lundi 23 février 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

8

Nancy Fournier ne pouvait pas croire ce qui venait de se passer : Sébastien, son Sébastien, avait eu un grave accident !
Non, ça n’se peut pas, ça n’se peut pas; qu’est-ce qui a bien pu se passer ? J’espère qu’il n’est pas mort. Si les ambulanciers l’ont amené, c’est bon signe; au moins, la police n’a pas fait venir la morgue…
Tout en conduisant, ses pensées se bousculent dans sa tête. À travers ses larmes, ravalant ses sanglots, elle essaye de suivre la route sinueuse. Sa conduite est un peu erratique, elle ne peut pas conduire trop vite; l’ambulance l’a facilement distancée. Tout est brouillé, tout est confus, tout est flou.
Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? J’espère que c’est un accident; ils ont pas pu faire ça, c’est impossible. Ils ont pas pu faire ça. Dans quel était est-il ?
Nancy fournier était une fille de Noyan. Elle avait grandi dans le rang des Dardelle sur une ferme. Son père habitait à l’origine sur un autre rang, mais comme il était le troisième fils, il n’y avait plus de place pour lui sur la terre familiale. Il avait épousé une fille Dardelle et le couple s’était installé avec les beaux-parents. Le beau-père avait eu trois enfants mais les fils n’avaient pas voulu prendre la relève, ainsi ce sont les parents de Nancy qui avaient hérité de la ferme. Nancy avait quatre frères et sœurs; sa sœur ainée Louison habitait encore à Noyan. Son père était mort depuis peu et sa mère vivait avec sa sœur ainée au village. L’un des ses frères avait essayé de reprendre la ferme mais l’époque des fermes familiales était terminée et il s’était recyclé dans l’élevage des moutons. Nancy se souvenait de son enfance sur la ferme; ce n’était pas la misère, mais les temps étaient durs.
Comme elle était bonne élève à l’école, ses professeures l’avaient encouragée à poursuivre ses études le plus possible. Elle avait fait son secondaire à Papineauville, et avait bien réussi. Puis elle avait fait un DEC en administration au CEGEP de Gatineau. Là elle aurait pu choisir de rester en ville, et d’y faire sa vie, mais elle savait qu’elle regretterait ses ciels et ses silences, ses collines et ses rivières, les nuits étoilées et les bruits des animaux sauvages. Elle savait que le poste de secrétaire municipale allait bientôt ouvrir. La vieille madame Groulx arrivait à soixante-quinze ans et, personne ne voulait la jeter dehors, mais il était temps pour elle de prendre sa retraite. Elle avait alors fait une mineure en secrétariat juridique à l’UQUO (Université du Québec en Outaouais) et avait obtenu le poste sans compétition. Depuis quatre ans elle occupait ce poste stratégique. Il lui avait fallu quasiment partir de zéro et tout organiser. Les dossiers de la municipalité étaient dans un tels fouillis; beaucoup de documents, mais les papiers officiels étaient empilés dans des classeurs, dans des boites, sans ordre et sans classement. L’année 1953 succédait à 1974; 2001 précédait 1967 qui était d’ailleurs répartie et au moins trois boites différentes. Les rapports des séances étaient dans le même paquet que les bons d’achats de papeterie. Les contrats d’asphaltage côtoyaient les directives ministérielles. Et il fallait tout numériser et informatiser. Ses journées étaient bien remplies. En plus d’essayer de mettre de l’ordre dans les archives, Nancy devait gérer le quotidien, répondre aux demandes de permis de construction et de rénovation, aux demandes de commerciaux , faire les procès-verbaux des séances du Conseil, envoyer et gérer les comptes taxes, de même que de régler nombre de petits et de grands problèmes de clôtures entre voisins; c’est elle qui rédigeait les contrats de déneigement ou les travaux de voiries, qui recevait la correspondance du  ministère des Affaires municipales. Cette année avec l’annonce de la fermeture des centres régionaux de développement, le monde des élus locaux était en pleine ébullition.
Pendant deux ans elle avait vécu avec un ami d’enfance, Popeye, (il avait reçu ce surnom à l’école à cause de ses gros bras poilus et ça lui était resté) avec qui elle était sortie en quelques occasions à l’adolescence, notamment à la danse de la fête du village le 21 juillet, et avec qui elle avait vécu ses premières expériences sexuelles dans une tente dans le bois. Ce n’était pas le grand amour, ils n’avaient pas le même caractère, mais bon, ils arrivaient à se faire une petite routine de vie. Cependant, un jour son homme s’était bagarré au travail sur le chantier de la nouvelle route 348 et on l’avait renvoyé. Le syndicat avait bien essayé de le défendre, mais il était dans son tort et le syndicat n’avait rien pu faire : il avait perdu son emploi. Il avait alors commencé à changer, laissant voir sa vraie nature. Il en voulait à tout le monde, au gouvernement, aux patrons, au syndicat, à ses voisins, même à ses amis. Il n’y avait que son oncle Laurent qui arrivait à le résonner. Il était devenu amer, acerbe, puis colérique. Et surtout il était devenu jaloux au possible et en particulier jaloux du travail de Nancy qu’il ne cessait de dénigrer, déjà que Nancy ne recevait habituellement de lui aucun compliment ni revalorisation. Elle avait passé par-dessus les cris et les disputes; elle avait peu protesté quand il la menaçait, la poussait ou la bousculait. Mais quand il avait commencé à s’en prendre à elle physiquement, il lui avait empoigné le cou et lui avait donné une paire de gifles bien senties, elle l’avait quittée. Elle avait pris ses affaires et avait déménagé dans une petite maison qu’elle avait achetée sur le bord du lac Raquette, à l’opposé au village et elle y avait la paix. Quand ils se croisaient on village, tous deux faisaient comme si de rien n’était. Depuis, il s’était remis en ménage avec Micheline. Pauvre elle ! Je la plains.
