lundi 16 février 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

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Paul Quesnel savait que sa fille ne l’aurait pas appelé pour rien... En fermant son téléphone il se dit que le ménage autour de la maison ne se fera pas aujourd’hui. Même si l’hiver est terminé depuis presqu’un mois, ce n’est pas aujourd’hui qu’il va ramasser les branches cassées, passer le râteau, bruler les feuilles mortes de l’automne dernier, tondre le gazon pour la première fois, ni retourner la terre de son potager et planter les radis et les carottes. Dommage, ça lui aurait fait du bien de prendre un peu de grand air de même que de faire de l’exercice. Non pas qu’il ne se sent pas en forme, les policiers se doivent de rester en bonne forme physique, mais il travaille beaucoup assis, en tout cas plus qu’avant, et aussi il y a l’âge qui fait son œuvre. Il ne peut plus courir aussi qu’il y a quelque années, et bien moins longtemps aussi. Il sait qu’il a un petit bedon qu’il n’avait pas il y a quelques années. Et puis il y a cette ancienne blessure à la cheville qui l’incommode. Un soir, une dizaine d’années après le début de sa carrière, il avait du poursuivre avec un collègue, deux revendeurs de drogue. Ils s’étaient enfuis dans une fourrière de voitures. En sautant par-dessus la barrière en grillagée, il était mal retombé et s’était étiré le tendon d’Achille gauche. Il avait eu la jambe dans le plâtre pendant six semaines et avec de la physiothérapie sa blessure avait bien guérie. Mais voilà que son corps est moins souple qu’avant et parfois quand il marchait plus que d’habitude, les jours d’humidité, sa cheville lui tire un peu. Heureusement il n’a aucun mal de dos. Il sait que son corps est encore vigoureux, ses muscles encore saillants. Il aime bien faire un peu de levée de poids et de musculation dans la petite sale d’entraînement du poste de la SQ.
Depuis son divorce, il y a quinze ans, il s’était contenté de regarder les jolies femmes de loin. Il avait eu quelques aventures, mais ça le mettait mal à l’aise chaque fois. Ses enfants auraient bien voulu le remarier. Une fois ils avaient organisé un rendez-vous « secret ». Roxanne avait invité une amie pour une après-midi, elle devait avoir treize ans, et au moment où sa mère, elle aussi divorcée, était venue la chercher, les quatre enfants avaient disparu. Paul et la mère en avaient bien ri. Ils avaient passé un bon moment, ils s’étaient même revus, mais ça n’avait pas cliqué. Paul savait qu’il était encore capable d’avoir de désirs, sa libido n’était pas en panne, mais bon, quelle femme pouvait se sentir attirée par un chef de police dans la cinquantaire ?
-Et puis, il faudrait vraiment que je boive moins de café.
Il vide sa tasse dans l’évier et va s’habiller. Il ne se met pas en uniforme, car il veut que Roxanne garde le contrôle - il se doute bien que s’il met son uniforme, automatiquement tout le monde va s’adresser à lui plutôt qu’à elle - mais prend tout de même sa casquette et bien sûr son insigne. « Paul Quesnel, enquêteur ». Il sourit toujours de guingois en voyant son nom. Ses collègues l’ont longtemps taquiné sur ses initiales « P.Q. », comme dans « Parti québécois »… pour lequel il n’a jamais voté et pour lequel il ne votera jamais. Il n’est pas royaliste ni fédéraliste d’un océan à l’autre, mais quand même vouloir séparer le Canada, c’est un peu trop fort pour lui. Selon lui, la résistance sera grande dans la région en cas de « séparation » du Québec; bien des gens de demanderaient immédiatement le rattachement de l’Outaouais à l’Ontario voisine. Comme il n’aime aucun des autres partis politiques actuels, il est un peu embêté.
Il sort la voiture de l’allée et prend la route 327. Il écoute une valse de Chostakovitch. Depuis le temps qu’il travaille dans la région il en connaît tous les coins. Il n’a jamais eu besoin de GPS. Il y en a un dans chacune des voitures balisées; les jeunes ne jurent que par ça aujourd’hui, mais lui ne l’a jamais allumé. Juste le temps que ça prend de le programmer et d’attendre le choix de routes, il est déjà rendu à destination. Il adore rouler dans ces paysages des Basses-Laurentides tout en vallons et en collines en palier aux routes élégamment sinueuses. On voit rapidement que la végétation change, dès que l’on quitte la vallée de l’Outaouais comme tel, la forêt devient plus dense, plus touffue. On imagine facilement toute la vie sauvage qui peut s’y cacher.
