lundi 26 juin 2017

Un lieu de repos
Chapitre 13

                La journée de la veille avait n’apporté à Paul que frustrations en tous genres et perplexité carabinée, et il ne se doutait pas que cette journée de vendredi qui commençait allait lui être fertile et surprises… des bonnes et de très bonnes !
                Il était dans sa voiture et roulait vers Papineauville pour se rendre à ses quartiers au poste de la Sureté du Québec. La route était quasi-vide. Il croisait quelques camions de livraison de victuailles ou autres fournitures déjà à l’œuvre. Une aube grise de début d’un automne précoce se levait. Une légère brume apparaissait sur l’Ouataouais qui rendait l’atmosphère de ce petit matin plus terne encore. Les champs étaient humides d’une rosée chatoyante, mais cela ne faisait qu’ajouter à son malaise.
                Malaise qu’il avait partagé avec sa Juliette hier soir, même qu’elle n’avait pu dissipé. Quand il l’avait appelée pour lui dire qu’il ne pourrait pas rentrer la voir, elle avait dit, comme il l’espérait, qu’elle viendrait le rejoindre. C’est lui qui devait normalement aller la retrouver chez elle dans sa maison de Lac-des-Sables. Depuis quelque temps, il prenait, de temps en temps, des vendredis de congé. Quand la semaine était calme, et que rien n’exigeait sa présence au poste, il partait le jeudi chez Juliette pour une longue fin de semaine de trois jours. À ce moment, littéralement, il se sentait revivre. Il concédait aisément à Juliette d’avoir plus le sens artistique, - ce qui n’est pas difficile ! -, d’avoir plus d’imagination, de savoir transformer le monde d’un claquement de doigts. Elle lui avait fait découvrir le vrai plaisir de lire un bon livre de huit cents pages, un roman de Gogol ou de Houellebecq, de Gabriel Garcia Marquez ou de Gabrielle Roy, ou encore d’Émile Zola; il avait presque pleuré en lisant L’attrape-cœurs de Salinger; par contre, il avait été trop déstabilisé par le style de Réjean Ducharme pour apprécier L’avalée des avalés. Il venait de commencer la série des rois maudits, Maurice Druon, qu’il trouvait magnifique.
                Puis il y avait les classiques du cinéma; il n’était pas aussi ignorant dans ce domaine que pour la littérature, mais Juliette avait le don de trouver dans l’aurore de télévision, les bons films, qui passaient en fin de soirée. Récemment, ils avaient (re)vu 2001 : Odyssée de l’espace, Mon oncle Antoine, ou encore Le Château de ma mère de Marcel Pagnol. Ils essayaient aussi d’aller régulièrement dans ces musées. Il y avait un siècle que Paul n’était pas allé au Musée de la civilisation à Gatineau, pourtant à une demi-heure de route de chez lui. Juliette et lui avaient parcouru longuement et lentement toutes les nouvelles salles sur l’art amérindien. Il se fredonnait le refrain de Jean-Pierre Ferland : « Même avec deux yeux, j’vois pas tout c’que j’veux ! »
                Le seul domaine dans lequel Paul se sentait assez sûr pour impressionner sa belle était la cuisine. Et elle le laissait faire. Elle savait bien qu’il faire bien d’autres choses que des saucisses sur le barbecue. La semaine dernière, il avait un lapin à la moutarde, avec lardons et champignons, persil, échalottes, ail et thym et bien sûr la crème 35%... un délice ! Et comme dessert, de simples coupes de fruits avec yogourt nature et un soupçon de grenadine, Pas compliqué, mais papilles gustatives en pâmoison garanties !
                Il était revenu tard hier soir… Il lui avait dit qu’il ne pourrait pas se rendre chez elle, et elle était venue l’attendre chez lui. Ils n’avaient soupé que d’une salade aux noix et aux canneberges, et d’un rapide riz aux légumes. Pendant la confection du repas, et pendant qu’ils mangeaient il lui avait raconté sa journée et lui avait partagé sa frustration.
                -Vraiment, ça ne tient pas debout ! Je n’ai pas le moindre petit bout de commencement de piste ! Pourquoi sont-ils partis comme ça se promener dans le sentier en prenant leurs choses avec eux ? Qui leur voulait du mal ? Ça ne peut quand même pas être les bonnes sœurs ! C’est aussi opaque qu’un romand de Réjean Ducharme !
                -Laisse Ducharme en-dehors de tout ça, mon chéri !
               