Nancy n’était pas de ceux qui fréquentaient l’église; ça ne lui disait rien. Ses parents étaient un couple mixte, son père catholique et sa mère protestante, et ils avaient pris la décision de laisser les enfants choisir, si bien que les enfants n’avaient rien choisi. Elle n’avait jamais été baptisée, ni ses frères et sœurs.
Le départ de l’ancien pasteur monsieur Doyon et l’arrivée de Sébastien Saint-Cyr, le nouveau, l’année dernière, avait été pour elle un événement totalement insignifiant. Elle l’avait croisé, le gens avait jasé, et elle faisait son travail sans s’y intéresser.
Or, un jour Sébastien Saint-Cyr était venu se présenter aux bureaux de la municipalité, tout simplement. Il faisait son tour. Il avait visité l’école, la bibliothèque, le bureau de poste, les deux épiceries, la quincaillerie. Il était même allé chez Ben. Nancy se souvenait très bien de leur première rencontre.
-Bonjour. Comme vous devez les savoir, je suis nouveau ici, je suis un gars de la ville, j’apprends à connaître ce nouveau milieu, ce beau village. Je m’occupe l’été aussi de l’église de Brookhill. Qu’est-ce je dois savoir ? Y a-t-il un livre qui raconte l’histoire de Noyan ? Une description de l’ancienne église et de l’ancien presbytère pour me donner une meilleure idée.
 Nancy avait été étonnée de son entregent, de sa gentillesse, de ses manières, de sa façon de s’exprimer qui tranchait avec celle de Noyannais. Ils avaient finalement jasé presque une heure. Il lui avait serré la main en la remerciant chaleureusement.
Quelques mois plus tard, en octobre, il était revenu parce qu’il cherchait un rang qui ne figurait pas sur la carte qu’il avait. Sans trop y réfléchir, elle lui avait proposé de faire un tour de village, et lui, sans trop hésiter, avait accepté. Ils s’étaient donné rendez-vous pour le samedi suivant. Ils avaient pris sa voiture à elle; c’était une belle journée de début d’automne, les boisés commençaient à se colorer. Il avait pris son appareil de photo : rang Dardelle, chemin Groulx, chemin des Vallons, chemin Vinoy, route de Chêneville… Il lui avait fait traverser les six ponts qui passent au-dessus de la Petite Rouge, ce qui l’avait beaucoup amusé.
Le soir, il voulait la remercier et il l’avait invitée au restaurant, mais il avait encore du travail pour terminer son culte de lendemain; elle avait accepté son rendez-vous pour le vendredi soir.
Ce premier rendez-vous avait eu lieu dans un restaurant de Montebello; ils étaient venus chacun de leur côté, pour éviter les racontars. Nancy se souvenait de la charmante soirée qu’il lui avait fait passer. Un bon repas… elle ne se souvenait pas de la dernière fois qu’elle avait si bien manger; un bon vin… elle ne se souvenait pas non plus de la dernière fois qu’elle avait pris du vin; ça datait peut-être de ses années de CEGEP. Et il avait le sens de l’humour ! Et il était assez perspicace pour vitre percevoir les petits travers des gens… qu’il imitait de façon géniale. Elle ne se souvenait pas de la dernière où elle avait ri comme ça ! Il lui avait parlé de ses voyages au Mexique, au Brésil, en France, son stage en Suisse, à Genève aux bureaux du Conseil Œcuménique des Églises. Sébastien ne faisait pas prêchi-prêcha, il parlait comme quelqu’un de normal, il essayait de ne pas juger, de ne pas faire la morale, d’accepter les gens comme ils sont. Il est gentil avec les gens. Elle découvrait que le travail de pasteur n’était pas ennuyeux, il fallait aimer les gens, les comprendre, leur apporter du réconfort; il fallait désirer faire le bien, et il y a tellement de gens blessés dans les églises. Sur certains points, son travail ressemblait un peu au sien : écouter les gens, leur venir en aide, les comprendre.
-Dimanche je viendrai à l’église, lui avait-elle dit en le regardant droit dans les yeux.
« Ça me va, avait-il simplement répondu après un moment.
Et elle y était allée; et elle avait aimait ça.
Et depuis elle y allait, pas tous les dimanches, mais de temps en temps. Pourquoi pas ? Elle appréciait beaucoup sa façon dynamique et naturelle d’animer les cultes; il souriait tout le temps. Elle aimait le voir raconter des histoires aux enfants, c’était presque magique. Tout le monde écoutait.
À Noël, il était parti passer quelques jours chez ses parents à Laval et Nancy s’était ennuyée à mourir même au milieu de sa parenté. Comme il lui manquait. Sans lui, les fêtes n’avaient pas eu la même saveur. Elle avait alors réservé un séjour d’une nuit à l’hôtel Le Manoir de Montebello, le plus chic entre Montréal et Ottawa. Et quand il était revenu elle lui avait remis un cadeau symbolique pour « soirée avec une amie ». Ils avaient fait l’amour avec énormément tendresse; c’était si doux, presque trop. Depuis leur relation, qu’ils essayaient de garder secrète, avait fleuri. Ils s’aimaient.
Nancy arrive à Buckingham. Enfin. L’ambulance a disparu depuis longtemps mais elle connaît le chemin de l’hôpital; d’ailleurs il n’y a qu’à suivre les indications. Elle stationne la voiture. En franchissant les portes elle se dit c’est que c’est dans cet hôpital qu’elle est née.
