lundi 27 avril 2015

Le crime du dimanche des Rameaux
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La nuit est tombée sur Noyan après cette journée mouvementée du dimanche des Rameaux. Dans le ciel magnifiquement dégagé exempté de toute pollution  de cette région nordique brillaient des milliers d’étoiles; on pouvait parfaitement voir la grande et la petite ourse, le W de Cassiopée, Orion, le lion… Un certain calme semble s’être installé dans la petite municipalité, mais de nombreuses conversations de salon ou sur l’oreiller se déroulent. Même que plusieurs habitants du village ne trouvent pas le sommeil ou alors auront un sommeil agité, et ce ne serait pas pour contempler les constellations. Parmi ceux-ci, Laurent Groulx assis dans son salon un verre à la main.
-Finalement, la journée est finie; je savais pas comment ça s’passerait… La police finira bien par se dire que c’est un accident; comme que c’était. C’est sur ça qu’il faut insister; un accident malheureux mais un accident quand même. Il faut juste que Popeye reste tranquille quelques jours, mais ça, j’en fais mon affaire. Pis c’est un d’sa faute aussi. Y avait qu’à pas cruiser Micheline, maudit mal commode ! Je m’en serait bien passé. Pis ça c’est sans compter Nancy ! Elle, je sais pas trop ce qui faut en penser !... Est-ce que j’devrais aller la voir, cette pimbêche-là ?... Peut-être que c’est mieux pas… Ça lui mettrait la puce à l’oreille, pis ne plus la police finirait pas l’apprendre. La p’tite jeune, y’a pas d’problème, mais l’autre, là, l’inspecteur plus vieux, je ne sais pas si je l’ai convaincu. S’il revient demain, il faut que j’fasse plus attention… Ah, demain, j’ai toute une grosse journée. La première chose à faire c’est de contacter le consistoire et leur expliquer l’urgence de la situation. Ils vont probablement poser un paquet d’questions. Mais bon, il faudra bien qu’ils comprennent. Ça va être un coup dur pour la paroisse; d’après moi, on n’aura pas un autre pasteur tout-de-suite. Mais c’est ben d’sa faute aussi. J’comprends pas pourquoi il a fait ça. Ensuite ce sera la rencontre du Conseil. Ça, ça devrait mieux aller. Il faut juste écouter ce que j’dirai. Il va falloir téléphoner aux parents du pasteur aussi. J’demanderai au Consistoire de faire ça…
Laurent Groulx voit des phares de voiture approcher. Une voiture traverse le village.
-Mais… mais c’est la voiture de Nancy Fournier !? Qu’est-ce qu’elle fait dehors à cette heure-là celle-là ? Elle est quand même pas partie retrouver son chum !? Faudrait vraiment que je sache ce qu’elle manigance. Je sais pas si je devrais pas en parler à Popeye; après tout, il l’a connaît bien lui, ils ont vécu deux ans ensemble !... Pis c’est peut-être mieux pas !

Justement, non loin de là, dans sa maison, Popeye souffre lui aussi d’insomnie. Après la visite de son oncle en fin d’après-midi qui l’avait quand même un peu secoué, il avait tourné en rond nerveusement. Il avait engueulé son chien juste pour se défouler. Il n’avait rien à se reprocher, sauf les supposées menaces qu’il avait faites pendant quelques jours, mais même là, c’était des menaces en l’air. On peut pas m’arrêter pour ça. Quand à Micheline, je sais qu’elle dira rien. Elle est  mieux de rien dire. Comme pour se rassurer, vers sept heures, il était allé faire un tour chez Lemay, il avait pris deux bières avec des amis, mais sans trop entrer dans les conversations, sans répondre aux questions. Quand on l’interrogeait, il faisait le gars qui ne savait rien. Il savait se contrôler quand il le fallait; et il puis était reparti. Ce n’est pas Micheline qui les avait servis, et il n’avait pas cherché à lui adresser la parole. Elle sait bien qu’elle doit se tenir tranquille, celle-là. Revenu à la maison, il avait allumé la télévision, mais sans la regarder. Il ne pouvais même plus se payer RDS. Après tout, la bonne nouvelle, si on peut dire, c’est qu’il n’est pas mort, crisse.

À quelques maisons de là sur la rue principale, une jeune fille est allongée dans son lit, et elle sanglote. Elle est sûre que ce n’est pas un accident, et elle est à peu près sûre de connaître le coupable, mais elle ne peut pas aller le dénoncer ! Elle se dit que c’est à cause d’elle, oui, que tout est arrivé à cause d’elle. C’est de sa faute. Sébastien avait voulu l’aider et voilà ce qui est arrivé ! Elle sait que ce n’est pas Denis, il n’aurait jamais pu savoir ce qui s’est passé; il ne savait rien. C’est vrai, elle avait cassé avec lui, c’est vrai qu’il lui en voulait, c’est vrai qu’il lui en voulait, c’est vrai qu’il n’aimait pas Sébastien, mais quand même, jamais il n’aurait pu se venger de cette façon. Mais son père, lui, il savait ! Il avait découvert ce qui s’était passé et quand il l’avait appris, il était entré dans une colère noire ! Il avait tout cassé dans la maison ! Il avait crié comme un démon. Il l’avait frappée et il avait bousculé sa mère qui voulait la défendre. Elle avait été obligée de lui dire que Sébastien… Et c’est là qu’il avait dit qu’il s’en prendrait au pasteur, cet écœurant ! Son propre père ! Jessica est mortifiée. Tout ça, c’est de sa faute. À qui donc pourrait-elle parler ? Elle ne pouvait pas aller à la police et leur raconter ce qui s’était passé !... Elle a déjà fait assez de mal comme ça, est-ce qu’il faut qu’elle en fasse encore plus ?