                La nuit n’avait pas apporté conseil, et le fait de devoir aller travailler ce vendredi n’arrangeait pas les choses. À son arrivée, on lui fait le rapport habituel de la nuit, qu’il écoute sans vraiment s’y intéresser.
                À son bureau, il allume l’écran de son ordinateur pour répondre aux messages d’urgence. Il envoie un mémo d’une rencontre d’équipe à neuf heures pour faire le point.
Mais quinze minutes avant, Josée Bourdages rentre dans son bureau. Paul apprécie son travail et sa personnalité; elle est une autre de ces jeunes femmes vives et talentueuses qui commencent à se répandre et à enrichir les corps policiers.
Sans trop de préambule, elle commence :
-Chef, j’ai fait les recherches demandées sur le couple Madeleine Chaput et Antoine Meilleur. D’une certaine façon, ce sont des célébrités !
-Des célébrités ! Qu’est-ce que tu veux dire ?
-Je vais résumer, mais c’est une histoire complexe qui s’étend sur plus de vingt ans. En bref, Antoine Meilleur a fait une entrevue dans un journal local, il y a vingt ans sur les abus sexuels qu’il aurait subi quand il fréquentait un collège géré par des religieux à Granby. Et ça a fait boule de neige ! Des avocats ont flairé la bonne affaire et se sont « portés à son secours ». Il a accepté d’être le cas-type des tous les jeunes garçons qui auraient été abusé, sexuellement, physiquement ou psychologiquement, comme lui dans l’institution en question. Ils ont fait des annonces, des recherches et ils sont arrivés au chiffre mirobolant de 263 ! Ça devenait une Grosse affaire… Pendant ce temps, les frères ont essayé de s’arranger avec Meilleur, mais lui s’est braqué, et il en a rebeurré épais dans les médias. Il a menacé de les poursuivre individuellement, de poursuivre toute l’Église catholique. Il a joué sur le pouvoir de la victime, et il savait qu’il pouvait gagner gros. En plus, les procédures judiciaires ont pris un temps fou à s’engager; il y a eu de la bisbille entre lui et les autres victimes d’un côté et les avocats, surtout que bien des victimes voulaient obtenir plus que les premières sommes mentionnées. Puis, Meilleur a failli être lâché par les autres, parce qu’on l’accuser d’agir en dictateur, qu’il contrôlait l’information, qu’il voulait tout garder pour lui, etc… Une fois, il y a même eu une bagarre, mais personne n’a porté plainte. En tout cas, vous voyez le portrait… Pis je résume, parce que ça dure depuis vingt ans.
-Continue, je t’écoute très attentivement.
-Finalement, il y a six ans, le procès a commencé. Au début, l’affaire a été instituée à Granby, mais pour toutes sortes de raison notamment de l’ampleur de l’affaire, elle a été transférée à Sherbrooke, donc nouveaux délais. Puis ça a été le défilé et les témoignages des témoins… non, ça ne marche pas : le défilé et les témoignages des victimes. Et là, le jugement est tombé il y a peine un mois; les frères sont condamnés à une peine exemplaire à trente-six millions de dollars !
-Trente-six millions !
-Oui; exactement, trente-cinq millions huit cent cinquante dollars qui devront être répartis aux 215 victimes (il y a eu des témoignages jugés frivoles ou irrecevables). Une fois le frais de juridiques payés ça fera environ 150 000 dollars chacun. Mais la répartition des indemnités dépendra des sévices, des années de fréquentation scolaire, etc. Ça aussi ça va prendre un bout de temps.
-Est-ce que les frères pourront payer ?
-C’est la grosse question. En principe en liquidant leur biens-meubles, oui, ils pourront réunir la somme… À moins d’aller en appel non pas du verdict mais de la somme à laquelle ils sont condamnés. Mais rien n’indique qu’ils vont le faire.
-Et tout ça c’était public ?
-En fait, les grandes lignes du procès ont été publiés dans les médias, comme tout le monde on en avait entendu parlé, mais on a dû fouiller un peu dans les dossiers judiciaires pour trouver les détails.
-Bon travail, excellent travail. Tu me prépares une présentation pour la rencontre qui a lieu… (Paul regarde sa montre), maintenant !
-C’est déjà fait chef; tout est prêt. Marc-Antoine a aussi beaucoup aidé, on va le faire à deux.
-Je vous félicite.

Sans ces nouvelles informations, la rencontre d’équipe aurait été passablement ennuyeuse, mais elle s’était déroulée dans l’effervescence générale. Chacun et chacune y allant de ses commentaires, de ses suggestions. Maintenant, l’enquête prenait une toute autre tournure; la question qu’il fallait se poser, qui devenait la question centrale était : l’affaire des poursuites judiciaires des cas d’abus sexuels et physiques était-elle reliée à la mort d’Antoine Meilleur et de sa conjointe Madeleine Chaput ? Il fallait creuser de ce côté. Et il y a tant de nouvelles pistes à explorer.
Paul doit décider qui il enverra à Granby. Peut-être ira-t-il lui-même ? Il faudra dresser la liste de personnes à aller interroger ? Il demandera aussi à Josée et Marc-Antoine de voir ce qu’ils peuvent trouver dans les antécédents judiciaires des intervenants. Y a-t-il des gens au passé criminel là-dedans ?
Qui pouvaient être le ou les coupables ? Des religieux qui n’ont plus rien à perdre ? Des gens parmi les victimes insatisfaites du résultat et du jugement ? Quelqu’un qui en veut à Antoine Meilleur ? Quelqu’un parmi ceux dont les témoignages ont été écartés et qui veulent se venger ?...

