lundi 26 février 2018


Cela se passait près d’un lac
Chapitre 19

Entrer dans le restaurant Chez matante de Brébeuf, c’était comme faire un voyage dans le temps, c’était comme faire un retour dans le passé. L’extérieur avait été dû être refait ou rénové quelques fois depuis sa construction au début des années 1960 à cause de intempéries et notamment des rigueurs de l’hiver; mais l’intérieur par contre, semblait être resté tel qu’il devait être lors de l’inauguration : les mêmes tables à banquettes rouge vif alignées le long du mur, le même comptoir tout en chrome devant lequel étaient fixés des tabourets tournants, pratiquement les mêmes planchers en bois franc qui avaient été recouverts pendant quelques décennies de tapis, tapis qui avaient heureusement disparu; les mêmes murs en contreplaqué terne et jauni; seules les affiches illustrant des camions dix-huit roues avaient été actualisées. C’est tout juste si on ne s’attendrait pas, en franchissant la porte, à entendre Heartbreak Hotel ou Don’t be cruel d’Elvis Presley. Non, la musique joue du country évidemment.
Quand on y regardait de plus près, on voyait que la cuisine modifiée avec des cuisinières électriques de modèles récents et des fours à micro-ondes et avec aussi l’ajout d’un grand four à pizza. Les salles de bain aussi avait été mises à niveau des besoins de la clientèle et aux normes actuelles. À un bout du comptoir, il y avait toujours une caisse enregistreuse d’époque, mais elle ne fonctionnait plus et, bloquée à $3,35, ne servait plus que comme élément du décor. La nouvelle caisse toute informatisée était, avec une distributrice de tablettes de chocolat, l’une des rares démonstrations de la modernisation.
Près de la caisse, mâchouillant une énorme gomme, trônait celle qui devait être la maîtresse de lieu, une femme… toute en rondeurs et on aurait même pu dire tout en ronds : sa tête toute ronde, aux deux yeux ronds, était posée sur un corps lui-même tout rond; et corps que complétaient des bras bien ronds et probablement des cuisses et de mollets bien ronds, pour l’instant caché derrière le comptoir. Et regard de Paul essayait bien de ne pas trop s’attarder sur les seins joliment ronds de cette maîtresse-femme.
-Bonjour !...
-B’jour…
Après avoir quitté le bureau de la municipalité, Paul et Roxanne ont stationné leur voiture, à quelque cinquante mètres tout juste sur le côté du restaurant. Comme d’habitude, leur arrivée, celle de deux agents de la Sureté du Québec en uniforme et portant leurs armes, un homme officier avec des galons et une jeune femme, leur arrivée donc n’est pas passée inaperçue : tous les regards ou presque se tournent vers eux; et ceux qui les dévisagent par directement, le font par-dessous leurs lunettes ou par-dessus leur journal.
Paul sait qu’il ne sert à rien de jouer la discrétion; alors autant mieux faire diminuer la tension par quelque boutade.
-Bonjour madame… dit-il en faisant un grand geste du bras. Je suppose que c’est vous « Matante » qui nous accueille dans son domaine ?
-Oh non, vous vous trompez de génération, mon cher capitaine. La « Matante », c’était ma tante Françoise, la femme de mon oncle Maurice. C’est lui qui a construit le restaurant. Ils n’ont pas eu d’enfants et ma tante Françoise était bien triste de ça; c’est vrai, elle aimait tous les enfants du village, elle leur donnait toutes sortes de confiseries, et eux autres, les enfants, ils l’appelaient « ma tante ». Le nom est resté. Et j’ai hérité du restaurant. Je vous apporte des menus ?
-On va commencer par deux cafés, s’il vous plaît.
Paul et Roxanne s’assoient à une table à mi-chemin de la porte. Les yeux sont encore braqués sur eux, mais ils se détournent tranquillement. Aux autres tables, il n’y a que cinq autres clients; un homme qui semble être un camionneur et qui termine un copieux petit déjeuner, un jeune couple qui semble se bouder royalement et deux autres, les éternels habitués de la place qui sirotent leur café en lisant le Journal de Montréal. C’est vrai qu’on est encore qu’en milieu d’avant-midi, les clients arriveront sans doute en plus grand nombre pour diner. On entend les bruits coutumiers de la cuisine.
C’est une fille dans la jeune vingtaine qu’ils n’avaient pas remarquée immédiatement qui vient leur apporter leur café. Elle a les cheveux auburn légèrement bouclés retenu pas un bandeau couleur saumon. Roxanne se dit que si elle a les paupières maquillées d’une jolie teinte bleu pervenche, elle en a mis une couche trop épaissie. Paul remarque plutôt qu’elle a un petit anneau d’or dans la lèvre inférieure. Quand elle ouvre la bouche on peut voir qu’elle a aussi une perle plantée dans la langue. Elle porte un uniforme qui n’est pas de la première fraîcheur et un peu trop serré, ce qui fait que sa poitrine étire le tissu en avant et sur les côtés.
-Voilà vos cafés…
-Merci bien.
En levant les yeux, Paul lit sur son épinglette Rosy.
-Merci… heu… Rosy… C’est bien comme ça que tu t’appelles ?
La jeune fille, probablement déjà impressionnée de servir des policiers en service, paraît un peu décontenancée de se faire ainsi interpelée.
-Heu… Oui ! Heu… non !... Oui, c’est vrai, ici tout le monde m’appelle Rosy, parce que c’est plus court…
-Et c’est quoi ton vrai nom ?
-Anne-Rose…
-Anne-Rose ?? C’est vrai ?
-Oui, c’est vrai !... Pourquoi qu’est-ce que j’ai fait ?
-Rien, tu n’as rien fait bien sûr… mais c’est juste que… tu vois, j’ai eu une fille dans la vie, mais si j’en avais eu une deuxième, je l’aurais appelée Anne-Rose. Je trouve que c’est un très joli prénom et qui est peu fréquent en plus.
-Ben… merci… J’ai jamais pensé que les policiers pouvaient avoir des enfants… Ils sont tellement occupés… Ça doit être… J’sais pas…
-Palpitant ?
-Ouais, quelque chose comme ça. En tout cas, être policier, ça doit être intéressant, je suppose.
-Écoute, Rosy, ou plutôt Anne-Rose, moi je préfère bien mieux t’appeler comme ça, je te donne ma carte et si jamais tu passes par Papineauville, fais-moi demander et je répondrais à toutes tes questions et même, je vais te dire, si jamais une carrière dans la police t’intéresse, on verra ce qu’on peut faire.
-Oh, je sais pas… C’est sûr que…
Sur un signe imperceptible de Paul, Roxanne a sorti son téléphone cellulaire.
-Une dernière chose, Anne-Rose, il doit y avoir pas mal de monde qui passe dans ce restaurant durant une semaine… Est-ce que tu aurais vue cette personne, disons, ces deux dernières semaines ?
Roxanne lui montre la photo de Simon-Pierre Courtemanche. Anne-Rose fait une jolie moue en pinçant les lèvres.
-Hmmm… Non… Je l’ai jamais vu. Est-ce qu’il a fait quelque chose de mal ?
-Non, non pas du tout, bien au contraire...
-Et ceux-là est-ce que tu les aurais vus par hasard ? demande Roxanne en lui montrant côte à côte sur l’écran, les visages des deux frères Marc-André et Normand Couture.
-Ah, ceux deux-là; mais oui…
-ROSY !! Y’a des clients ! Occupe-toi s’en !
-J’dois y aller.
La serveuse se sauve et Roxanne sourit. Bingo !

