lundi 7 août 2017

Un lieu de repos
Chapitre 14
               
                -Bonjour cher père !
                Roxanne la bise à son père, un geste qu’ils ne se permettent pas souvent au travail, mais qui fait sourire Jocelyne.
                -Roxanne !? Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Tu ne devrais pas être à Cuba ? s’exclame un Paul tout ahuri de cette apparition, aussi subite qu’inattendue, celle de sa fille tout sourire et à la peau fraîchement basanée.
                -Et bien, ça a l’air que non ! Je suis revenue plus tôt !
                -Plus tôt !? Qu’est-ce que ça veut dire ?
                -Et si nous allions parler dans ton bureau… On y serait mieux, tu ne crois pas ?
                -Bon, bon allons-y; tu connais le chemin, je te suis.
                Mais plutôt que de précéder son père dans le couloir qui mène à son bureau, Roxanne glisse son bras sous le sien… un autre geste affectueux qu’ils ne se permettent généralement pas devant les collègues. Paul se laisse faire, mais n’en regarde pas moins sa fille du coin de l’œil. Il s’est passé quelque chose à Cuba; elle n’est pas revenue pour rien.
                Arrivée à destination, Roxanne laisse entrer son père en premier; et au lieu de s’asseoir à son bureau, il se dirige vers la petite table à rafraîchissements.
                -Qu’est-ce que je te sers ? Regarde, j’ai toute une collection de thés, gracieuseté de Juliette ! Thé vert, thé noir, thé japonais, biologiques. Et elle m’a équipé de tout l’attirail aussi. Regarde, j’ai « Noix magiques », « Super gingembre », Parfait fraise-rhubarbe », « Coco-choco »; tiens je t’offre « baies et agrumes », c’est plein de soleil. Je fais bouillir l’eau et tu me racontes… Il s’est passé quelque chose, n’est-ce pas ?
                -Oui…
Paul voit que sa fille cherche a restée en jouée, mais elle ne sourit plus de la même façon.
-Oui… j’ai quitté Fabio.
-Je suis désolé. Qu’est-ce qui s’est passé ?
-Je croyais… on croyait tous les deux que ce voyage nous ferait du bien. Depuis qu’il est reparti à Montréal, tu sais qu’on ne voyait plus que de temps en temps. Il allait bien. Ça lui avait fait du bien de retourner vivre à Montréal; il vivait dans une sorte de commune d’artistes et il pouvait travailler à son goût; l’inspiration lui était revenue. Il avait besoin de ces contacts constants avec d’autres artistes, de tous genres confondus, ça le stimulait énormément. Il n’arrivait pas encore à vivre de ses œuvres, mais il s’y investissait à fond. Et puis, Fabio, c’est un urbain. Il aime la ville; il en aime les bruits, les odeurs, les mouvements. Il faut que ça bouge… Et moi, quand j’allais le voir, je devais m’adapter à son environnement, à son mode de vie… à son rythme de vie ! Il ne se couchait jamais avant quatre heures du matin. Et puis, ses amis, ses amies artistes, rentraient et sortaient à tout venant; lui-même était toujours chez l’un ou chez l’autre à échanger passionnément sur tel ou tel sujet d’œuvre future, sur telle ou telle question, ou sur tel ou tel artiste à la mode. C’est moi qui ai eu cette idée de voyage dans le sud pour, comme on dit « se retrouver ». Tu sais qu’il ne peut pas retourner au Mexique parce que sa vie est menacée, alors on est allé à Cuba pour deux semaines…
-Et là ça n’a rien changé…
-Et non; il s’est trouvé des amis d’amis de connaissances, d’autres artistes et des musiciens aussi, et ça a été la même chose; il passait toutes ses soirées avec eux, avec les uns ou les autres dans des bars enfumés… et il ne revenait à notre hôtel que vers quatre heures du matin. Et puis l’espagnol de Cuba est si difficile à comprendre. Ils mangent tous les mots; ils ont plein d’expressions qui leur sont propres ! Je n’arrivais pas à bien suivre ce qu’ils se disaient entre eux, et personne ne semblait avoir envie de m’aider. Je commençais à regretter ce voyage qui m’apportait plus de frustrations que quoi que ce soit d’autres. Je ne pense pas qu’il y avait une ou des filles dans le portrait, mais il ne faisait même plus semblant de s’intéresser à moi. Il me faisait toutes sortes de belles promesses mais qui ne diraient que le matin. Et justement un matin…
-Quoi ? Il t’a dit qu’il te quittait ? Il t’a dit que c’était fini ?
Paul laisse sa fille prendre une gorgée de thé.
-Non, non; c’est moi qui suis partie. J’étais sur la plage avec ma tablette sur le site de Radio-Canada; j’essayais de rester un peu chaque jour au courant de ce qui se passait ici, et là, j’ai vu cette nouvelle, d’une double mort suspecte à Plaisance… Exactement dans ton territoire ! Je ne pouvais pas te laisser seul avec cette histoire. Je n’ai pas hésité longtemps; par internet, j’ai demandé l’annulation de mon vol et j’en ai réservé un autre qui pouvait me ramener le plus tôt possible. Je suis arrivée ce matin à Montréal; le temps de récupérer ma voiture et de m’en venir ici… Je ne me suis même pas arrêtée chez moi; mes bagages sont encore dans la voiture. Je voulais… je voulais te voir.