En fin d’après-midi, Paul a beaucoup avancé dans ses démarches. Il a contacté son homologue de Granby pour prendre ses dispositions, il a constitué son équipe qui ira sur place... Et il faut bien sûr faire rouler le poste de police pour les autres aléas du quotidien. Son téléphone sonne. C’est Jocelyne à l’accueil.
-Chef, il y a quelqu’un pour vous à l’accueil.
-Pas un journaliste, j’espère !
-Non, non, c’est pas un journaliste. Venez voir.
-Mais je suis très occupé avec cette enquête de deux morts de Plaisance.
-Justement, je suis sûre que ce « quelqu’un » pourrait pourra considérablement vous aider dans cette enquête.

-Pardon ?

lundi 19 juin 2017

Un lieu de repos
Chapitre 12

                L’après-midi s’achevait; la majorité des agents de Paul étaient partis ou bien rangeaient leur matériel et s’apprêtaient à quitter les lieux. Les curieux étaient toujours. Plus tard, Paul nommerait une équipe de garde pour veiller à préserver les lieux pour la nuit. Il décide aussi que poste de commandement devra rester au moins encore deux autres jours. Un appel avait été lancé dans les médias locaux à toute personne pouvant offrir des informations; il fallait bien passer par là, même si c’était toujours une arme à double tranchant : pour une seule bribe d’information pertinente il fallait en vérifier dix autres qui ne menaient à rien.
Environ une demi-heure après, Isabelle vient le retrouver avec un bol de soupe.
                -Mmmmm… Ça sent bon ! Où est-ce que tu as trouvé ça ?
                -Je l’ai simplement demandé aux femmes qui s’occupent de la cuisine; la clientèle est partie mais elles ont quand même préparé à manger, elles doivent au moins nourrir les religieuses.
                -Tu es un ange.
                -Oh, je fais ça surtout parce que Roxanne m’a bien recommandé de prendre soin de vous pendant son congé ! Elle ne veut pas que son vieux père tombe malade, et nous, on ne veut pas que notre « meilleur-patron-du-monde » dépérisse !
                Paul prend une cuillérée de soupe.
                -Ouais… Le « meilleur-patron-du-monde » comme tu dis, est un peu dans l’impasse. Je ne sais que penser de toute cette histoire; vraiment, je n’arrive pas à saisir le quart-de-la-moitié-du-début d’un commencement de motif ! Pour moi, ça ne rime à rien !
                -Mais, patron, nous n’en sommes qu’au premier jour… Ça peut prendre du temps, c’est vous qui nous le répétez toujours. Et puis peut-être que les appels aux informations vont donner quelque chose.
                -Peut-être oui; mais tu sais ce que c’est : il y a dix ou vingt fausses pistes qui ne donneront rien pour un seul qui sera productif.
                -Je sais, et il faut tout vérifier.
                -Mmmm, elle est vraiment bonne cette soupe.
                Paul prend le temps de la manger. Il sait qu’il devrait appeler Juliette pour lui dire qu’il rentrera tard, et il ne sait pas pourquoi il ne le fait pas. Les vieux réflexes d’indépendance et d’autonomie qui reviennent au galop.
                Son bol terminé, il interpelle Isabelle :
                -On va voir la chambre.
               
                Ils se font ouvrir la porte par sœur Annette.
-Bonsoir inspecteur !
-Il n’y pas beaucoup de monde ce soir…
-Non; les gens ont annulé leur séjour. C’est dramatique. Je reste ici juste au cas où…On espère toutes que vous règlerez cette histoire le plus vite possible, parce que si ça continue comme ça, on sera obligé de fermé notre petit ermitage.
-J’espère que vous ne devrez pas en arriver là… On va juste jeter un coup d’œil à la chambre numéro 5.
-Oui, oui; vous connaissez le chemin