De retour dans la voiture, Paul démarre lentement.
-Bravo ! Tu as tapé dans le mille !
Ils ont bu leur café et ont commandé un morceau de tarte pour la forme, pour ne pas partir trop vite et donner prise aux rumeurs.
-Oui, et certainement que cette jeune Anne-Rose aurait pu nous en apprendre davantage.
-Ce n’est pas grave, Roxanne; pas la peine d’aller trop vite. On a déjà pas mal progressé aujourd’hui; il ne faut pas brûler les étapes, tu le sais bien.
Paul se dirige à petite vitesse vers la sortie nord du village histoire de voir où en sont Sabrina Mila et Benoît Sauriol-Fortier.
-Tu ne m’avais jamais parlé de ça ?
-Te parler de quoi ?
-De cette deuxième fille que tu aurais voulu avoir et que tu aurais appelée Anne-Rose…
-C’est vrai… J’étais très content de vous avoir tes frères et toi, et j’aurais aimé avoir une deuxième fille, si… si c’était arrivé. Mais bon ta mère est moi, on en a eu trois et ça s’est arrêté là.
-Et pourquoi Anne-Rose ?
-Je ne sais pas… Je voulais avoir quelque chose avec Rose. Tu connais peut-être ces fameux vers de Malherbe : Mais elle était du monde, où les plus belles choses Ont le pire destin; Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, L’espace d'un matin. C’est tellement beau… Je voulais quelque chose comme Rosine, ou Rosette… Rose-Anna, c’est passé de mode. Des Rose-Anne, il y en déjà beaucoup. Alors pourquoi pas Anne-Rose ?... Je trouve ce nom très poétique, très chantant; c’est comme un doux soupir. On prononce Anne, la bouche mi-ouverte, comme une invite, et on finit avec Rose, avec lequel le souffle s’échappe, se perd en se rendant jusqu’à l’autre.
-Ça me touche ce que tu me dis…
-C’est juste la vérité.
Au moment où leurs regards s’embuent et se croisent, le téléphone de Paul sonne.
-Oui, Paul Quesnel à l’appareil ?
À l’autre bout des ondes, une voix saccadée qui murmure.
-Monsieur l’agent, c’est Rosy… je veux dire Anne-Rose. Je vous appelle des toilettes. J’peux pas vous parler longtemps. Allez voir la Montée Jodoin; la Montée Jodoin…

