lundi 28 août 2017

Un lieu de repos
Chapitre 17
               
Roxanne voit Jean-Yves Galarneau, le directeur du collège, se troubler à cette dernière intervention de son père, et se raidir sur sa chaise. Il est clair qu’il se s’attendait pas à ce genre de question. Que va-t-il répondre ?
-Je… je… je ne comprends le sens de votre question…
-Vous ne pouvez pas ne pas savoir que les deux victimes, Antoine Meilleur et Madeleine Chaput sa conjointe, ont été retrouvées mortes sur l’un des bancs du Sentier du Pèlerin au monastère des sœurs Très-Saints-Noms-de-Marie-et-Joseph de Plaisance. La supérieure de cette petite communauté s’appelle Gisèle Saint-Germain. Alors je voudrais simplement savoir si vous la connaissez, je veux dire si vous la connaissiez avant que toute cette histoire n’éclate dans les médias.
-Je… je… Comment… Que croyez-vous…
-Je ne crois rien, monsieur Galarneau, je vous demande seulement si vous connaissez personnellement sœur Gisèle Saint-Germain.
-Oui… oui… Vous avez raison, nous nous connaissons depuis plusieurs années.
Paul regarde intensément son interlocuteur. Roxanne quant à elle remarque que le sous-directeur Honorée Lépine semble lui aussi dans ses petits souliers.
-Racontez-moi donc… Comment avez-vous fait connaissance ?
-C’était il y a bien des années… Il y a plus de quarante ans. Nous étions tous les deux novices dans nos communautés respectives… Le noviciat sera à nous faire une idée juste et définitive sur notre vocation et nous avons, au cours de notre noviciat, plusieurs retraites pour réfléchir à tout ça. Elles pouvaient être d’une semaine ou deux, et nous avions un thème propre à la vie communautaire sur lequel nous devions nous pencher, réfléchir, et prier dans le but de mieux cerner notre vocation. Nos deux communautés ont voulu innover en permettant à des jeunes hommes et des jeunes femmes appelés à la vie communauté de vivre ces retraites ensemble. Il y avait aussi des raisons pratiques, parce que comme les vocations étaient en forte baisse à cette époque, ni l’une ni l’autre n’avait plus assez de postulants pour former un groupe de taille adéquate. Mais aussi, c’était une expérience qui allait bien dans l’air du temps, dans l’ouverture des communautés religieuses. Enfin bref, nous avons eu cette rencontre dans un centre de retraites dans les Laurentides; pendant une semaine nous avions eu pour thème : qu’est-ce que l’amour ? C’était durant l’été 1972.
-C’était un thème inspirant…
                Le directeur hausse la voix : « N’y voyez rien de mal ! Ce n’est pas du tout ce que vous pensez ! L’amour chrétien est un amour universel pour toutes les créatures de Dieu; c’est un amour altruiste, généreux, désintéressé; c’est un don de soi total; c’est très exigeant. C’est indispensable pour entre dans la vie communautaire. Il n’y a rien de charnel dans cet amour et il n’y a rien de charnel entre noue !
                -Donc, c’est à cette retraite en 1972 que vous avez fait la connaissance de sœur Gisèle Saint-Germain…
                -Oui, elle n’était pas « sœur » encore; elle était novice comme moi.
                -Et…
                -Et il ne s’est rien passé ! Rien du tout ! Je ne sais pas pourquoi vous me poser des questions sur cette histoire ! C’est du passé !
                Au contraire d’Honoré Lépine qui ne tient plus en place, qui semble vouloir être ailleurs à tout prix, Paul garde son calme.
                - Gisèle Saint-Germain devait avoir un certain charme, et peut-être que vous en aviez aussi. Vous vous êtes sans doute souris, vous vous êtes peut-être même arrangés pour vous retrouver tous seuls, un soir ou deux, pour mieux vous connaître… Je vous crois, monsieur Galarneau, quand vous me dites qu’il ne s’est rien passé. Mais ce que je crois aussi, c’est que vous avez toujours gardé contact l’un et l’autre.
                -C’est vrai; nous avons fait bien attention, mais on arrivait à s’envoyer des vœux pour Noël, pour Pâques, et ça nous faisait plaisir. Ensuite on s’est croisés dans des rencontres nationales ou internationales. Quand le pape Jean-Paul II est venu au Québec nous étions tous les deux dans l’équipe d’animation des jeunes; pendant un semaine nous avons travaillé côte à côté. Et maintenant avec l’internet, nous correspondons régulièrement.
                -Dites-moi une chose, monsieur Galarneau, vous saviez donc qu’Antoine Meilleur et Madeleine Chaput venaient passer du temps pour se reposer à l’ermitage des sœurs de Plaisance ?
                -Au début non. Les premières fois qu’ils sont venus, c’était avant qu’Antoine entame les poursuites judiciaires; ils venaient comme si de rien n’était. Sœur Gisèle ne savait même pas que c’était un de nos anciens élèves. Ce n’est que lorsqu’on en a parlé dans les médias qu’elle m’a informé du fait qu’ils faisaient des séjours réguliers chez elle.
                -Comment avez-vous réagi ?
                -Je ne comprenais pas… D’un côté sœur Gisèle me disait que tout se passait bien, qu’ils agissaient correctement, même s’ils n’étaient pas très bavards; elle me disait qu’ils semblaient apprécier leurs séjours au Centre de repos de Plaisance, et de l’autre côté, il nous poursuivait en justice; il nous attaquait brutalement, impitoyablement; il disait des choses ahurissantes. Comment il pouvait dire des choses si méchantes, si malveillantes sur nous alors qu’il appréciait ce que les sœurs faisaient pour eux. Je ne comprends toujours pas... C’est un peu schizophrénique comme attitude, n’est-ce pas ?
                -Monsieur Galarneau, je suis policier, je ne suis pas psychologue; alors je vais laisser le diagnostic aux experts.
                -Oui, c’est vrai…
Roxanne intervient en se penchant vers l’avant :
-Quand avez-vous vu sœur Gisèle pour la dernière fois ?
-Quand nous nous sommes vus… C’était probablement l’année dernière. C’était au plus fort de la tempête juridique. J’avais besoin de me confier à quelqu’un; alors elle m’a donné rendez-vous à Montréal pour m’écouter et me remonter le moral. On a passé un après-midi ensemble. J’avoue que ça m’a fait du bien.
-Mais vous êtes en contact régulier… Est-ce qu’elle vous a téléphoné, par exemple, pour vous informer de notre visite chez elle ?
-Oui, en effet, elle m’a téléphoné le soir même de votre visite. Mais elle n’a rien fait de mal ! Elle n’a rien divulgué de compromettant !
-Qu’est-ce qui aurait pu être compromettant ?
-Je veux dire qu’elle m’a seulement raconté comment ça s’était passé, des questions que vous lui aviez posées, des recherches que vous aviez faites. Elle n’a fait aucun commentaire sur le pourquoi de tout ça.
-Et je suppose que vous allez la rappeler pour lui faire un compte-rendu de notre visite chez vous.
Le directeur a subitmeent l’air accablé; ses épaules se sont affaissées, il parle d’une voix faible.
-Oui... c’est vrai.
Roxanne, tout comme Paul, voit Honoré blêmir. Ses doigts serrent la table d’une manière convulsive.
-Est-ce que… est-ce que j’ai répondu à toutes questions ? demande Jean-Yves Galarneau faiblement.
-Pour l’instant oui, répond Paul. Mais je vous préviens qu’il est presque assuré que nous reviendrons au cours de notre enquête.

