mardi 22 août 2017

Un lieu de repos
Chapitre 16
               
Les deux voitures de police se sont arrêtées devant la porte avant du pavillon principal. Paul avait tout d’abord pensé laisser Isabelle et Sébastien dans leur voiture à l’extérieur du portail qui donne sur la rue, mais il s’est dit qu’une voiture de police ainsi en vigile attirerait trop la curiosité. Déjà que la sensibilité des uns et des autres, public et personnel du collège, doit être à fleur de peau, c’est mieux d’éviter tout ce qui pourrait devenir des difficultés supplémentaires. Il leur a donc demandé de rentrer sur le terrain du collège et de rester près de l’entrée pour n’intervenir qu’en cas de besoin (par exemple, une fouille des lieux ou une détention immédiate, on ne sait jamais), tandis que Roxanne et lui continueraient avec les deux agents de Granby.
                L’allée qu’ils empruntent est bien ombragée par de grands arbres, érables, tilleuls, marronniers, bouleaux blancs légèrement oscillant doucement sous l’effet d’une petite brise. En montant la petite côte qui mène aux bâtiments, on découvre, en se retournant, un beau panorama sur la ville et ses environs. Le site est bien choisi pour un établissement d’enseignement. Le parc est bien entretenu, la pelouse a été récemment tondue. Ça et là on voit quelques parterres de fleurs et des potagers; probablement cultivés par les étudiants du collège qui doivent s’amuser à cueillir les légumes frais, se dit Paul. Au bout de 300 mètres se dressent le pavillon d’accueil; deux autres édifices se laissent entrapercevoir plus en arrière à travers les arbres. Le bâtiment à deux étages est massif sans être trop imposant. De grandes fenêtres percent la façade. Sur le fronton, Paul peut lire « 1920 A.D. » Un double escalier de quelques marches avec une rampe torsadée encadre le péristyle. Deux hommes s’y trouvent déjà, bien mis dans leur veston-cravate et l’air renfrogné qu’ils ne savent pas comment dissimuler; certainement le directeur et le sous-directeur dont a parlé Miguel Del Potro. Les policiers étaient visiblement attendus.
                -Bonjour… Je suis Jean-Yves Galarneau, directeur de l’établissement et voici mon assistant, Honoré Lépine.
                -Bonjour monsieur Galarneau. Je suis Paul Quesnel, directeur du poste de la Sureté du Québec à Papineauville et voici l’officière Roxanne Quesnel-Ayotte. Nous sommes accompagnés par les officiers Del Potro et Portal du poste de Granby. Je pense qu’on vous a informés de notre visite et du but de notre visite.
                -En effet; veuillez entrer.
                Que de formalités, de convenances ! pense Roxanne. Tout a l’air écrit d’avance, comme si la leçon a été apprise par cœur et toute prête à être récitée. C’est vrai qu’ils ont dû souvent répondre aux mêmes questions ces dernières années; mais si la conversation se déroule sur ce ton, on n’ira pas très loin.
Alors que Paul se met à suivre les deux hommes, Miguel fait un signe à Roxanne lui signifiant que lui et sa coéquipière vont rester à l’extérieur. Elle acquiesce.
Le petit groupe pénètre dans le bâtiment. Les plafonds sont hauts; les couloirs sont vastes, couleur écaille d’œuf. On peut y voir suspendues quelques statues de saints catholiques. Il est évident que le ménage est fait au quotidien; il n’y a ni papier par terre, ni poussière qui traine. Plutôt que de les amener jusqu’à son bureau à l’étage, après avoir franchi le vestibule, le directeur les mène simplement à une petite salle adjacente au secrétariat. Derrière sa vitre, une téléphoniste les regarde passer d’un air las et soupçonneux. Aucun bruit ne provient de l’immense bâtiment.
-Ici, nous pouvons parler tranquilles, dit le directeur Galarneau en faisant signe aux policiers de prendre place. Dans la petite pièce il a quelques sièges d’un vieux style mais en bon état, et une table dans un coin avec un nécessaire à café. Quelques armoires s’alignent sur les murs.
-Merci… fait Paul en s’assoyant. En effet, ici nous seront tranquilles… Je remarque que ce n’est pas très animé…
-En effet, à cette heure-ci la plupart de nos élèves sont en classe; d’autres sont à l’étude.
-C’est une belle journée… Ils n’ont pas envie d’aller travailler dans leurs jardins ?
Roxanne sourit intérieurement de voir l’étonnement sur le visage du directeur. Son père veut simplement l’amener sur son terrain à lui.
-C’est vrai; ils s’y mettront sans doute cette après-midi. Comme, je vous le dis, actuellement, ils sont en classe ou en train d’étudier leurs leçons ou de faire leurs devoirs.
-Oui… ou peut-être ont-ils reçu la consigne de ne pas sortir ce matin ?
Pas de réponse.
-Je ne vous accuse de rien, monsieur Galarneau, et je ne veux pas vous causer plus de soucis ni de problèmes que vous en avez actuellement, mais je vais être franc avec vous : il y a eu deux morts suspectes sur mon territoire et je veux découvrir la vérité. Alors, je veux que vous répondiez à mes questions en ne disant que la vérité !
Honoré Lépine intervient :