Et que c’est là qu’elle va veiller son amoureux mourant.
Elle va s’enquérir aux informations.
-Êtes-vous de la famille ?
Pendant une seconde, elle hésite.

« Non, je suis une amie. »

lundi 16 février 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

7

Paul Quesnel savait que sa fille ne l’aurait pas appelé pour rien... En fermant son téléphone il se dit que le ménage autour de la maison ne se fera pas aujourd’hui. Même si l’hiver est terminé depuis presqu’un mois, ce n’est pas aujourd’hui qu’il va ramasser les branches cassées, passer le râteau, bruler les feuilles mortes de l’automne dernier, tondre le gazon pour la première fois, ni retourner la terre de son potager et planter les radis et les carottes. Dommage, ça lui aurait fait du bien de prendre un peu de grand air de même que de faire de l’exercice. Non pas qu’il ne se sent pas en forme, les policiers se doivent de rester en bonne forme physique, mais il travaille beaucoup assis, en tout cas plus qu’avant, et aussi il y a l’âge qui fait son œuvre. Il ne peut plus courir aussi qu’il y a quelque années, et bien moins longtemps aussi. Il sait qu’il a un petit bedon qu’il n’avait pas il y a quelques années. Et puis il y a cette ancienne blessure à la cheville qui l’incommode. Un soir, une dizaine d’années après le début de sa carrière, il avait du poursuivre avec un collègue, deux revendeurs de drogue. Ils s’étaient enfuis dans une fourrière de voitures. En sautant par-dessus la barrière en grillagée, il était mal retombé et s’était étiré le tendon d’Achille gauche. Il avait eu la jambe dans le plâtre pendant six semaines et avec de la physiothérapie sa blessure avait bien guérie. Mais voilà que son corps est moins souple qu’avant et parfois quand il marchait plus que d’habitude, les jours d’humidité, sa cheville lui tire un peu. Heureusement il n’a aucun mal de dos. Il sait que son corps est encore vigoureux, ses muscles encore saillants. Il aime bien faire un peu de levée de poids et de musculation dans la petite sale d’entraînement du poste de la SQ.
Depuis son divorce, il y a quinze ans, il s’était contenté de regarder les jolies femmes de loin. Il avait eu quelques aventures, mais ça le mettait mal à l’aise chaque fois. Ses enfants auraient bien voulu le remarier. Une fois ils avaient organisé un rendez-vous « secret ». Roxanne avait invité une amie pour une après-midi, elle devait avoir treize ans, et au moment où sa mère, elle aussi divorcée, était venue la chercher, les quatre enfants avaient disparu. Paul et la mère en avaient bien ri. Ils avaient passé un bon moment, ils s’étaient même revus, mais ça n’avait pas cliqué. Paul savait qu’il était encore capable d’avoir de désirs, sa libido n’était pas en panne, mais bon, quelle femme pouvait se sentir attirée par un chef de police dans la cinquantaire ?
-Et puis, il faudrait vraiment que je boive moins de café.
Il vide sa tasse dans l’évier et va s’habiller. Il ne se met pas en uniforme, car il veut que Roxanne garde le contrôle - il se doute bien que s’il met son uniforme, automatiquement tout le monde va s’adresser à lui plutôt qu’à elle - mais prend tout de même sa casquette et bien sûr son insigne. « Paul Quesnel, enquêteur ». Il sourit toujours de guingois en voyant son nom. Ses collègues l’ont longtemps taquiné sur ses initiales « P.Q. », comme dans « Parti québécois »… pour lequel il n’a jamais voté et pour lequel il ne votera jamais. Il n’est pas royaliste ni fédéraliste d’un océan à l’autre, mais quand même vouloir séparer le Canada, c’est un peu trop fort pour lui. Selon lui, la résistance sera grande dans la région en cas de « séparation » du Québec; bien des gens de demanderaient immédiatement le rattachement de l’Outaouais à l’Ontario voisine. Comme il n’aime aucun des autres partis politiques actuels, il est un peu embêté.
Il sort la voiture de l’allée et prend la route 327. Il écoute une valse de Chostakovitch. Depuis le temps qu’il travaille dans la région il en connaît tous les coins. Il n’a jamais eu besoin de GPS. Il y en a un dans chacune des voitures balisées; les jeunes ne jurent que par ça aujourd’hui, mais lui ne l’a jamais allumé. Juste le temps que ça prend de le programmer et d’attendre le choix de routes, il est déjà rendu à destination. Il adore rouler dans ces paysages des Basses-Laurentides tout en vallons et en collines en palier aux routes élégamment sinueuses. On voit rapidement que la végétation change, dès que l’on quitte la vallée de l’Outaouais comme tel, la forêt devient plus dense, plus touffue. On imagine facilement toute la vie sauvage qui peut s’y cacher.
Noyan, Noyan… C’est un petit village qui s’étend autour d’une fourche de deux routes et sur trois petites collines en succession. Il y a une église, oui c’est ça, au centre du village. Je n’avais pas remarqué le presbytère. Comment est-ce ? Oui, on arrive par l’ouest, à droite il y a un petit lac, le Lac Paquette, quelque chose comme ça, à gauche une station-service, où est-elle située avant ? puis en montant, il y a le cimetière, la salle communautaire, l’église, le presbytère, l’école et les bureaux municipaux et le garage municipal. À quelque part, il y a un terrain de jeu. Un peu plus loin il y a une sorte de resto-bar miteux, je crois. Rien de vraiment original. Pas beaucoup de bâtiments d’époque. Beaucoup de maisons en bois des origines ont brulé ou ont été démolies...