-Tiens, Turgeon tu es toujours là fidèle au poste !
                -Oui, patron; je n’ai pas bougé.
                -As-tu pris le temps de mangé au moins ?
                -Oui, oui, je me suis fait remplacé par Sébast à midi.
                -Je suis sûr que si tu vas faire de l’œil à la cuisinière elle va t’offrir un beau bol d’une soupe délicieuse.
                -Surtout que la soupe, ça fait grandir !
                Isabelle ne peut s’empêcher de pouffer.
                -Bon, bon… Vas-y et reviens ici quand tu auras fini. Oh, rien à signaler de la journée ?
                -Non, à part l’équipe technique qui est venue prendre les empreintes digitales et puis les gens qui sont venus chercher leurs affaires un après l’autre; ils ont à peu près tous jetés des coups d’œil inquiets, inquisiteurs, vers moi; un ou deux ont posé des questions, mais peut-être juste pour la forme; je crois que la plupart étaient bien contents de pouvoir quitter les lieux.
                -Tu n’as rein remarquer de particulier ?
                -Non, ils ont pris leurs valises. Pour certains ça allait assez vite, pour d’autres ça prenait plus de temps; ils devaient ramasser toutes les affaires, sans doute. Mais je n’ai rien remarqué qui aurait pu paraître suspect.
                -Et les femmes de ménage ?
                -Elles étaient deux; elles sont venues en début d’après-midi, elles aussi en jetant bien des clins d’œil interrogatifs; mais elles connaissent leur travail, ça a été assez vite. Elles se sont concentré sur ce qu’elles devaient faire.
                -Personne n’a essayé d’entrer ?
                -Non personne, mais…
                -Mais quoi ?...
                -Bien, pendant que les femmes de ménage rangeaient les chambres, une bonne sœur, la mère supérieure ou quelque chose comme ça…
                -Sœur Gisèle ?...
                -Je ne sais pas son nom, mais elle est venue pour voir comment se déroulait le travail, le ménage; mais je suis sûr que ce n’était qu’un prétexte.
                -Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
                -Et bien, son attitude; elle regardait dans les chambres, mais sans vraiment s’y intéresser. Elle a dit quelques mots aux filles, comme « Ça avance ? », puis elle m’a dit : « Vous êtes toujours là ? » Comme si je la dérangeais. Je ne savais pas vraiment comment réagir. J’ai pris ça un peu sur le ton de la blague : « Eh oui, les ordres sont les ordres ! » Et elle n’a pas apprécié, non pas du tout ! Elle m’a jeté un regard noir. Si j’étais paranoïaque je dirais qu’elle voulait m’assassiner.
                -Tu te moques de moi…
                -Non, non; j’exagère juste un petit peu.
                -Sœur Gisèle serait donc venue ici durant la journée… Et ensuite qu’est-ce qui s’est passé ?
                -Rien; elle avait ses clés dans la main, comme ça, et elle a regardé encore dans une ou deux portes juste « pour faire semblant » puis elle est redescendue. C’est tout.
                -Et d’après toi, elle aurait voulu entrer dans la chambre.
                -J’en suis sûr, chef.
                -Bon, on va voir ça. Va te chercher un bol de soupe; tu l’as bien mérité.

La chambre est comme Paul l’avait vue le matin; les rideaux étant ouverts, mais le soleil maintenant de l’autre côté du bâtiment ne l’éclaire plus autant. Il y règne une certaine moiteur. Les couvertures avaient été tirées sur le matelas, sans qu’on prenne le soin de border le lit. Les deux petites valises sont là; l’une sur une petite table sous la fenêtre et l’autre posée par terre. Celle qui est sur la table est ouverte. Paul regarde sous le lit, ouvre l’armoire, ouvre chacun des tiroirs de la commode. Pendant ce temps, Isabelle soulève les couvertures, mais non il n’y a rien non plus dans le lit.
-Bon, on sort nos gants et on fouille les valises. Je te laisse celle de la femme je prends l’autre.
Paul déballe les quelques effets qui se trouvent dans la valise : des vêtements, un nécessaire à toilette, des revues sur les motos, du courrier...
-Ils avaient pris leurs portefeuilles avec eux tous les deux.
-Oui, et leurs téléphones cellulaires.

-Je ne comprends pas plus; non vraiment je ne comprends pas plus !