Au rez-de-chaussée, Jérôme est affalé dans un fauteuil, dans le noir. Les émotions lui font grincer des dents. Il se dit que toute cette histoire prend une tournure imprévue, désagréable; complètement exagéré. Ma propre fille ! C’est sûr que ce n’est pas la première à qui ça arrive, mais avec le pasteur ! Comment ça va finir tout ça ? Si j’avais su… Mais c’est d’sa faute aussi; pourquoi est-ce qu’il n’a pas laissé ma fille tranquille ? Qu’est-ce que la police peut trouver contre moi ? Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir dire si elle remonte jusqu’à lui ?... Il dira la vérité, c’est tout; en fait, il dira la vérité qui est bonne à dire. La vérité qui le concerne, la vérité qui est la sienne… Pour le reste, il n’en sait rien ! Et ce n’est pas son problème, et puis il n’a pas envie de le savoir ! Il ne veut pas s’en mêler. Jérôme se dit que tout coussins qu’ils sont, il n’a pas envie de se frotter à Popeye.

Ce soir, Micheline travaille comme dans un état second. Ça a été une journée qui lui a brassé les émotions, elle pour qui ça n’en prend pas beaucoup, et qui n’est pas encore finie : elle doit faire son travail, faire ses huit heures du mieux possible, répondre aux clients, prendre les commandes, les servir, et surtout ne pas répondre aux questions, ni aux insinuations. À chaque fois qu’on l’appelle, elle se dit qu’on va l’accuser. Elle sert les clients déambulant entre les tables sur le moteur automatique. Quand elle est arrivée, les filles lui ont juste demandé comment ça allait. Quand Popeye est entré, elle n’a eu aucune réaction. C’est comme si elle ne l’avait pas vu. Il pouvait bien crier, gueuler, hurler tant qu’il pouvait, même la frapper devant tout le monde elle serait restée de glace. Mais il n’a rien fait, il ne s’est même pas approché d’elle. Il est près d’onze heures : encore trois heures et je pourrai rentrer. Mais ça m’tente pas de rentrer. C’est sûr qu’à un moment donné ou l’autre la police va venir la voir. Ils sont pas fous. Toute à ses pensées inquiètes, elle ne s’aperçoit pas qu’un inconnu, à une table dans un coin, l’observe très attentivement en sirotant sa Fin du monde.

Nancy aussi comme Micheline est discrètement observée et elle non plus ne s’en aperçoit pas. Elle est rentrée de l’hôpital elle aussi un peu comme une somnambule, comme sonnée, en pensant à cette conversation, surtout la dernière partie, avec l’officière de la Sureté du Québec. Comment s’appelle-t-elle encore ? Roxanne… Roxanne Quelque chose-Dumont. En la quittant, elle lui a donné sa carte qu’elle a négligemment mise dans son sac à main. La voiture tourne dans l’entrée entre les deux rangées de grands pins blancs. Au bout de cinquante mètres, Nancy tourne à droite et arrête la voiture. La voilà chez elle, dans son nid à elle. Mais elle sait qu’il n’y trouvera pas de repos. Pourquoi a-t-elle refusé de parler de Popeye ? Pour se protéger ? Pour le protéger ? C’est ridicule après tout, pourquoi le protéger si c’est lui le coupable ? De toute façon, s’il fallait qu’elle compte les fois où, avant, elle aurait pu et dû appeler la police, il serait en prison pour de vrai aujourd’hui, et Sébastien serait avec elle et ils passeraient la nuit ensemble. Les larmes lui viennent aux yeux; elle essuie ses joues machinalement. Elle ouvre la porte arrière de sa maison. Avant d’entre, elle se retourne et s’attarde à regarder le lac dans lequel se reflètent les étoiles. Elle lève les yeux. Quel bel endroit ! Quelle quiétude ! Jamais on ne pourrait penser qu’un tel drame vient de se produire. Que c’est triste ! Il aimait cette vue. Il aimait ce havre de tranquillité. Nancy entre. Elle allume la lumière, se déchausse, jette ses clés et son sac sur la petite table; elle se met à déambuler dans la maison. Et maintenant ? Qu’est-ce que j’peux faire ? Ça allait si bien entre nous; on aurait été si heureux. Si c’est lui qui l’a fait, il va payer pour ! Demain, je téléphone à la policière, sûr et certain ! Nancy ouvre le réfrigérateur, elle s’aperçoit qu’elle n’a presque rien mangé de la journée; elle prend un pot de yogourt, mais après deux bouchées elle sent que ça ne passera pas. Elle remet le pot dans à sa place. Elle éteint la lumière et monte l’escalier; il n’y a plus qu’à se déshabiller et se mettre au lit…

De l’autre côté du lac, Raymond a tout vu, ou presque. Il ne peut pas tout bien distinguer bien sûr à cause de l’obscurité, mais de l’intérieur de son cabanon, il a vu – enfin ! après des heures d’attente – la voiture arriver et se stationner. Il se sent tout ankylosé, mais ça en valait la peine. Il a vu Nancy descendre de sa voiture et rentrer chez elle. Il a vu les lumières s’allumer et s’éteindre au gré de ses allées et venues. Et finalement la lampe de sa chambre.
-Au moins, ce soir, elle sera pas avec lui.

À son tour, il rentre chez lui se coucher.

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