lundi 19 février 2018

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 18

                -Et où s’arrête-t-on en premier ?
                La pancarte verte aux lettres blanches annonçant la municipalité dans six kilomètres venait d’apparaître à un détour de chemin. Puis bientôt ce sera celle annonçant une baisse de la limite de vitesse de 90 km/h à 50 km/h et juste après celle blanche et noire annonçant que la nouvelle limite permise entrait en vigueur. Daniel Turgeon et Isabelle Dumesnil étaient déjà en poste, Paul ralentit mais sans s’arrêter; Roxanne fait un signe de la main accompagné d’un sourire à leurs deux vaillants collègues qui bravent la mauvaise température pour distribuer des contraventions. Ils sont en fait les renforts pour ce qu’elle et son père vont entreprendre, certes en retrait mais prêts à intervenir à la première alerte.
                -On s’en va chez le maire, monsieur André Rancourt.
                -Chez le maire ?... Un politicien local… Mais si jamais c’est sur lui qu’enquêtait Courtemanche ?... Tu ne crois pas…
                -C’est possible… J’y ai pensé figure-toi. Courtemanche en aurait bien été capable, c’est sûr, mais je ne crois que c’était le maire de Brébeuf. Simon-Pierre a été tué, comme on le suppose, pour avoir était trop curieux; je vois mal un maire de municipalité tuer un journaliste trop curieux. En bon politicien « respectueux des lois », il l’aurait menacé, ou il aurait essayé de l’amadouer; ou encore il l’aurait attaqué pour intrusion ou diffamation. Et vraiment dans le pire des cas, il aurait pu envoyer des hommes de mains pour le tabasser un peu. Mais il l’aurait tué ? Non, je en crois pas.
                -Oui, tu as raison.
                -Et puis même si c’était lui, ça ne vaut la peine d’aller lui dire un petit bonjour, histoire de voir comment il réagit ?... Je lui ai téléphoné hier soir et il nous attend à son bureau. On verra sur place.