Les deux hommes, Paul et Roxanne, se lèvent presque en même temps. Jean-Yves Galarneau et Honoré Lépine accompagnent le père et la fille jusqu’à la porte. Roxanne remarque dans le couloir une énorme horloge à pendule qu’elle n’avait par vue en venant. Quelle belle antiquité ! Ça doit dater d’au moins deux cent ans ! Sur le perron, ils se serrent la main. Les deux hommes rentrent aussitôt.
-J’ai l’impression que monsieur le directeur et son sous-directeur vont avoir une bonne discussion ! Il y a de l’orage dans l’air.
Miguel del Potro est là qui les attend avec Sabrina Portal. Ils montent sans dire rein ajouter dans les voitures et reviennent à petite vitesse au portail d’entrée et y rejoignent Isabelle Dusmenil et Daniel Casgrain. C’est à des deux derniers que Paul s’adresse :
« Je suis désolé pour vous; je vous ai fait venir dans le cas où il y aurait eu des arrestations, mais ce ne sera pas pour aujourd’hui.
-Comment ça s’est passé ?
-C’était le directeur et le sous-directeur. C’est surtout le directeur qui a parlé. On a établi qu’il y avait un lien, disons particulier, entre lui et la supérieure du convent de Plaisance, mais c’est tout. Est-ce que l’un ou l’autre est coupable de quelque chose ? Impossible à dire pour l’instant.
Il se tourne vers Miguel del Potro.
-Pouvez-vous surveiller les allées et venues de la maison pour les prochains jours ?
-Certainement; je peux aussi mettre son téléphone sous écoute, ou encore aller fouiller dans ses courriels personnels.
-Oui… ce n’est peut-être pas une mauvaise idée... Allons-y pour l’écoute et l’investigation des courriels. Je viendrais signer les documents nécessaires. En attendant, il est plus que l’heure d’aller manger. Qu’est-ce qu’il y a comme place bonne bouffe et discrète ici à Granby ? Il paraît que la ville est reconnue pour la qualité de sa gastronomie.
-Je vous conseille la Brûlerie sur la rue de la Gare. C’est tout près d’ici et il y a encore des tables extérieures même s’il commence à faire frais. Et puis, le restaurant est juste à côté de la rivière, il y a un beau coup d’œil.
-Va pour la Brûlerie.

Paul reviendra à Papineauville tout seul. Durant le repas Miguel Del Potro s’est montré être un hôte charmant. Paul et Roxanne ont raconté de façon plus détaillée leur visite au collège de Granby et il a su poser des questions pertinentes. Puis de façon subtile, il a proposé à Roxanne de venir remplir la documentation nécessaire et qu’ensuite ça vaudrait la peine qu’elle visite cette ville où elle n’était jamais venue auparavant; offre qu’à la surprise de Paul, elle avait accepté sans hésité. C’est vrai qu’elle est encore en congé, elle ne devait reprendre son service que la semaine prochaine. Miguel s’était engagé à la ramener à Montréal au terminus d’autobus.
Paul regarde l’autoroute 10 qui se déroule devant lui.