-Ah… c’est trop gentil !... Je… je suis désolé pour toi.
-Il fallait bien que ça arrive. Dans l’avion, j’avais le cœur gros; j’ai pleuré un peu, mais bon, je vais m’en remettre. Et puis, je ne suis pas partie en « voleuse »; je suis allée dire au revoir à Fabio. Il était un peu triste, mais lui aussi comprenait que ça aurait fini par arriver, et il m’a laissée partir avec un dernier câlin.
-Et bien, laisse-moi t’en faire un câlin : tu le mérites amplement.
Paul pose sa tasse et vient étreindre sa fille. Il sent quelques larmes lui monter aux yeux. Roxanne dit avec une petite voix : « Merci. »
-Bon, et bien maintenant que j’ai fini mon histoire, raconte-moi la tienne. Où en es-tu dans l’enquête ?
-Et bien, je ne suis pas rendu bien loin; je vais avoir besoin de ton aide… Tu sais peut-être qu’il y a un petit ermitage des sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie à Plaisance. C’est un lieu de retraite, les gens viennent pour s’y reposer, pour se ressource, pour une expérience spirituelle. C’est un lieu de calme et de tranquillité, propice à la réflexion intérieure, à la méditation; jamais on ne s’attendrait à y être confronter avec un acte de violence. Il y a un parcours, le « Sentier du pèlerin » qui fait quelque chose un kilomètres et demi sur leur terrain avec des station où on peut se reposer, ou méditer; un parcours aménagé pour la contemplation. C’est un sentier sinueux entre les bosquets d’arbres, qui longe parfois une rivière. Quand j’y allé, je me suis fait la réflexion, « c’est comme si on était dans un autre monde, comme si on avait atteint une autre dimension ». À intervalles réguliers, on trouve un poste d’arrêt avec un banc orienté vers un point de vue particulier. Ces arrêts sont aménagés de telle sorte qu’ils sont cachés l’un de l’autre, isolés les uns des autres; la distance et les courbes du sentier font qu’à partir d’un de ces arrêts on ne peut voir ni le précédent ni le suivant… et donc d’où on ne peut être vu si on veut suivre quelqu’un. À la septième station, celle qui est la plus éloignée des bâtiments du monastère, on a retrouvé assis, disons, affalés sur le banc, deux corps à demi couchés l’un sur l’autre; un homme et une femme, tués par arme à feu; ils forment un couple dans la vie; ils viennent de Gatineau. Les familles ont été prévenues. La femme était comme couchée sur les genoux de l’homme et lui tombé sur son corps à elle, les bras ballants. Ils avaient tous les une blessures à la tempe, le sang avait coagulé. On a retrouvé l’arme du crime, un pistolet RG70 de calibre 3; pas une arme très dangereuse. Pour être efficace, il faut vraiment tirer à bout portant. La mort avait eu lieu, la veille en soirée. Les corps ne portaient aucune autre marque de violence.
-C’est assez étrange…
-Oui, jusqu’à maintenant rien ne me permet de trancher entre un double meurtre et un pacte de suicide.
-Qui a découvert les corps ?
-C’est un groupe de cyclistes de Gatineau qui avaient fait halte pour la nuit à l’ermitage des sœurs en route vers Montréal. Rien ne permet de les soupçonner, bien que l’un d’eux, celui est l’organisateur, Martin Brisson il s’appelle, semble avoir un comportement étrange, la veille de la découverte, donc le jour de la mort des deux personnes. Il s’est un peu beaucoup emporté avec les autres membres du groupe parce qu’il voulait partir aux petites heures du matin, dans une sorte de défi personnel, en principe pour profiter du lever du soleil, et que les autres ne voulaient pas. De plus, il a fait carrière dans des agences de sécurité.
-Ça n’en fait pas un suspect.
-Non. Mais il y a une autre piste. Antoine Meilleur et Madeleine Chaput, c’est le non des deux victimes, ont été beaucoup impliqués, surtout lui, dans une poursuite judiciaire pour abus sexuels et violences psychologiques, qui concernait plus de 250 personnes contre des religieux de Granby où il avait été pensionnaire. Ça vient tout juste d’être réglé, mais ça a été une bataille judiciaire sans pitié. Je m’apprêtais à aller à Granby, histoire d’avoir la version des frères.
-Ils pourraient être mêlés à leur mort ?
-Je n’en sais rien, mais il faut bien trouver un motif quelque part.
-Et avec un bon motif, on peut dresser une liste de suspects…
-Cette histoire d’abus et de poursuite judiciaire n’est pas claire du tout… C’est peut-être le petit fil qui nous mènera à la solution
-Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

-C’est que la « mère supérieure », sœur Gisèle qu’elle s’appelle, celle qui s’occupe de l’ermitage, celle qui voit à tout, elle le savait; elle savait tout; et, quand je l’ai interrogée, elle ne m’en a rien dit… Pourquoi ?

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