                Ah là je me souviens ! Il y a une quinzaine d’années il y a avait eu toute une série d’incendies sur le même chemin, le chemin Groulx, qui s’en va vers Brookhill; sept ou huit maisons avaient brulées la même nuit, des incendies criminels, c’était évident. Il y avait eu un mort je crois, un homme âgé si je me souviens bien, qui n’avait pas pu sortir assez vite de sa maison. Pour la plupart, c’était des chalets ou des maisons d’été inoccupées à ce moment-là. On n’avait jamais attrapé l’incendiaire; je suis sûr que bien des gens savaient ou du moins se doutaient de qui il pouvait s’agir, mais personne n’avait été dénoncé, et personne n’avait été accusé.
Roxanne ne lui avait pas dit grand-chose.
-Viens, il y a eu un drôle d’accident à Noyan et je voudrais que tu viennes voir.
Il s’était abstenu de lui dire qu’il aurait bien voulu profiter de sa journée de congé pour nettoyer le terrain. Il ressentait un mélange de joie et de fierté. Il arrive au village; une dernière courbe et il voit les premières maisons.
-La station service n’est pas près du lac mais  à l’entrée du village. En face, on a aménagé une petite halte. C’est vrai en hiver les gens patinent sur le lac. Et le lac s’appelle le « Lac Raquette ».
Paul ralentit; il observe tout ces gens qui vont et viennent dans tous les sens. Des petits groupes se sont formés et ça discute ferme. Il doit se stationner plus loin et il se fraye un chemin dans la foule. Le cordon de sécurité et dressé. Il voit Turgeon qui, avec Vaillancourt et Turbide arrivés dans la deuxième voiture, essaye de calmer tout le monde. Il déambule tranquillement écoutant les bribes de conversations qui lui parviennent.
-…une histoire épouvantable !
-Le pauvre pasteur Saint-Cyr… Dans quel état on l’a ramassé !
-Il est vraiment mal tombé. Pis en plus rester comme ça toute la nuit, c’est assez épouvantable !
-C’est vraiment un accident bête comme ça s’peut pas.
-En tout cas, ça a donné tout un choc aux jumelles Godin !
-Mets-en ! Leur « Don Juan » d’une nuit !...
-C’est sans compter les autres…
-Où est Roxanne ? demande Paul à Turgeon.
-Bonjour inspecteur. À l’intérieur.
Les policiers savaient bien qu’ils étaient père et fille. Au début, certains d’entre eux, pour ne pas dire tous, leur avaient jeté quelques regards interrogateurs, soupçonneux, ne sachant pas trop ce que cela augurait. Mais rapidement, Paul avait mis les choses au clair par son leadership et en mettant tout le monde sur le même pied. Et puis Roxanne était vraiment un bon agent de police. Quelquefois, on les taquinait l’un ou l’autre, quand par exemple, quand Roxanne était en congé en on accusait Paul de favoritisme; ou alors quand l’ordinateur de Roxanne plantait on disait qu’elle tenait ça de son père. Le dicton national du poste de Papineauville était : « Tel père, telle fille ! », avec la variante consacrée : « Telle fille, tel père ! »
Paul rentre dans le presbytère, et voit sa fille en pleine méditation.
-Ah, papa, te voilà. Écoute, c’est le pasteur. Il habite ici; il est tombé en bas de l’escalier hier soir et on ne l’a retrouvé que ce matin par ses paroissiens quand ils ont vu qu’il n’arrivait pas à l’église. Les paramédics sont arrivés les premiers; ils l’ont trouvé baignant dans son sang, inconscient, en bas de l’escalier qui mène au sous-sol. Ils l’ont amené à Buckingham dans un état critique.
-Hmm…
Paul la laisse continuer.
-Je t’ai appelé à cause de tout ce monde. Quand je suis arrivée, ils se sont presque jetés sur moi et je ne voulais pas être seule pour les affronter. Je sais que j’ai bien fait.
Paul lui sourit peinant à ne pas trop laisser voir son admiration.
- Je sais que j’ai bien fait, car entretemps, en faisant le tour de la maison, j’ai découvert quelque chose. Ça pourrait être un accident bien sûr, mais maintenant je sais ce n’est pas un.
-Non ?
-Non, regarde…
En s’accroupissant sur le palier de l’escalier qui mène au sous-sol, Roxanne montre à son père de tous petits éclats de bois luisant. Son père, très intrigué, se penche par-dessus son épaule puis s’accroupit à son tour.
-Hmm, hmm …


lundi 9 février 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

6

Après le départ de l’ambulance, Roxanne avait demandé du renfort et avait appelé son père. Puis elle avait répété à Turgeon de garder les gens à distance; elle entendait le même homme qui l’avait interpellée à son arrivée, tenter de l’aider à éloigner les gens, mais tout le monde voulait voir. Il y avait des gens sur la pelouse en avant, d’autre qui avaient fait le tour et qui essayaient de regarder par les fenêtres d’en arrière. Il voyait aussi certaines familles s’en aller. Elle savait ce qu’elle avait à faire; elle était donc revenue à l’intérieur du presbytère. C’est une des règles de base de toute enquête policière : explorer le lieu du « crime » le plus tôt possible, avant qu’il ne soit trop perturbé.