-Ah bien, quand je vais raconter ça à Juliette ! Je me demande ce qu’elle va en penser !

mardi 22 août 2017

Un lieu de repos
Chapitre 16
               
Les deux voitures de police se sont arrêtées devant la porte avant du pavillon principal. Paul avait tout d’abord pensé laisser Isabelle et Sébastien dans leur voiture à l’extérieur du portail qui donne sur la rue, mais il s’est dit qu’une voiture de police ainsi en vigile attirerait trop la curiosité. Déjà que la sensibilité des uns et des autres, public et personnel du collège, doit être à fleur de peau, c’est mieux d’éviter tout ce qui pourrait devenir des difficultés supplémentaires. Il leur a donc demandé de rentrer sur le terrain du collège et de rester près de l’entrée pour n’intervenir qu’en cas de besoin (par exemple, une fouille des lieux ou une détention immédiate, on ne sait jamais), tandis que Roxanne et lui continueraient avec les deux agents de Granby.
                L’allée qu’ils empruntent est bien ombragée par de grands arbres, érables, tilleuls, marronniers, bouleaux blancs légèrement oscillant doucement sous l’effet d’une petite brise. En montant la petite côte qui mène aux bâtiments, on découvre, en se retournant, un beau panorama sur la ville et ses environs. Le site est bien choisi pour un établissement d’enseignement. Le parc est bien entretenu, la pelouse a été récemment tondue. Ça et là on voit quelques parterres de fleurs et des potagers; probablement cultivés par les étudiants du collège qui doivent s’amuser à cueillir les légumes frais, se dit Paul. Au bout de 300 mètres se dressent le pavillon d’accueil; deux autres édifices se laissent entrapercevoir plus en arrière à travers les arbres. Le bâtiment à deux étages est massif sans être trop imposant. De grandes fenêtres percent la façade. Sur le fronton, Paul peut lire « 1920 A.D. » Un double escalier de quelques marches avec une rampe torsadée encadre le péristyle. Deux hommes s’y trouvent déjà, bien mis dans leur veston-cravate et l’air renfrogné qu’ils ne savent pas comment dissimuler; certainement le directeur et le sous-directeur dont a parlé Miguel Del Potro. Les policiers étaient visiblement attendus.
                -Bonjour… Je suis Jean-Yves Galarneau, directeur de l’établissement et voici mon assistant, Honoré Lépine.
                -Bonjour monsieur Galarneau. Je suis Paul Quesnel, directeur du poste de la Sureté du Québec à Papineauville et voici l’officière Roxanne Quesnel-Ayotte. Nous sommes accompagnés par les officiers Del Potro et Portal du poste de Granby. Je pense qu’on vous a informés de notre visite et du but de notre visite.
                -En effet; veuillez entrer.
                Que de formalités, de convenances ! pense Roxanne. Tout a l’air écrit d’avance, comme si la leçon a été apprise par cœur et toute prête à être récitée. C’est vrai qu’ils ont dû souvent répondre aux mêmes questions ces dernières années; mais si la conversation se déroule sur ce ton, on n’ira pas très loin.
Alors que Paul se met à suivre les deux hommes, Miguel fait un signe à Roxanne lui signifiant que lui et sa coéquipière vont rester à l’extérieur. Elle acquiesce.
Le petit groupe pénètre dans le bâtiment. Les plafonds sont hauts; les couloirs sont vastes, couleur écaille d’œuf. On peut y voir suspendues quelques statues de saints catholiques. Il est évident que le ménage est fait au quotidien; il n’y a ni papier par terre, ni poussière qui traine. Plutôt que de les amener jusqu’à son bureau à l’étage, après avoir franchi le vestibule, le directeur les mène simplement à une petite salle adjacente au secrétariat. Derrière sa vitre, une téléphoniste les regarde passer d’un air las et soupçonneux. Aucun bruit ne provient de l’immense bâtiment.
-Ici, nous pouvons parler tranquilles, dit le directeur Galarneau en faisant signe aux policiers de prendre place. Dans la petite pièce il a quelques sièges d’un vieux style mais en bon état, et une table dans un coin avec un nécessaire à café. Quelques armoires s’alignent sur les murs.
-Merci… fait Paul en s’assoyant. En effet, ici nous seront tranquilles… Je remarque que ce n’est pas très animé…
-En effet, à cette heure-ci la plupart de nos élèves sont en classe; d’autres sont à l’étude.
-C’est une belle journée… Ils n’ont pas envie d’aller travailler dans leurs jardins ?
Roxanne sourit intérieurement de voir l’étonnement sur le visage du directeur. Son père veut simplement l’amener sur son terrain à lui.
-C’est vrai; ils s’y mettront sans doute cette après-midi. Comme, je vous le dis, actuellement, ils sont en classe ou en train d’étudier leurs leçons ou de faire leurs devoirs.
-Oui… ou peut-être ont-ils reçu la consigne de ne pas sortir ce matin ?
Pas de réponse.
-Je ne vous accuse de rien, monsieur Galarneau, et je ne veux pas vous causer plus de soucis ni de problèmes que vous en avez actuellement, mais je vais être franc avec vous : il y a eu deux morts suspectes sur mon territoire et je veux découvrir la vérité. Alors, je veux que vous répondiez à mes questions en ne disant que la vérité !