Noyan, Noyan… C’est un petit village qui s’étend autour d’une fourche de deux routes et sur trois petites collines en succession. Il y a une église, oui c’est ça, au centre du village. Je n’avais pas remarqué le presbytère. Comment est-ce ? Oui, on arrive par l’ouest, à droite il y a un petit lac, le Lac Paquette, quelque chose comme ça, à gauche une station-service, où est-elle située avant ? puis en montant, il y a le cimetière, la salle communautaire, l’église, le presbytère, l’école et les bureaux municipaux et le garage municipal. À quelque part, il y a un terrain de jeu. Un peu plus loin il y a une sorte de resto-bar miteux, je crois. Rien de vraiment original. Pas beaucoup de bâtiments d’époque. Beaucoup de maisons en bois des origines ont brulé ou ont été démolies...
                Ah là je me souviens ! Il y a une quinzaine d’années il y a avait eu toute une série d’incendies sur le même chemin, le chemin Groulx, qui s’en va vers Brookhill; sept ou huit maisons avaient brulées la même nuit, des incendies criminels, c’était évident. Il y avait eu un mort je crois, un homme âgé si je me souviens bien, qui n’avait pas pu sortir assez vite de sa maison. Pour la plupart, c’était des chalets ou des maisons d’été inoccupées à ce moment-là. On n’avait jamais attrapé l’incendiaire; je suis sûr que bien des gens savaient ou du moins se doutaient de qui il pouvait s’agir, mais personne n’avait été dénoncé, et personne n’avait été accusé.
Roxanne ne lui avait pas dit grand-chose.
-Viens, il y a eu un drôle d’accident à Noyan et je voudrais que tu viennes voir.
Il s’était abstenu de lui dire qu’il aurait bien voulu profiter de sa journée de congé pour nettoyer le terrain. Il ressentait un mélange de joie et de fierté. Il arrive au village; une dernière courbe et il voit les premières maisons.
-La station service n’est pas près du lac mais  à l’entrée du village. En face, on a aménagé une petite halte. C’est vrai en hiver les gens patinent sur le lac. Et le lac s’appelle le « Lac Raquette ».
Paul ralentit; il observe tout ces gens qui vont et viennent dans tous les sens. Des petits groupes se sont formés et ça discute ferme. Il doit se stationner plus loin et il se fraye un chemin dans la foule. Le cordon de sécurité et dressé. Il voit Turgeon qui, avec Vaillancourt et Turbide arrivés dans la deuxième voiture, essaye de calmer tout le monde. Il déambule tranquillement écoutant les bribes de conversations qui lui parviennent.
-…une histoire épouvantable !
-Le pauvre pasteur Saint-Cyr… Dans quel état on l’a ramassé !
-Il est vraiment mal tombé. Pis en plus rester comme ça toute la nuit, c’est assez épouvantable !
-C’est vraiment un accident bête comme ça s’peut pas.
-En tout cas, ça a donné tout un choc aux jumelles Godin !
-Mets-en ! Leur « Don Juan » d’une nuit !...
-C’est sans compter les autres…
-Où est Roxanne ? demande Paul à Turgeon.
-Bonjour inspecteur. À l’intérieur.
Les policiers savaient bien qu’ils étaient père et fille. Au début, certains d’entre eux, pour ne pas dire tous, leur avaient jeté quelques regards interrogateurs, soupçonneux, ne sachant pas trop ce que cela augurait. Mais rapidement, Paul avait mis les choses au clair par son leadership et en mettant tout le monde sur le même pied. Et puis Roxanne était vraiment un bon agent de police. Quelquefois, on les taquinait l’un ou l’autre, quand par exemple, quand Roxanne était en congé en on accusait Paul de favoritisme; ou alors quand l’ordinateur de Roxanne plantait on disait qu’elle tenait ça de son père. Le dicton national du poste de Papineauville était : « Tel père, telle fille ! », avec la variante consacrée : « Telle fille, tel père ! »
Paul rentre dans le presbytère, et voit sa fille en pleine méditation.
-Ah, papa, te voilà. Écoute, c’est le pasteur. Il habite ici; il est tombé en bas de l’escalier hier soir et on ne l’a retrouvé que ce matin par ses paroissiens quand ils ont vu qu’il n’arrivait pas à l’église. Les paramédics sont arrivés les premiers; ils l’ont trouvé baignant dans son sang, inconscient, en bas de l’escalier qui mène au sous-sol. Ils l’ont amené à Buckingham dans un état critique.
-Hmm…
Paul la laisse continuer.
-Je t’ai appelé à cause de tout ce monde. Quand je suis arrivée, ils se sont presque jetés sur moi et je ne voulais pas être seule pour les affronter. Je sais que j’ai bien fait.
Paul lui sourit peinant à ne pas trop laisser voir son admiration.
- Je sais que j’ai bien fait, car entretemps, en faisant le tour de la maison, j’ai découvert quelque chose. Ça pourrait être un accident bien sûr, mais maintenant je sais ce n’est pas un.
-Non ?
-Non, regarde…
En s’accroupissant sur le palier de l’escalier qui mène au sous-sol, Roxanne montre à son père de tous petits éclats de bois luisant. Son père, très intrigué, se penche par-dessus son épaule puis s’accroupit à son tour.
-Hmm, hmm …


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