut pas être le « mari jaloux ».
Si tout ça est vrai, même en partie, Paul se dit que le pasteur a du laisser des traces, des lettres, des messages; quelqu’un sait quelque chose, c’est certain. Le téléphone et l’ordinateur vont nous en apprendre, devraient nous en apprendre sur ses déplacements, ses va-et-vient, sur ses fréquentations. Et puis il faut aller recueillir les témoignages de ces femmes et vérifier la véracité de cette hypothèse. Belle journée, demain, en perspective; on va certainement découvrir bien des détails intéressants.

Paul regarde le paquet qui renferme le l’agenda, téléphone et l’ordinateur du pasteur. Estimant qu’il n’obtiendrait sans doute rien d’autre de plus même en allant au bar Chez Lemay, Paul fait démarrer sa voiture. Il fait un signe de la main à Turgeon et s’éloigne satisfait. Il tourne à droite et prend la route pour retourner chez lui.

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