Elle ferme la porte derrière elle pour ne pas être dérangée par les clameurs de la foule. La porte d’entrée donne sur un grand salon qui couvre environ les deux-tiers de la surface. À sa droite, il y a le mur d’une autre pièce. Juste à côté de la porte à sa gauche, il y a simplement un petit vestiaire suspendu; elle ne voit rien de travers. Ses vêtements d’hivers sont encore là. En face d’elle, contre le mur arrière, se trouve l’escalier pour aller au sous-sol. On verra le sous-sol plus tard. Roxanne se met à explorer le salon; en fait c’est une salle qui a l’air d’avoir plusieurs usages. Le pasteur Sébastien Saint-Cyr l’a aménagée par recevoir ses visites; Roxanne voit quelques sièges qui se font face en demi-cercle, une table basse pour servir le café. Une ou deux revues traînent sur les chaises et la table : Aujourd’hui Credo, Œcuménisme. Certainement des revues religieuses. Il y plusieurs plantes en pots près des fenêtres : géraniums, coléus, fougères, crassula, euphorbe, nérium… Trois ou quatre photos accrochées sur les murs : des paysages, une reproduction de Guernica. Le long des murs, il y a plusieurs étagères. Roxanne se dit qu’il y a un grand nombre de livres; certains sont empilés un peu pêle-mêle comme si on venait juste de les lire mais en général, ils sont bien classés : sciences humaines et théologie, récits de voyages, romans français, romans québécois… Tiens une section de livres de poésie : Beausoleil, Brossard, Leonard Cohen, Victor Hugo, Lamartine, Miron, Ouellette, Prévert, Villon… Tiens, il a lu les Harry Potter. Aux fenêtres, Roxanne remarque qu’il y a de jolis rideaux.
Roxanne reprend le tour du salon; la porte du fond permet de sortir en arrière. Elle est verrouillée. Roxanne remarque qu’il y a un début de jardin : des plants de tomates, des fines herbes, quelques tuteurs pour les pois. Elle longe la cage d’escalier en regardant vers le bas et se dirige vers une toute petite cuisine, au fond de laquelle se trouve la salle de bain. La table est repliée et accrochée au mur. C’est bien pensé; ça permet de gagner de la place. De la vaisselle sale traîne dans l’évier de la cuisine. « Ça » s’est passé avant qu’il ait fait la vaisselle. Une plante est suspendue dans une jardinière. Il y a un bac  a recyclage, même un saut à compost.
Soudain, elle entend un petit bruit dans un coin entre la poubelle et le réfrigérateur.
-Tiens qu’est-ce que tu fais là toi ?
Roxanne prend dans ses mains un petit chat blanc et noir. Tu étais resté caché. Tout ce raffut a du te déranger. Les bruits, les cris, les coups peut-être… Et tous ces gens qui sont entrés et sortis ce matin, tu pouvais bien rester cacher. Tu dois avoir faim. Attends, je vais te trouver quelque chose. Roxanne ouvre le réfrigérateur : deux bières, des plats en plastique, des légumes, des fruits, du yogourt, un paquet de saucisses de veau, des jus de fruits, de la moutarde forte, des confitures maison – Une paroissienne qui lui fait un cadeau –, des œufs, du fromage, tout est frais… Tiens, voilà le lait. Elle prend une petite soucoupe dans une des armoires et y verse un peu de lait.
-Attends, attends ! Ça n’ira pas plus vite si tu me fais tout renverser !... Tiens, voilà... Oui, je vois que tu avais faim… Ah, si tu pouvais me dire ce qui s’est passé ici, si tu pouvais me dire comment ton maître est tombé dans l’escalier, ça me faciliterait bien la tâche.
Roxanne jette un coup d’œil dans le petit garde-manger : des céréales, du miel, des boites de conserve, des la farine, des raisins secs, des pâtes… Tiens, trois bouteilles de vin, un Saint-Émillion, un Médoc, un Sauternes; pas n’importe quoi ! De la cuisine, une porte permet d’accéder à la chambre à coucher toute petite par rapport au salon. C’est ça le mur à côté de la porte d’entrée. Le lit est fait, un lit trois-quarts recouvert d’une couette aux motifs verts et bleus. Il n’y a guère de place que pour une commode, au pied du lit, et une table de nuit, à sa tête, avec une pile de livres : le troisième tome de la série Le Siècle « Aux portes de l’éternité », Biographie d’Édith Piaf, « Petit manuel de désobéissance civile ». Tiens, tiens; est-ce que c’était un carré rouge à l’époque ? Sur le haut de la commode, elle trouve un panier tressé où Sébastien jette différents objets, ses clés, ses factures, un bracelet tressé, quelques pièces de monnaie, son portefeuille… Elle l’ouvre : un peu d’argent, des cartes d’identité, une carte de crédit, une carte du club-vidéo, de la bibliothèque de Gatineau. Tiens, nous sommes nés la même année; il n’est plus que jeune que de quatre mois. Qui appeler en cas d’urgence ? Ses parents ? Il faudra le faire le plus tôt possible… Il ne faudra pas oublier sa voiture non plus. Pas de photo d’une quelconque copine. Roxanne ouvre les tiroirs de la commode : un premier pour les sous-vêtements, les chaussettes et les pyjamas. Tiens un paquet de mouchoirs en coton ! C’est devenu assez rare. Roxanne n’est pas une écologiste extrémiste, mais elle comprend vite ce que ça veut dire. Le deuxième tiroir c’est celui des tee-shirts, chemises et chandails. Tout en bas, les pantalons. Une armoire genre IKEA accrochée dans le coin avec son beau linge, chemises pantalons, cravate, une aube bleue et deux étoles, l’une verte et l’autre bariolée. Vraiment, qu’est-ce qu’elle peut bien chercher… Elle sort de la chambre et se retrouve dans la cuisine.