Honoré Lépine intervient :
-Nous ne sommes pas mêlés à cette histoire !
-Je n’ai pas avancé d’accusation de ce genre, il me semble, monsieur Lépine. Raconte-moi plutôt ce que vous savez d’Antoine Meilleur…
Jean-Yves Galarneau reprend la parole :
-Antoine Meilleur était pensionnaire à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, de 1968 à 1975; il a fait toute sa scolarité primaire chez nous. Au secondaire, il est allé à la « polyvalente » de Granby et nous ne nous sommes plus préoccupés de son sort. Il y a trois ans, comme vous le savez sans doute, il a intenté une poursuite contre certains membres de notre personnel, en fait principalement, contre un frère qui était professeur à l’époque, pour abus physique et… sexuel. Ensuite plusieurs autres garçons de sa génération se sont ajoutés à la plainte et récemment, comme vous le savez aussi certainement, le collège ainsi que notre communauté a perdu sa cause et nous été condamnés à payer des indemnités, « des dommages et intérêts » comme on dit, aux victimes.
-Trente-six millions de dollars, n’est-ce pas ?
-En effet…
-C’est toute une somme !
-Oui, en effet…
Comme Paul ne semble pas vouloir lui poser une autre question le directeur poursuit :
« Nous n’avons évidemment pas cette somme. Nous allons interjeter appel, non pas sur le verdict mais sur la sentence. Nous devrons certainement envisager de vendre plusieurs de nos œuvres dont ce collège évidemment. Nous terminerons l’année scolaire et ce sera tout. D’ailleurs plusieurs parents ont déjà retiré leurs enfants de notre institution, même si plus aucun frère ne fait partie du personnel enseignant.
-Faisiez-vous partie de accusés ?
-Non, pas de tout. Ce sont soit des frères âgés ou d’autres qui sont décédés qui ont étaient accusés.
-Parlez-moi d’Antoine Meilleur… Comment était-il quand il était élève dans votre école ?
-Je ne peux vous répondre; il était déjà parti quand je suis arrivé ici, de même que pour Honorée Lépine. Nous le l’avons pas connu enfant.
-Mais vous avez appris à le connaître…
-Je ne comprends pas…
-Je veux dire : c’est lui qui a sonné la charge dans cette histoire d’abus et vous vous êtes défendus; mais vous avez bien dû vous informer auprès des frères qui l’avaient connu, vous avez dû, vous-mêmes ou vos avocats, consulter les registres, regarder dans les archives…
-C’est vrai… C’était un élève moyen, ni brillant, ni cancre. Il n’était ni trop studieux, ni paresseux; il participait convenablement aux activités; il faisait ce qui lui était demandé.
-Il était pensionnaire ?
-Oui; il venait d’une famille peu fortunée, des agriculteurs de la région de Saint-Ignace, et il a pu venir à notre collège grâce à une bourse qu’avait demandée son curé : la paroisse payait la moitié et nous payions l’autre. Comme tous les autres pensionnaires, il repartait chez lui, le vendredi soir pour revenir le dimanche soir; en plus des fêtes, bien sûr.
-Et pendant toutes ces années… combien… six ans, il n’y a rien eu à son dossier ? Aucune note sur un comportement étrange ou sur son équilibre émotionnel ?
-Non… rien de ce genre… Il est vrai…
Paul regarde son interlocuteur.
-Il est vrai que… le contexte social était différent d’aujourd’hui, et académique aussi... Les contrôles n’étaient pas ce qu’ils sont de nos jours… C’est un peu comme pour la violence faite aux femmes…
-Ne faites pas dévier le propos, monsieur Galarneau ! coupe Paul. Il n’y avait aucun contrôle sur les comportements répréhensibles de personnel, et notamment religieux, de cette école, c’est ça qui importe. Il y a donc eu abus physique et sexuel, n’est-ce pas ?
-Je ne peux répondre à cette question; nous allons interjeter appel, et mes avocats nous ont conseillé de ne rien dire sur la cause qui pourrait se retourner contre nous.
Roxanne décide de repartir dans une direction :
-Combien de membres compte votre communauté ?
-En tout et pour tout, il reste cent onze membres.
-Et la plupart d’entre eux doivent être âgés, je suppose.
-C’est exact; la moyenne d’âge et de 83 ans; le plus âgé a 99 ans et vit dans notre maison de retraite à Sherbrooke; Honoré Lépine et moi sommes parmi les plus jeunes. Nous n’avons pas eu de nouvelle vocation depuis vingt-cinq ans.
-Et, si je comprends bien, aucun d’entre eux, à part vous deux, ne travaille au collège ?
-En effet; nous avons laissé l’administration de notre collège à des laïcs en 2001. C’est un groupe tout à fait autonome qui gère l’école, même si les bâtiments nous appartiennent encore.
Honoré Lépine intervient à son tour :
-Aucun des frères ne peut avoir commis ces crimes ! C’est impossible ! Ils sont soit trop âgés, ou alors...
-Je ne vous accuse pas, monsieur Lépine; j’essaye simplement de me faire une idée de votre situation.
-Est-ce que vous avez d’autres questions pour « bien comprendre la situation » ?