lundi 12 juin 2017

Un lieu de repos
Chapitre 11

                Comme prévu l’équipe technique a terminé son travail de fouilles minutieuses dans le milieu de l’après-midi et comme l’avait laissé deviner Sébastien Dumoulin les recherches n’ont pas donné grand-chose; on a ramassé des papiers-mouchoirs considérablement détériorés par les intempéries, quelques détritus comme des emballages de barres tendres, des petits décapsuleurs de cannette de boissons gazeuses… On avait aussi des petits objets, mais que rien ne semblait relier aux deux victimes : un pendant d’oreille de jeunes filles, un sifflet en plastique, et même un dé à coudre à moitié rouillé.
                -Le terrain est bien entretenu et régulièrement nettoyé; ce sont de toutes des petites choses qui passent inaperçues et qu’on a oublié de ramasser; qui sont passées, comme on pourrait dire « entre les griffes du râteau ». On va en faire les analyses au microscope, mais d’après moi, ça ne donnera rien.
                -Vous avez fait tout ce qui était possible, toi et ton équipe, ne peut que constater Paul. Vous pouvez tout remballer et partir.
Paul a aussi dû libérer tous les locataires, l’un après l’autre. À première vue, rien ne semble les relier aux deux victimes. Certes il faudra faire des recherches plus poussées dans les registres policiers et judiciaires et même administratives de leurs villes d’origine, faire des recoupements sur les emplois qu’ils ont occupés, les voyages qu’ils ont faits, les lieux où ils ont habité, les écoles qu’ils ont fréquentées, les amis ou les connaissances qu’ils pourraient potentiellement avoir en commun. Tout un travail long et fastidieux et parfois frustrant et tout à fait invisible, dont personne n’a jamais connaissance. Les gens pensent souvent que pour une enquête il suffit de bien observer, de bien réfléchir pour arriver à tout résoudre instantanément. Tout le monde ignore l’énorme labeur caché, qui ne se voit pas, qui se fait en arrière de la scène, qui prend des heures et des jours, et qui est pourtant essentiel…
Les curieux sont toujours là, massés derrière le cordon de sécurité, trépignant d’excitation. Ils vont rester là toute la soirée et d’autres prendront la relève. Les voitures de polices sont presque toutes parties. Paul a renvoyé au poste la majorité de ses agents n’en gardant sur place que quatre, dont Isabelle, pour assurer la sécurité des lieux.
Il faudra aller fouiller sur leurs comptes facebook et les autres réseaux sociaux sur lesquels ils sont présents. Et aller fouiller leur passé… notamment le passé de Martin Brisson. Pourquoi s’être arrêté au Gîte du Pèlerin ? Pourquoi justement la même journée où s’y trouvaient également Madeleine Chaput et Antoine Meilleur ? Est-ce juste une coïncidence ? Et pourquoi cette insistance presque toxique à partir de nuit ? Instance qui a failli faire dérailler leur expédition ? Est-ce qu’il voulait fuir quelque chose ? Et, durant toutes ces années dans la sécurité, il a dû tremper dans bien des affaires illicites ? Impossible… impossible qu’il en soit autrement…
Ses pas le ramènent vers le banc où les deux corps ont été retrouvés à l’extrémité du Sentier du pèlerin. Il le fixe intensément. Il récapitule la suite des événements. Cinq des cyclistes seraient partis faire le tour du sentier en soirée; puis ils seraient rentrés pour aller se coucher. Se sont-ils assis sur ce même banc ? Ont-ils pris des photos ?... Hey, je n’ai pas vérifié ça !... Peut-être y aurait-il dans ces photos des indices, des détails importants !... Punaise de punaise ! Il faut absolument vérifier… Je vais envoyer quelqu’un pour aller vérifier… Où ont-ils dit qu’ils s’arrêteraient ? Ah oui, Montebello. Ça ne devrait pas être trop difficile de les retrouver… Puis plus tard dans cette soirée d’hier, ça aurait le tour du couple Chaput-Meilleur de venir faire un tour. À quelle heure sont-ils sortis ? Ont-ils été suivis ? Qui était de garde le soir ? Sœur Annette, il faudra le lui demander…Est-ce que d’autres des locataires sont allés se promener ?... Isabelle le leur a demandé, mais ils ont dit qu’ils n’avaient rien vu…
-Pardon, monsieur l’inspecteur…
Il sursaut légèrement. Sœur Gisèle est à côté de lui; il ne l’a pas entendue venir.
-Oh, pardon, je ne voulais vous déranger…
-Ça ne fait rien. Qu’est-ce que je peux faire pour vous, sœur Gisèle ?
-C’est que, vous pensez bien, notre train-train quotidien complètement chamboulé… Nous ne savons pas si nous pouvons reprendre nos activités normales. Toute notre clientèle est partie et maintenant les chambres sont vides. Je ne sais ce que dois dire à notre personnel, si les filles peuvent faire le ménage des chambres et les préparer pour les prochains pensionnaires… Dois-je accepter les réservations de ce soir ? Qu’est-ce qu’on doit dire aux gens qui appellent ? Le téléphone ne dérougit pas…
-C’est vrai… Pour ce qui est des chambres, vous pouvez y faire le ménage sauf bien sûr dans celle qu’occupait le couple Chaput-Meilleur, bien sûr, qui doit rester verrouillée. Pour les gens qui appellent, je ne sais pas ce qu’ont raconté les médias, mais dites-leur la vérité ! Vous pouvez les recevoir, ça va; je ne crois pas que nous aurons besoin de faire de plus amples perquisitions à l’intérieur, mais le sentier restera inaccessible pour au moins tout aujourd’hui et la journée de demain.
-Mais bien des gens viennent exprès pour faire le Sentier des Pèlerins !... C’est l’un des attraits principaux de notre centre de repos…
-Sans doute, mais confidence pour confidence j’ai encore beaucoup trop de questions en tête. Je vais tâcher de le libérer le plus vite possible, mais vous comprendrez que les circonstances sont exceptionnelles.
-Je le sais; notre petite communauté est passablement perturbée par tous ces événements; nous essayons bien de nous rassurer les unes les autres mes compagnes et moi. Heureusement qu’il nous reste la prière.
-Oui… en effet… Ah, sœur Gisèle, je sais que nous lui avons déjà parlé, mais je voudrais m’entretenir à nouveau avec sœur Annette.
-Très bien je vais aller la chercher.
Ils marchent lentement quelques instants côte à côte en silence. Quelques oiseaux chantent tout près.
-Inspecteur…
Paul sourit toujours intérieurement quand on l’interpelle ainsi.
-Oui ?
-Voulez-vous mon avis ?
-Oui, bien sûr.
-Je crois qu’il se sont suicidés.
-Et qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
-Nous en avons parlé entre nous; bien sûr, on ne pouvait pas s’en empêcher, et il ne faut pas croire que les religieuses vivent à l’extérieur du monde. Nous en constant contact avec les gens, des gens qui viennent de partout, des gens de toutes les tendances; nous connaissons bien la nature humaine. Il ne fait pas croire que nous sommes des automates arriérés qui n’ont aucune émotion. Et, en parlant de ce qui est arrivé, nous ne croyons pas possible que quelqu’un se soit introduit dans ce lieu de repos pour commettre sciemment, intentionnellement deux meurtres. Ça ne se peut tout simplement pas !
-Je ne sais pas, répond Paul à sœur Gisèle sans trop réfléchir, si je connais aussi bien que vous la nature humaine, mais il y une chose que je peux vous dire : c’est que durant ma carrière j’en ai vu des choses qui ne se pouvaient tout simplement pas et qui pourtant étaient bel et bien arrivées.