-Nous ne sommes pas mêlés à cette histoire !
-Je n’ai pas avancé d’accusation de ce genre, il me semble, monsieur Lépine. Raconte-moi plutôt ce que vous savez d’Antoine Meilleur…
Jean-Yves Galarneau reprend la parole :
-Antoine Meilleur était pensionnaire à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, de 1968 à 1975; il a fait toute sa scolarité primaire chez nous. Au secondaire, il est allé à la « polyvalente » de Granby et nous ne nous sommes plus préoccupés de son sort. Il y a trois ans, comme vous le savez sans doute, il a intenté une poursuite contre certains membres de notre personnel, en fait principalement, contre un frère qui était professeur à l’époque, pour abus physique et… sexuel. Ensuite plusieurs autres garçons de sa génération se sont ajoutés à la plainte et récemment, comme vous le savez aussi certainement, le collège ainsi que notre communauté a perdu sa cause et nous été condamnés à payer des indemnités, « des dommages et intérêts » comme on dit, aux victimes.
-Trente-six millions de dollars, n’est-ce pas ?
-En effet…
-C’est toute une somme !
-Oui, en effet…
Comme Paul ne semble pas vouloir lui poser une autre question le directeur poursuit :
« Nous n’avons évidemment pas cette somme. Nous allons interjeter appel, non pas sur le verdict mais sur la sentence. Nous devrons certainement envisager de vendre plusieurs de nos œuvres dont ce collège évidemment. Nous terminerons l’année scolaire et ce sera tout. D’ailleurs plusieurs parents ont déjà retiré leurs enfants de notre institution, même si plus aucun frère ne fait partie du personnel enseignant.
-Faisiez-vous partie de accusés ?
-Non, pas de tout. Ce sont soit des frères âgés ou d’autres qui sont décédés qui ont étaient accusés.
-Parlez-moi d’Antoine Meilleur… Comment était-il quand il était élève dans votre école ?
-Je ne peux vous répondre; il était déjà parti quand je suis arrivé ici, de même que pour Honorée Lépine. Nous le l’avons pas connu enfant.
-Mais vous avez appris à le connaître…
-Je ne comprends pas…
-Je veux dire : c’est lui qui a sonné la charge dans cette histoire d’abus et vous vous êtes défendus; mais vous avez bien dû vous informer auprès des frères qui l’avaient connu, vous avez dû, vous-mêmes ou vos avocats, consulter les registres, regarder dans les archives…
-C’est vrai… C’était un élève moyen, ni brillant, ni cancre. Il n’était ni trop studieux, ni paresseux; il participait convenablement aux activités; il faisait ce qui lui était demandé.
-Il était pensionnaire ?
-Oui; il venait d’une famille peu fortunée, des agriculteurs de la région de Saint-Ignace, et il a pu venir à notre collège grâce à une bourse qu’avait demandée son curé : la paroisse payait la moitié et nous payions l’autre. Comme tous les autres pensionnaires, il repartait chez lui, le vendredi soir pour revenir le dimanche soir; en plus des fêtes, bien sûr.
-Et pendant toutes ces années… combien… six ans, il n’y a rien eu à son dossier ? Aucune note sur un comportement étrange ou sur son équilibre émotionnel ?
-Non… rien de ce genre… Il est vrai…
Paul regarde son interlocuteur.
-Il est vrai que… le contexte social était différent d’aujourd’hui, et académique aussi... Les contrôles n’étaient pas ce qu’ils sont de nos jours… C’est un peu comme pour la violence faite aux femmes…
-Ne faites pas dévier le propos, monsieur Galarneau ! coupe Paul. Il n’y avait aucun contrôle sur les comportements répréhensibles de personnel, et notamment religieux, de cette école, c’est ça qui importe. Il y a donc eu abus physique et sexuel, n’est-ce pas ?
-Je ne peux répondre à cette question; nous allons interjeter appel, et mes avocats nous ont conseillé de ne rien dire sur la cause qui pourrait se retourner contre nous.
Roxanne décide de repartir dans une direction :
-Combien de membres compte votre communauté ?
-En tout et pour tout, il reste cent onze membres.
-Et la plupart d’entre eux doivent être âgés, je suppose.
-C’est exact; la moyenne d’âge et de 83 ans; le plus âgé a 99 ans et vit dans notre maison de retraite à Sherbrooke; Honoré Lépine et moi sommes parmi les plus jeunes. Nous n’avons pas eu de nouvelle vocation depuis vingt-cinq ans.
-Et, si je comprends bien, aucun d’entre eux, à part vous deux, ne travaille au collège ?
-En effet; nous avons laissé l’administration de notre collège à des laïcs en 2001. C’est un groupe tout à fait autonome qui gère l’école, même si les bâtiments nous appartiennent encore.
Honoré Lépine intervient à son tour :
-Aucun des frères ne peut avoir commis ces crimes ! C’est impossible ! Ils sont soit trop âgés, ou alors...
-Je ne vous accuse pas, monsieur Lépine; j’essaye simplement de me faire une idée de votre situation.
-Est-ce que vous avez d’autres questions pour « bien comprendre la situation » ?

-Moi, j’en ai une, monsieur Galarneau, reprend Paul. Dites-moi quels sont vos liens avec sœur Gisèle de la communauté des Très-Saints-Noms-de-Marie-et-Joseph de Plaisance…

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