-Moi, j’en ai une, monsieur Galarneau, reprend Paul. Dites-moi quels sont vos liens avec sœur Gisèle de la communauté des Très-Saints-Noms-de-Marie-et-Joseph de Plaisance…

lundi 14 août 2017

Un lieu de repos
Chapitre 15

                La discussion entre le père et la fille s’était poursuivie un bon moment. La soirée était maintenant passablement avancée. Paul avait montré à Roxanne les photos qui avaient été prises sur les lieux du crime, des crimes : quelques vues générales du site, des bâtiments, du sentier en question, plusieurs clichés des corps, l’arme du crime qui gisait dans l’herbe. Il lui avait montrer les dépositions des divers « témoins », le groupe des six cyclistes, Martin Brisson, dont ont pouvait considérer troubles le passé et le témoignage, Alexandra Châteauneuf, qui avait découvert les corps par hasard, Frédérique Tousignant, le photographe du groupe et qui s’était disputé avec Brisson la veille, et enfin celles de Diana Gonzalez, d’Emma Wilson et de Jean-Jacques Bérubé.
                -Généralement les photographes ont un bon œil, avait commenté Roxanne en parlant de Frédérique Tousignant; il est curieux qu’il n’ait rien remarqué de particulier.
                Paul avait acquiescé. Il lui avait aussi montré les transcriptions des interrogatoires des religieuses, sœur Gisèle, la supérieure, sœur Annette qui était de garde le soir, sœur Madeleine qui était en poste le matin.
                -Bon, on devrait arrêter pour ce soir. Je suppose que tu as ta voiture. Est-ce que tu viens à la maison ?
                -Avec tout ça, je ne t’ai même pas demandé des nouvelles de Juliette; toujours aussi gentille ?
                -Et encore plus ! Merveilleuse ! Avec l’automne qui vient et la fin de la saison touristique, elle s’apprête à fermer son salon de thé. Elle ne va s’occuper que de la bibliothèque. Tu veux que je l’appelle et qu’elle vienne nous rejoindre ?
                -Non, non, ça va; je vais rentrer chez moi. J’ai besoin de me retrouver dans mes affaires…
                -Tu es sûre que ça va ? Que tu peux rester seule ?
                -Mais oui; ne t’en fais pas… Et vous, vous n’avez pas encore déménagé ensemble vous deux ?
                -Il n’y a rien qui presse; et puis il y a quelque chose de… comment dire ? de "pétillant" de se voir comme ça chez l’un et chez l’autre, comme si on avait envie de se fréquenter encore un peu. Ça nous incite à jouer le jeu de la séduction à chaque fois que l’on se voit. Et j’avoue que je ne déteste pas ça… Oh, pardonne-moi de dire ça comme ça, alors que tu viens juste de quitter Fabio !
                -Ce n’est pas grave; ça va je te dis. Je vais survivre, et puis vous êtes si beaux tous les deux; vous me donnerez envie de recommencer moi aussi…
                Ils sortent du bureau; Paul passe son bras sur les épaule de sa fille et l’étreint doucement.
                -Je l’aime…
                En se dégageant, Roxanne le regarde fixement :
-Tu sais, je crois qu’il faut se pencher sur trois choses, au moins, peut-être quatre. Il faut bien sûr aller "houspiller" cette sœur Gisèle; tu as raison, après ce qu’elle a dit sur ce qu’elle savait sur le mal de vivre des deux victimes, il est impossible qu’elle ne sache rien sur cette histoire de procès. Surtout que c’est une religieuse et que c’était une communauté religieuse qui était poursuivie ! C’est sûr et certain qu’elle connaissait l’histoire; ces gens-là ne vivent pas sur une planète.
Paul s’arrête et s’appuie sur le mur.
-Deuxio, il faut aller de suite faire un tour chez les frères de Granby ! Tu as raison là-dessus… Rien ne dit - pour l’instant - qu’ils sont coupables ou qu’ils sont mêlés aux crimes d’une quelconque façon, mais ils pourraient certainement nous en apprendre sur le caractère de deux victimes, sur leurs motivations, sur les fréquentations. Ils ont certainement entendu la nouvelle aux informations. Comment l’ont-ils pris ? Comme un soulagement ? Comme une autre tuile qui leur tombe sur la tête ?
-Oui, c’est à vérifier; mais…
-Tercio ! Il y a bien sûr le groupe de cyclistes et peut-être même le passé de ce Martin Brisson, il ne fait rien négliger, mais, et c’est mon quatrièmement, il y a aussi les familles des deux victimes : ça pris un certain temps pour qu’elles se manifestent, et encore il t’a fallu faire des recherches, presque quarante-huit heures que ça a pris ! comme si elles ne voulaient rien savoir d’eux, comme si elle ne se sentaient pas concernées ! Tu ne trouves pas ça étrange ? C’est louche. Pourtant, elles n’étaient pas à Tombouctou ou à Ouagadougou; moi, de Cuba je l’ai appris assez vite.
Paul recommence tranquillement à marcher vers la porte.
-Tu ne réponds pas !?
Paul l’entraîne vers la sortie.
-C’est vrai tout ce que tu dis, mais maintenant tu vas me faire le plaisir immense et inégalable de partir avec moi; on va quitter ce lieu et on s’en va chacun dans notre demeure. Tu dois être fatiguée, tu as fait un long voyage et en plus, tu as vécu ton lot d’émotions ces derniers jours. Tu as besoin de rentrer chez toi, de prendre une douche et une bouchée dans l’ordre que tu voudras et de te mettre au lit. Je veux avoir une assistante fraîche et dispose et au meilleur de sa forme, demain matin à la première heure. Allez bisou et bonsoir !
Roxanne juge que, oui, il est préférable de ne pas répliquer.