Sœur Annette n’apprendra pas grand-chose de plus à Paul. 
« Oui, dira-telle, peut -être que certaines personnes sont sorties dans le sentier, mais moi je quitte mon poste à 21 heures. Les gens ont leurs clés qui et la même pour ouvrir leur chambre et la porte de côté. »
-Et avant 21 heures ?

-Avant 21 heures, il y a eu bien sûr le groupe des cyclistes… et plusieurs autres personnes aussi, mais juste après souper. Bien des gens aiment aller faire le sentier après avoir mangé. Mais j’ai l’impression qu’ils sont tous rentrés avant 21 heures, avant que je parte pour les vêpres.

lundi 5 juin 2017

Un lieu de repos
Chapitre 10

                Paul a invité les agents de son équipe à faire une pause, ne serait-ce que pour aller aux toilettes ou pour casser la croûte. Ils n’avaient pas arrêté depuis leur arrivée à Plaisance tôt le matin, et tout le monde avait besoin de se reposer pour rester efficace. Plusieurs d’entre eux et elles sont allés dans un petit restaurant du village, qui sert des repas sur sa terrasse, et ils n’ont pas passé inaperçus. Certains avaient leur lunch avec de la salade de thon, du taboulé ou encore des légumes avec trempette. Paul se souvient de ses débuts dans la police, alors que le milieu était beaucoup plus un monde d’hommes que maintenant, et des hommes qui, pour la grande majorité, aimaient bien montrer leur virilité. Et l’un des traits de cette virilité affirmée était certes de manger de la « nourriture de gars », c’est-à-dire tout ce qui était bourratif, gros et gras, épais et même coriace. Ça allait de la pizza toute garnie aux hamburgers en passant par la poutine et les « smoked meat », comme on disait alors. Et on enfilait des cafés bien fort ou des boissons gazeuses pour faire passer le tout avec force renfort de gros rots bruyants…
                Paul voit bien que le régime alimentaire de ces jeunes agents a bien changé et que maintenant, ils et elles, et surtout elles, font attention à leur alimentation. Tellement que maintenant c’est celui qui ne se nourrit que d’hamburgers dont on se moque et sur lequel plaisantent les mangeurs de bonne soupe aux légumes.
                Paul a sonné la pause, en ne laissant que trois d’entre eux pour garder les lieux. L’équipe technique n’a pas encore fini son travail de recherche, mais ça avance bien. Plusieurs des curieux aussi sont partis manger… vite remplacés par un autre groupe aussi fureteur que le premier. Les journalistes sont là aussi, qui mettent leurs micros sous le nez des cyclistes qui ont enfourché leurs vélos. Pour des gens qui étaient pressés de repartir… mais qui peut résister à un micro ou à une caméra ? Qui ne rêve pas d’avoir son petit quart d’heure de gloire ?… Paul sait que devra les affronter. Son estomac attendra encore un peu.
               