À sa droite, dans le prolongement de la cuisine, c’est la salle de bain. C’est astucieux, toutes les entrées d’eau sont dans le même coin. La salle de bain est propre; serviettes et débarbouillettes sont bien suspendues. La douche est au fond, la cuvette et le lavabo contre le mur. Il n’y a qu’une seule brosse à dents. Roxanne ouvre la pharmacie : une brosse, un peigne, un coupe-ongle, du dentifrice, des Tynelol, des savons biodégradables, rasoir et crème à barbe, du déodorant, une boite de condoms, entamée; pas de médicaments. Dans la douche, shampooing et… Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ? Un gel douche de Fruits et Passion ? Ce pas le genre de produits qu’achète un homme.
Roxanne revient dans la cuisine. Il y a un petit garde-manger qui contient des céréales, des oignons, des pommes de terre, des boites de thon. Il avait fini de manger; mettons que c’était vers six heures, six heures et demie… Puis, il a laissé faire la vaisselle pour descendre au sous-sol… ou parce qu’on a sonné à la porte ?
Roxanne descend l’escalier en regardant chaque marche à la recherche d’indices.  Elle s’arrête sur l’avant-dernière marche pour regarder la tache de sang dans laquelle les ambulanciers ont marché. À côté, sa guitare gît brisée, comme éventré mais elle aussi a du être bougée de sa position initiale.
Le sous-sol fait toute la surface de la maison. On a creusé puis construit des fondations avant d’être mettre la maison préfabriquée. Le long du mur en face d’elle, se trouvent les laveuse et sécheuse; elles sont vides. Un paquet de lessive biodégradable traîne à côté. Un attrapeur de rêves est accroché au mur.
Au centre, de la pièce, il y plusieurs coussins arranger pour accueillir un groupe. À nouveau, il y a des étagères de livres, et là un système de son avec un grand support rempli de disques CD : musique classique, jazz, la collection complète des Beatles, U2, Pink Folyd, Les Cowboys fringuants, Richard Desjardins. Une télévision aussi avec lecteur dvd, avec en plus une petite table basse sur laquelle se trouvent des jeux de société : Scrabble, échecs, dames, les Colons de Catane, Go, Cranium, Docte-Rat… Tiens « Naturenjeux », je ne connais pas ça ! Il y a une table de ping-pong pliante remontée et poussée contre l’un des murs. C’est comme une salle de jeux, une salle de rencontre.
Sur le mur le plus long il y a toute une étagère de bandes dessinées : Tintin, Astérix, Jonathan, Valérian, Natacha, Tendre Banlieue, Nathalie, Merlin… Purée, je n’en connais pas beaucoup. Tiens ? Paul à un travail d’été, Paul en appartement, Paul à Québec ?... Il faudra que je montre ça à papa. Au fond, il y a une porte qui permet de sortir à l’extérieur. Roxanne voit dans l’escalier montant quelques outils de jardinage : des pelles, un râteau, une bêche, un arrosoir. De l’autre côté, c’est son bureau : un ordinateur portable, des papiers épars, un agenda, un calepin de notes, un téléphone cellulaire; à côté il y a une imprimante. Des dictionnaires, des livres de théologie, des exemplaires de la Bible s’enlignent sur une petite étagère vissée au mur. TOB, Bible de Jérusalem, Nouvelle Traduction, Scofield, Esprit et Vie, Louis Second… Comment de différentes Bibles il peut bien y avoir !? Est-ce qu’il était en train de préparer la célébration de ce matin ? Elle ouvre le tiroir du haut qui contient des objets de travail, de crayons, du papier, des cartouches d’encre; celui du bas s’ouvre sur toute une série de chemises de diverses couleurs : articles, baptêmes, consistoire, écologie, étude bibliques, groupe de jeunes, justice, liturgies, mariage, synode… Il faudra peut-être éplucher tout ça. Et demander à Yannick de fouiller cet ordinateur; et le cellulaire aussi.
Près du bureau, il y a un petit tabouret et un lutrin, une boite de guitare ouverte, et quelques partitions sur le sol, et un peu plus loin un xylophone. Dans ses moments libres il fait de la musique.
Soudain, quelque chose accroche le regard de Roxanne : il y a une partition sur le lutrin, mais pas n’importe laquelle : une partition écrite à la main. Elle regarde de plus près. En fait, il devait être en train de composer, c’est ça ! Elle prend la feuille; comme titre, juste un mot « Nancy ». Sur la portée, une mélodie ébauchée et des accords dans en do mineur. La tonalité que je préfère. Do mineur, do mineur, fa mineur, mi bémol septième; puis la tierce plus bas : fa mineur, fa mineur, ré mineur augmenté, do mineur 4... Il composait une chanson quand c’est arrivé…  Le crayon traîne par terre au pied du lutrin. Qui est cette Nancy qui l’inspirait et pour qui il composait? Une femme de Noyan ? Est-ce que c’est sa copine restée au loin ?...
Roxanne réfléchit.
Il aurait donc laissé la vaisselle pour plus tard et il est venu s’installer au sous-sol  mettre sur la portée la mélodie que cette Nancy lui inspirait… mettons pendant une demi-heure ? ON est rendu vers sept heures. Il fait encore jour. Là il est monté, sa guitare à la main, pour chercher quelque chose; mais quoi… Ou alors on a sonné ?…
Tout en réfléchissant, Roxanne remonte l’escalier. Elle entend le petit chat miauler  sur le palier. Elle lève les yeux et tend la main pour le prendre. Brusquement, elle s’arrête ! Elle vient de voir quelque chose qu’elle n’avait pas encore vu, qu’elle n’avait pas pu voir en descendant.

Ce n’est pas un accident.