Le lendemain, Paul et Roxanne roulent vers Granby. Comme Paul avait pris des dispositions avec le chef de la Sureté du Québec de l’endroit, c’est par là qu’ils commencent. Les officiers Isabelle Dumesnil et Sébastien Casgrin les suivent dans une deuxième voiture.
-Je ne suis pas allé souvent à Granby. Je ne connais pas beaucoup ni la ville ni la région. Je sais qu’il y a un célèbre festival de chansons, mais c’est à peu près tout, souligne Paul dubitatif.
-Les guides touristiques disent que c’est une excellente ville gastronomique. Il y a même une semaine de compétition entre restaurants en juillet. Ce ne doit pas être très bon pour la ligne des Granbyens…
Arrivés par l’autoroute 10, ils entrent dans la ville par la rue Cowie; ils traversent au ralenti le centre-ville, puis bifurquent vers le Lac Boivin. Il est onze heures du matin en ce beau et frais jour d’automne.
Ils logent une piste cyclable bien fréquentée tant par la population locale que par les touristes.
-Ne me dis qu’on aura encore affaire à des cyclistes !...
-C’est ici, à droite.
Ils s’arrêtent devant un portail imposant en pierres de grande taille qui soutient une porte en fer forgé tout aussi imposante et qui semble fermée pour l’instant. De la rue, il faut monter une petite côte pour une accéder. On peut voir un parc bien entretenu et, entre les grands arbres, un ou deux bâtiments vers le fond. Quelques badauds se retournent. Paul croit voir un journaliste qui prend quelques photos de l’autre côté de la rue. Une autre voiture de police est déjà sur les lieux.
-Bonjour. Je suis Miguel Del Potro, assistant du directeur du poste de la Sureté du Québec de Granby Jean-René Arpin. Et voici l’officière Sabrina Portal. Chef Arpin Il m’a confié la tâche de vous accueillir et de vous accompagner; il n’a pas pu venir lui-même car il a dû partir pour une urgence à Cowansville.
-Bonjour, merci d’être là.
Même si cet homme qui lui tend la main et qui s’exprime sans aucun accent étranger, et même avec une plaisante dignité, comme malgré lui, Paul se fait la réflexion, en pensant à Fabio, qu’indéniablement il est lui aussi d’origine latino-américaine. Il regarde Roxanne de biais qui lui sert la main à son tour.
-Voici, mon assistante, Roxane Quesnel-Ayotte, et voici les officiers Dusmenil et Casgrain. Je suppose qu’on nous attend.
-Oui, les autorités du collège ont été prévenues. Le directeur s’appelle frère Jean-Yves Galarneau, et le sous-directeur frère Honorée Lépine. Ce doit être la pagaille à l’intérieur. Cette histoire de procès, qui a duré des années, et dans laquelle les frères ont finalement été condamnés, a déjà considérablement causé du tort à la réputation du collège. Je pense que leurs inscriptions ont diminué de cinquante pour cent ou dans ses eaux-là. Ils ne s’en sont sortis que parce que tous les professeurs sont maintenant des laïcs. On ne retrouve des religieux qu’à la direction et sur le Conseil d’administration. Et maintenant avec la mort suspecte du principal plaignant et celle de sa conjointe, s’il fallait qu’il y ait un lien entre les deux histoires, ça va être, si je peux m’exprimer de cette façon, leur coup de mort.
-Ce qui veux dire qu’on ne sera donc pas accueillis avec des sourires et bouquets de fleurs, intervient Roxanne.
-Non ! reprends Miguel Del Potro avec un petit rire spontané. Ce serait plutôt le contraire : avec un brique et un fanal, comme on dit !
Paul plisse les yeux. Qu’est-ce qui se passe ici ?...
-Qu’est-ce qu’il faut savoir de plus ?
-Vous savez l’essentiel.  Tout le monde à Granby a suivi cette histoire de procès aux informations. Tout le monde y allait de ses commentaires. Le collège faisait la manchette, de la mauvaise façon ! presqu’à chaque semaine ! Tous les grands réseaux ont envoyé des équipes en reportage à Granby, surtout au début. Et quand le jugement est tombé il y a un mois, ça a été pareil, et même pire ! Vous pensez : trente-six millions ! Vous auriez dû voir la pagaille ! Regardez, le journaliste du journal local est déjà sur place pour cous prendre en photos… La communauté va porter le jugement en appel c’est sûr, mais comment ils vont pouvoir payer ça ? C’est la grosse question. Probablement qu’ils vont devoir vendre la majorité de leurs bâtiments au Québec y compris le collège de Granby. C’est une véritable institution ici à Granby. Je n’aimerais pas être dans leurs souliers.
-Ni même dans leurs petits souliers !
Miguel Del Potro pouffe à nouveau de rire.
-Ni même dans les petits souliers dans lesquels ils sont ! Vous avez raison. Mais bon, pour revenir à votre enquête, c’est sûr qu’ils n’ont vraiment pas envie de voir la police arriver, et en plus la police de Gatineau…
-De Papineauville, rectifie Paul.
-Ah oui, de Papineauville; désolé. Ils n’ont certainement pas envie d’être très coopératifs. Mais bon, ils ne pouvaient pas refuser de vous voir.
-Alors, allons-y. Plus vite on commencera, plus vite on sera fixés.