                Dans le lot mouvant et remuant de journalistes, il reconnait en première ligne, Simon-Pierre Courtemanche, toujours là, probablement arrivé avant les autres, un petit homme à moustache, le journaliste des faits divers d’Au courant, l’hebdomadaire de la région de l’Outaouais. Toujours bien informé celui-là; il a vraiment un sixième sens pour flairer la bonne histoire. Mais Paul se dit qu’il fait tout de même son travail honnêtement, cherchant consciencieusement à informer son public le mieux possible. Et il a beaucoup d’intuition; il sait poser les bonnes questions. Paul se dit même que parfois ses inspirations lui ont ouvert à lui des avenues auxquelles il n’avait pas pensé au premier abord, et qui se sont avérés très fructueuses. Simon-Pierre Courtemanche est un journaliste qui à l’ancienne mode. Il n’a jamais pu, ou jamais voulu se convertir aux gadgets modernes, aux appareils cellulaires qui font tout à la fois, filmer, enregistrer, photographier, fournir des cartes du monde, etc, etc… Il prend plutôt des notes à la main dans un petit calepin noir. Mais comme il fait un excellent travail, son patron le laisse travailler à sa façon. Simon-Pierre Courtemanche a bien un appareil de téléphone cellulaire mais seulement pour être rejoint en cas d’urgence; lui ne l’utilise que rarement pour faire des appels.
Paul remarque aussi sur les caméras le logo des diverses chaines de télévision, notamment les chaines d’information continue. Il va certainement passer aux prochains bulletins de nouvelles. Alors qu’il s’approche, il y a une légère bousculade; les membres de la presse jouent du coude derrière le cordon de sécurité. Paul s’avance et une multitude de micros se tend vers lui. Tout le monde parle à la foi. Après quelques instants pour attendre le silence, Paul commence :
                -Je suis le capitaine Paul Quesnel. Si la police se trouve sur les lieux, c’est que deux corps ont été retrouvés ce matin sur le terrain des Sœurs-de-Saint-Nom-de-Jésus-et-de-Marie. Un homme et une femme. Ces personnes ont été identifiées, mais nous ne pouvons en révéler les identités car nous devons encore rejoindre des membres de leurs familles. Ce que je peux vous dire, ce que des deux personnes étaient inconnues des services de police et qu’ils n’avaient pas de casier judiciaire. Les deux corps ont été transporté à l’institut médico-légal de la Sureté du Québec à Gatineau pour des autopsies. Apparemment, la cause de la mort, dans les deux cas, serait des blessures balles subies à la tête, vraisemblablement d’une arme qui a été retrouvée sur les lieux. Je sais que vous allez me demander s’il s’agit de meurtres ou de suicides ou encore d’un meurtre suivi d’un suicide, et pour l’instant, à ce stade-ci de l’enquête, je ne peux rien vous dire, car nous ne le savons pas. L’enquête ne fait que commencer et tous les scénarios sont envisageables...
                -Est-ce que ce sont des personnes du coin ?
                -Cette information demeure confidentielle pour l’instant.
                -Est-ce que les sœurs SNJM sont impliquées dans ces deux morts ?
                -À ce stade-ci de l’enquête rien n’indique que l’une ou l’autre des religieuses du Gîte du pèlerin est impliquée dans cette histoire.
                -Est-ce que les deux personnes formaient un couple, ou bien ce sont deux individus étrangers l’un à l’autre ?
                -Tout porte à croire qu’il s’agit d’un couple.
                -Que s’est-il passé depuis leur arrivée hier et le moment de la découverte des corps ce matin ?
                -C’est vrai qu’ils sont arrivés sur les lieux hier dans la journée, mais nous essayons encore de retracer leurs allées et venues dans les détails; pour cela nous interrogeons toutes personnes présentes sur les lieux que ce soit des locataires ou des religieuses... Maintenant, je dois vous laisser aller faire votre travail.
-Encore une question…
-Je vous promets que referons le point en début de soirée.
                Paul dirige ses pas vers le poste de commandement. Il hèle l’un des hommes laissé sur place. Comme il aurait envie de voir sa fille.
                -Jasmin, va me chercher quelque chose à manger; je vais mourir d’inanition. Je vais prendre ta place.
                -Qu’est-ce que vous voulez chef ?
                -…Mais j’y pense, j’ai pris ma boite à lunch ce matin ! Je me suis fait un sandwiche. Tiens prends ma clé, et va la chercher dans ma voiture. Je vais m’installer dans la salle de commandement.
                Jasmin sourit. Il comprend qu’un chef de police se promenant avec une boite à lunch bleue à la main, ça ne fait pas très sérieux.