lundi 2 février 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

5

L’homme s’est levé avec un léger mal de tête. C’est vrai qu’il a mal dormi; il a tourné et retourné toute la nuit; il s’est réveillé une ou deux fois. Hier, en soirée, quand il est revenu chez lui, il a arrêté la voiture dans l’allée, il a éteint les phares et il est resté un moment assis derrière le volant sans bouger, essayant de ne penser à rien. Il a les mains sur le volant. Il ne voit pas les arbres qui bordent l’arrière de la maison. Il ne fait pas attention aux étoiles qui commencent à illuminer le ciel. Il y a un moustique qui bourdonne dans la voiture qu’il essaye d’écraser du revers de la main. Le chien aboie autour de la voiture. La maison est vide, il le sait; personne ne l’attend. Sa femme travaille comme tous les vendredis et samedis soirs. Sa femme est hôtesse au bar de l’hôtel de Noyan « L’Hôtel à Lemay ». « Lemay » c’est un hôtel pour les chasseurs de passage, un restaurant et un bar tout à la fois. C’est le seul endroit à Noyan où il est possible de s’amuser un tant soit peu. « Lemay » a toujours été là. C’est le père, Ben, qui, à l’époque, avait construit une petite cabane en bois rond en bas de la petite côte où il vendait de l’alcool maison pour les bucherons en partance pour le chantier. Ben, c’était un costaud avec un cou comme un tuyau de poêle, qui pouvait terrasser un ours en lui faisant une prise d’épaule par en arrière. En tout cas, il ne lui fallait pas lui dire que son alcool goûtait le fond de baril ou encore moins l’eau de javel. Ben a commencé à offrir des repas; la cabane s’est transformée en guinguette, qui a été agrandie à son tour en auberge. Il n’y vient pas souvent de véritables touristes, mais on sait que la fin de semaine, il y aura toujours du monde chez Lemay, et qu’on s’y amuse ferme. Son enseigne au néon vert, rouge et bleu clignotant qui est la même depuis vingt-cinq ans agît comme aimant. On vient chez Lemay le vendredi et le samedi soirs avec la régularité des pèlerinages. Depuis quelques temps, il y a un groupe de musiciens qui jouent du country. Ça met de l’ambiance. Mais on vient surtout au Lemay pour les jolies et potelées serveuses. C’est que sa femme travaille.
Elle ne rentrera pas tout de suite, il le sait. Elle travaille quatre soirs par semaine, du jeudi au dimanche. Le samedi, elle commence à cinq heures, et elle finit vers deux heures du matin. Ce sont de longues heures, mais le reste de la semaine, c’est plus tranquille, et passé l’été, c’est pas mal mort. Ce sont de longues heures, mais ça paye bien. Il faut en profiter. Lui, il alterne les étés d’ouvrage temporaires et les hivers de chômage depuis des années. Elle travaille au salaire minimum, mais elle se fait beaucoup de pourboires. Les hommes sont généreux avec les jolies hôtesses. Ça l’agace un peu de la savoir là-bas, mais il faut bien vivre. Il sort de la voiture et rentre dans la maison par l’escalier de côté. Le chien aboie toujours.
-Ferme-là ! Tu vas alerter tout le voisinage !
Il se met à caresser virilement son chien, un berger allemand, un beau mâle dans la force de l’âge. Il a toujours aimé les chiens, et spécialement les bergers allemands. Il sait comment les dresser pour en faire de bons chiens de garde. Quand on lui en confie un, il sait quoi faire avec.
Il entre. Il se prend une bière dans le frigidaire. « C’est à cause d’elle, tout ça. À cause d’elle, pis à cause de lui. Cruser ma femme ! Maudit bâtard ! Il l’a ben cherché ! »
 Il sort le reste de roastbeef; il aime ça quand elle fait du roastbeef, surtout qu’elle le prépare bien. Il le fait chauffer au micro-ondes avec des patates. S’il a encore faim, il s’ouvrira une boîte de fèves au lard. L’homme ouvre la télévision qui s’allume sur RDS : il y a une partie de hockey, Canadiens contre Pittsburg; la première période est déjà commencée.
L’homme s’assoit dans son fauteuil avec son assiette.
« Quand j’y pense… ça prend-tu un maudit sans-cœur ! Ça s’en va faire la morale au monde pis ça s’en va cruser la femme des autres. »
Il prend une gorgée de bière.
« Je l’ai ben eu, en pas pour rire. J’les ai vus l’autre jour sur le bord du chemin; il sort de chez Brouillet; pis là ils commencent à s’faire la jasette sur le bord d’la porte comme si de rien n’était. Ça pouvait pas en rester là ! À soi, j’y ai dit : « Pourquoi tu jases avec ma femme ?’ Pis lui qui répond : « Je lui parle à titre de pasteur. » Pis moé, j’réponds : « Pis moi icitte, j’te parle à titre de protecteur ! » Aille, tabarnac, tu l’as pas vu trembler dans ses culottes, la queue entre les jambes. Il l’a ben cherché, c’maudit bâtard. »
Il prend quelques bouchées de viande. À cause d’elle. C’est de sa faute à lui.
« Oui, tu l’as ben cherché : courir après ma femme ! Maudit crosseur ! Pis les jumelles Godin, c’est pas une histoire inventée, ça ! Tout le monde sait qu’y a couché avec les deux. »
Il reste songeur quelques secondes,
« Mais pourquoi parler de Nancy ! J’comprends pas c’qu’elle vient faire là-d’dans ? Y l’aurais-tu cruser avec ? Ça s’rait ben l’bout ! C’t’à cause de lui c’qui est arrivé. Ben bon pour lui. Il fallait ben l’avertir. »
La première période se termine. Il va mettre son assiette dans l’évier.