Miguel Del Potro ouvre sans effort l’imposant portail.

lundi 7 août 2017

Un lieu de repos
Chapitre 14
               
                -Bonjour cher père !
                Roxanne la bise à son père, un geste qu’ils ne se permettent pas souvent au travail, mais qui fait sourire Jocelyne.
                -Roxanne !? Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Tu ne devrais pas être à Cuba ? s’exclame un Paul tout ahuri de cette apparition, aussi subite qu’inattendue, celle de sa fille tout sourire et à la peau fraîchement basanée.
                -Et bien, ça a l’air que non ! Je suis revenue plus tôt !
                -Plus tôt !? Qu’est-ce que ça veut dire ?
                -Et si nous allions parler dans ton bureau… On y serait mieux, tu ne crois pas ?
                -Bon, bon allons-y; tu connais le chemin, je te suis.
                Mais plutôt que de précéder son père dans le couloir qui mène à son bureau, Roxanne glisse son bras sous le sien… un autre geste affectueux qu’ils ne se permettent généralement pas devant les collègues. Paul se laisse faire, mais n’en regarde pas moins sa fille du coin de l’œil. Il s’est passé quelque chose à Cuba; elle n’est pas revenue pour rien.
                Arrivée à destination, Roxanne laisse entrer son père en premier; et au lieu de s’asseoir à son bureau, il se dirige vers la petite table à rafraîchissements.
                -Qu’est-ce que je te sers ? Regarde, j’ai toute une collection de thés, gracieuseté de Juliette ! Thé vert, thé noir, thé japonais, biologiques. Et elle m’a équipé de tout l’attirail aussi. Regarde, j’ai « Noix magiques », « Super gingembre », Parfait fraise-rhubarbe », « Coco-choco »; tiens je t’offre « baies et agrumes », c’est plein de soleil. Je fais bouillir l’eau et tu me racontes… Il s’est passé quelque chose, n’est-ce pas ?
                -Oui…
Paul voit que sa fille cherche a restée en jouée, mais elle ne sourit plus de la même façon.
-Oui… j’ai quitté Fabio.
-Je suis désolé. Qu’est-ce qui s’est passé ?
-Je croyais… on croyait tous les deux que ce voyage nous ferait du bien. Depuis qu’il est reparti à Montréal, tu sais qu’on ne voyait plus que de temps en temps. Il allait bien. Ça lui avait fait du bien de retourner vivre à Montréal; il vivait dans une sorte de commune d’artistes et il pouvait travailler à son goût; l’inspiration lui était revenue. Il avait besoin de ces contacts constants avec d’autres artistes, de tous genres confondus, ça le stimulait énormément. Il n’arrivait pas encore à vivre de ses œuvres, mais il s’y investissait à fond. Et puis, Fabio, c’est un urbain. Il aime la ville; il en aime les bruits, les odeurs, les mouvements. Il faut que ça bouge… Et moi, quand j’allais le voir, je devais m’adapter à son environnement, à son mode de vie… à son rythme de vie ! Il ne se couchait jamais avant quatre heures du matin. Et puis, ses amis, ses amies artistes, rentraient et sortaient à tout venant; lui-même était toujours chez l’un ou chez l’autre à échanger passionnément sur tel ou tel sujet d’œuvre future, sur telle ou telle question, ou sur tel ou tel artiste à la mode. C’est moi qui ai eu cette idée de voyage dans le sud pour, comme on dit « se retrouver ». Tu sais qu’il ne peut pas retourner au Mexique parce que sa vie est menacée, alors on est allé à Cuba pour deux semaines…
-Et là ça n’a rien changé…
-Et non; il s’est trouvé des amis d’amis de connaissances, d’autres artistes et des musiciens aussi, et ça a été la même chose; il passait toutes ses soirées avec eux, avec les uns ou les autres dans des bars enfumés… et il ne revenait à notre hôtel que vers quatre heures du matin. Et puis l’espagnol de Cuba est si difficile à comprendre. Ils mangent tous les mots; ils ont plein d’expressions qui leur sont propres ! Je n’arrivais pas à bien suivre ce qu’ils se disaient entre eux, et personne ne semblait avoir envie de m’aider. Je commençais à regretter ce voyage qui m’apportait plus de frustrations que quoi que ce soit d’autres. Je ne pense pas qu’il y avait une ou des filles dans le portrait, mais il ne faisait même plus semblant de s’intéresser à moi. Il me faisait toutes sortes de belles promesses mais qui ne diraient que le matin. Et justement un matin…
-Quoi ? Il t’a dit qu’il te quittait ? Il t’a dit que c’était fini ?
Paul laisse sa fille prendre une gorgée de thé.
-Non, non; c’est moi qui suis partie. J’étais sur la plage avec ma tablette sur le site de Radio-Canada; j’essayais de rester un peu chaque jour au courant de ce qui se passait ici, et là, j’ai vu cette nouvelle, d’une double mort suspecte à Plaisance… Exactement dans ton territoire ! Je ne pouvais pas te laisser seul avec cette histoire. Je n’ai pas hésité longtemps; par internet, j’ai demandé l’annulation de mon vol et j’en ai réservé un autre qui pouvait me ramener le plus tôt possible. Je suis arrivée ce matin à Montréal; le temps de récupérer ma voiture et de m’en venir ici… Je ne me suis même pas arrêtée chez moi; mes bagages sont encore dans la voiture. Je voulais… je voulais te voir.