                -Bon, faisons un bilan; qu’est-ce qu’on a trouvé ?
                Après la pause du repas, Paul a réuni les responsables des différentes équipes dans le poste de commandement pour faire le point. Le poste de commandement ressemble à un véhicule récréatif, mais à l’intérieur il n’y a rien de récréatif : il est bourré d’appareils d’analyse, d’instruments de mesure, des scans, de fichiers, d’ordinateurs…
                -Vas-y toi, Isabelle…
                -J’ai interrogé les autres personnes présentes sur place depuis hier soir. Il semble que personne n’ait remarqué Madeleine Chaput et Antoine Meilleur; faut dire que l’altercation entre les cyclistes au souper a considérablement capté l’attention d’à peu près tout le monde, si bien que personne n’a fait attention à eux.
                -Personne qui n’aurait remarqué quelque chose de particulier ?
                -Non, et personne ne les connait non plus.
                -Hmmm… Tu les as laissés partir ?
                -Ben oui; je n’avais rien pour les retenir; j’ai pris leurs dépositions, et leurs identités, et leurs empreintes, mais non ne pouvais pas faire grand-chose pour les garder.
                -Hmmm…
                -La seule chose que j’ai trouvée… Comme les interrogatoires ont été assez vite et que j’avais encore, j’ai interrogé sœur Madeleine, celle qui était de garde à l’accueil hier matin et sœur Annette qui était là hier soir. Quand ils sont arrivés hier matin, vers dix heures, elle a cru remarquer que Madeleine Chaput ne disait pas un mot, comme si et je la cite : « elle ne savait pas ce qui arrivait ». Selon ses dires, elle était comme absente. C’est Antoine Meilleur qui a tout fait, qui a fait la conversation qui a pris les clés, qui a payé la chambre, qui a même porté les valises.
                -Sœur Madeleine, c’est celle qui a dit aux cyclistes de passer par le sentier du pèlerin…
                -Oui, c’est possible, c’est celle qui est à l’accueil le matin. Sœur Annette s’occupe du soir, c’est elle qui a accueilli les autres résidents dont les cyclistes. C’est aussi elle qui était là durant le repas du soir. Elle n’a rien remarqué de particulier, sauf bien sûr la dispute durant le souper entre les cyclistes. Elle se souvient même de leur avoir fait signe de se calmer, pour le repos de tous… Et quand elle est revenue à sa place à l’entrés, elle a vu le couple Chaput-Meilleur assis à sa table un peu en retrait, et c’était comme s’ils ne remarquaient rien de cette altercation. Tous les autres locataires regardaient les cyclistes avec des yeux méchants, tout le monde semblait dérangé, mais eux : rien ! Ils faisaient comme si de rien n’était. Sœur Annette a dit que lui il était sur son téléphone et qu’elle, elle regardait simplement sa nourriture. Sur le coup ça ne lui a rien fait. Mais quand je l’ai interrogé là-dessus, elle a dit que oui, rétrospectivement, ça pouvait sembler étrange dans les circonstances, alors que tout le monde était dérangé mais pas eux, comme si… comme si, elle a dit : « comme si ils avaient plus important à faire ». Ce sont ses mots.
                -C’est une opinion, ce n’est pas un fait,
                -C’est vrai, patron. Mais d’après ce qu’elle a vu, ça demeure plausible.
                -Ne sautons pas trop vite aux conclusions.
À la moue de son interlocutrice, Paul s’aperçoit qu’Isabelle est vexée de son commentaire.
-Beau travail, Isabelle, beau travail; tout ça nous apporte de bonnes pistes de réflexion. Et toi, Sébastien ?
C’est le chef de l’équipe technique, celle qui fouille le terrain centimètre par centimètre.
-On a presque fini, mais on n’a pas trouvé grand-chose. Des mégots de cigarettes, des déchets, quelques papiers… Mais tout ça date au moins de la veille, sinon de plus longtemps et a été abimé par l’humidité. On n’a trouvé aucune empreinte ni de doigts ni de pas, aucune piste valable. Il y des empreintes sur l’arme, mais il faudra voir lesquelles.
-C’est maigre…
-Oui, c’est maigre; dans une heure je vais remballer mes hommes et renvoyer mon équipe à Gatineau.
-Qu’est-ce que tu en penses ?
-Je ne sais pas; dans la nature comme ça… Ce que je remarque c’est qu’il n’y avait aucune trace de lutte, rien qui indiquerait qu’ils ont essayé de se défendre, de se débattre, ou de combattre.
-Alors…
-C’est peut-être un suicide, ou bien…
-Ou bien…

-Tu penses la même chose que moi : s’ils ont été tués, ils connaissaient leur meurtrier.