Quand sa femme arrive il est déjà couché.
Ce matin, après une nuit agitée, il pense à ce qui s’est passé. Sa femme dort à ses côtés. Il essaye de faire attention de ne pas la réveiller. Il ne va se lever que vers onze heures. Il sort du lit silencieusement. Il descend dans la cuisine et se fait chauffer de l’eau pour un café instantané. D’habitude il se fait deux rôties au beurre de peanut, mais il sent que ce matin, ça ne passera pas. Il regarde dehors. Il aimerait bien aller voir, mais on va peut-être trouver ça bizarre, il ne fréquente pas l’église. Il y allait avec sa mère quand il était petit, mais ça fait au moins trente qu’il n’y a pas mis les pieds; sauf des fois, c’est vrai, à Noël, pour faire plaisir à sa femme.
Ils se disputent souvent; il cri. Elle a dont le don de le mettre en colère. Faut toujours qu’elle fasse les choses à sa tête. Quand il l’a vue avec l’autre, j’te dis que le cœur me débattait. Il lui a allongé quelques taloches, pour qu’elle comprenne bien que ça ne se faisait. Elle s’est excusée, mais ça ne lui suffisait pas de s’en prendre à sa femme; il fallait lui donner une leçon à lui. Pis il l’a eue.
Il sort nourrir et caresser son chien. C’est à ce moment-là que l’ambulance passe juste devant chez lui, il sursaute en la voyant une passer rapidement sur le chemin; elle n’a ni ses phares ni sa sirène, il ne l’avait pas entendu.
-Ça y est !  Mon oncle Laurent l’a "trouvé" ! Il a appelé le 911.
Il se dit qu’il pourrait y aller avec son chien, mais il ne promène jamais son chien qui reste toujours dehors. Les gens vont trouver ça bizarre si j’arrive avec mon chien. Au même moment, il voit la voiture de police conduite par Roxanne passer.
« Ah, pis j’ai ben l’droit de faire un tour en char. J’peux faire semblant de me promener. »
Mais  c’est ça l’excuse ! Il pourra dire qu’il a vu passer l’ambulance pis la police pis qu’il est venu par curiosité.
Il remonte s’habiller; il sort sans faire de bruit, comme un voleur
Dès le deuxième tournant, il voit la lumière des gyrophares de l’ambulance et de la voiture de police, en haut de la petite côte, entre l’église et le presbytère. Peu à peu, il commence à distinguer la foule compacte et remuante.
« Estie !? Toutte le monde est là !! »
Un instant, il s’arrête. Est-ce que c’est une bonne idée d’y aller ? Peut-être devrait-il revenir en arrière ?... Il remet la voiture en marche. Il s’arrête sur le bord de la rue du Centenaire à une cinquantaine de mètres. Il regarde attentivement. Il voit son oncle Laurent qui discute avec un policier qui, lui, essaye de faire reculer la foule.
Il voient les ambulanciers sortent une civière avec un corps dessus qu’on ne distingue pas mais dont le visage est couvert d’un masque à oxygène.
« Y’est pas mort ! Yahoooo tabarnac ! »
Son exclamation s’interrompt. Il voit la voiture à la suite de l’ambulance.
« Mais c’est pas la voiture de Nancy qui suit l’ambulance ?! Qu’est c’est qu’elle fait là ? Qu’est c’est qu’ça peut vouloir ben dire ?
Il voit une jeune policière qui sort de la maison à la suite des ambulanciers et qui rentre dans sa voiture.
Une femme ! Une femme ! Elle ne trouvera jamais rien.
Sorti de sa voiture, Roxanne fait reculer les gens davantage. Elle fait installer un périmètre de sécurité; elle donne des instructions à son coéquipier. Elle rentre dans le presbytère.
L’homme sort de sa voiture.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui s’est passé ? J’ai vu l’ambulance passer devant chez nous.
-C’est le pasteur Saint-Cyr !... Il a eu un accident !
-Un accident ? Quel accident ?
-Il serait tombé dans son escalier.
Maudit niaiseux. Il continue de flâner. Il entend les voix. Les gens sont au bord de la panique. Les familles avec les enfants ont commencé à ramasser leur marmaille endimanchée pour s’en aller. La mère Brouillet essaye de persuader ces filles de faire de même. Agathe Desjardins est au bord de l’hystérie; les jumelles Godin qui sont avec elles n’ont pas l’air mieux. Le couple Auclair a l’air de ne pas savoir où se mettre. Les portes de l’église sont toute grandes ouvertes. Émile Besson, son éternelle casquette visée sur la tête, est appuyé sur le rebord se demandant s’il doit les fermer ou non; c’est sûr qu’il n’y aura pas de culte ce matin, mais peut-être que la police aura besoin de l’église.
Il regarde son oncle Laurent Groulx la cravate défaite, les cheveux en broussaille, le vidage en feu, qui gesticule tant et plus et discute fort avec les uns et les autres. Il accroche le bras de Bertrand Joliat pour lui dire quelque chose… et soudain il l’aperçoit. Il demeure interdit les yeux écarquillés.
L’homme voit la bouche de son oncle articuler « Va-t-en ! » sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche.
Pourquoi ? J’ai le droit d’être là. Pis elle trouvera jamais rien. L’homme ne peut pas aller plus loin dans ses réflexions. Une autre voiture de police vient d’arriver; deux autres policiers en uniforme en descendent. Puis une autre voiture non-balisée arrive; ne pouvant aller plus à cause de la foule, elle s’arrête de l’autre côté de la place centrale.

Un homme en descend; c’est l’inspecteur Paul Quesnel.