-Ah… c’est trop gentil !... Je… je suis désolé pour toi.
-Il fallait bien que ça arrive. Dans l’avion, j’avais le cœur gros; j’ai pleuré un peu, mais bon, je vais m’en remettre. Et puis, je ne suis pas partie en « voleuse »; je suis allée dire au revoir à Fabio. Il était un peu triste, mais lui aussi comprenait que ça aurait fini par arriver, et il m’a laissée partir avec un dernier câlin.
-Et bien, laisse-moi t’en faire un câlin : tu le mérites amplement.
Paul pose sa tasse et vient étreindre sa fille. Il sent quelques larmes lui monter aux yeux. Roxanne dit avec une petite voix : « Merci. »
-Bon, et bien maintenant que j’ai fini mon histoire, raconte-moi la tienne. Où en es-tu dans l’enquête ?
-Et bien, je ne suis pas rendu bien loin; je vais avoir besoin de ton aide… Tu sais peut-être qu’il y a un petit ermitage des sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie à Plaisance. C’est un lieu de retraite, les gens viennent pour s’y reposer, pour se ressource, pour une expérience spirituelle. C’est un lieu de calme et de tranquillité, propice à la réflexion intérieure, à la méditation; jamais on ne s’attendrait à y être confronter avec un acte de violence. Il y a un parcours, le « Sentier du pèlerin » qui fait quelque chose un kilomètres et demi sur leur terrain avec des station où on peut se reposer, ou méditer; un parcours aménagé pour la contemplation. C’est un sentier sinueux entre les bosquets d’arbres, qui longe parfois une rivière. Quand j’y allé, je me suis fait la réflexion, « c’est comme si on était dans un autre monde, comme si on avait atteint une autre dimension ». À intervalles réguliers, on trouve un poste d’arrêt avec un banc orienté vers un point de vue particulier. Ces arrêts sont aménagés de telle sorte qu’ils sont cachés l’un de l’autre, isolés les uns des autres; la distance et les courbes du sentier font qu’à partir d’un de ces arrêts on ne peut voir ni le précédent ni le suivant… et donc d’où on ne peut être vu si on veut suivre quelqu’un. À la septième station, celle qui est la plus éloignée des bâtiments du monastère, on a retrouvé assis, disons, affalés sur le banc, deux corps à demi couchés l’un sur l’autre; un homme et une femme, tués par arme à feu; ils forment un couple dans la vie; ils viennent de Gatineau. Les familles ont été prévenues. La femme était comme couchée sur les genoux de l’homme et lui tombé sur son corps à elle, les bras ballants. Ils avaient tous les une blessures à la tempe, le sang avait coagulé. On a retrouvé l’arme du crime, un pistolet RG70 de calibre 3; pas une arme très dangereuse. Pour être efficace, il faut vraiment tirer à bout portant. La mort avait eu lieu, la veille en soirée. Les corps ne portaient aucune autre marque de violence.
-C’est assez étrange…
-Oui, jusqu’à maintenant rien ne me permet de trancher entre un double meurtre et un pacte de suicide.
-Qui a découvert les corps ?
-C’est un groupe de cyclistes de Gatineau qui avaient fait halte pour la nuit à l’ermitage des sœurs en route vers Montréal. Rien ne permet de les soupçonner, bien que l’un d’eux, celui est l’organisateur, Martin Brisson il s’appelle, semble avoir un comportement étrange, la veille de la découverte, donc le jour de la mort des deux personnes. Il s’est un peu beaucoup emporté avec les autres membres du groupe parce qu’il voulait partir aux petites heures du matin, dans une sorte de défi personnel, en principe pour profiter du lever du soleil, et que les autres ne voulaient pas. De plus, il a fait carrière dans des agences de sécurité.
-Ça n’en fait pas un suspect.
-Non. Mais il y a une autre piste. Antoine Meilleur et Madeleine Chaput, c’est le non des deux victimes, ont été beaucoup impliqués, surtout lui, dans une poursuite judiciaire pour abus sexuels et violences psychologiques, qui concernait plus de 250 personnes contre des religieux de Granby où il avait été pensionnaire. Ça vient tout juste d’être réglé, mais ça a été une bataille judiciaire sans pitié. Je m’apprêtais à aller à Granby, histoire d’avoir la version des frères.
-Ils pourraient être mêlés à leur mort ?
-Je n’en sais rien, mais il faut bien trouver un motif quelque part.
-Et avec un bon motif, on peut dresser une liste de suspects…
-Cette histoire d’abus et de poursuite judiciaire n’est pas claire du tout… C’est peut-être le petit fil qui nous mènera à la solution
-Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

-C’est que la « mère supérieure », sœur Gisèle qu’elle s’appelle, celle qui s’occupe de l’ermitage, celle qui voit à tout, elle le savait; elle savait tout; et, quand je l’ai interrogée, elle ne m’en a rien dit… Pourquoi ?