                André Rancourt est un homme de la fin cinquantaine. Il avait entrepris, dans sa jeunesse, des études en droit qu’il n’avait pas terminées, alors il s’était recyclé dans la vente d’assurance. Il s’était établi premièrement à Saint-Jérôme, à la porte d’entrée de cette vaste région des Laurentides qui se développait à un rythme effarant. Il était bon vendeur et avec sa verve réjouie et son entregents naturel, il avait réussi à se faire une intéressante clientèle. Il avait ouvert un second bureau à Labelle, pour ensuite se mettre en semi-retraite. Il avait trouvé une ancienne maison à vendre à Brébeuf, l’une des rares de la région datant du 19e siècle encore en bon état et en avait fait sa résidence secondaire, puis, au fil des rénovations et de agrandissements, sa demeure principale. Il est maire de Brébeuf depuis six ans, et il n’est pas prêt à prendre sa retraite.
                C’est un homme jovial, bien mis, sans cravate, avec un léger embonpoint qui les a reçus d’une chaleureuse poignée de mains en les invitant à s’assoir dans son bureau visiblement tout fraîchement rénové et remeublé. Des photos de sa conjointe et des ses grands enfants trônent sur son bureau.
                -Ah, oui… j’en ai presque fini du métier de vendeur d’assurance ! Il me reste bien encore quelques vieux clients par-ci par-là, mais là, ça fait des années que j’en prends plus des nouveaux. J’en ai eu un peu ma claque. C’est exigeant comme travail ! On est toujours sur la route… Il faut être disponible le soir, la fin de semaine pour aller visiter les clients ! Et puis les problématiques ont bien changé. Les gens veulent de plus en plus avoir des produits personnalisés faits sur mesure, au moindre prix ! Non, non… J’ai fait ma part ! Et pis, mon trvail de maire, c’est presque un emploi à temps plein ! C’est à peu près temps qu’on mette Brébeuf sur la mappe. Depuis des années, des décennies, il n’y avait rien qui se faisait. Mon prédécesseur n’avait aucune envergure. Le moindre ramassage de la neige ou des ordures c’était toute une histoire ! Ça faisait pitié !  Avec moi, j’vous dit qu’ça change ! On a un vrai plan pour revitaliser le village, en commençant par attirer les touristes, surtout le tourisme d’hiver avec les motoneigistes ! On a ouvert un relais avec un auberge et tous les services sur la route de Mont-Laurier. Et l’été on veut finaliser la piste cyclable pour qu’elle rejoigne celle du P’tit train du Nord. Et puis on a de nouvelles entreprises qui viennent s’établir, les serres d’Edmond Picard, par exemple, ou la petite brasserie locale des jeunes qui a ouvert il y a deux étés. Ils ont présenté un beau projet et on leur a donné un coup d’pouce…et ça a l’air de marcher ! Leur bière s’appelle La Bière à cheval !  Ça, c’est vendeur. Je vous y ferai goûter tantôt si vous voulez !  
     -Oui, peut-être…
     -Enfin ! Tout ça pour dire que j’ai vendu mes parts de mes deux bureaux à mes associés et j’ai dit au revoir à mes employés, ça fait déjà sept ans, et je suis venu m’établir à la compagne avec ma conjointe, une infirmière praticienne. Elle a demandé son affectation à Sainte-Agathe et moi, comme j’ai dit j’ai gardé mes plus vieux clients… Elle aussi elle avait voulu démissionner, mais avec son expérience, elle a réussi à se négocier une entente qui la satisfait. Le Gouvernement actuel le pire de toute l’histoire du Québec. Tout est en crise : l’éducation, la voirie, les finances… Pis la santé ? C’est un vrai scandale ! Ça n’a aucun bon sens.  Heureusement que la CAQ s’en vient… Je vous l’annonce en primeur, je serai leur candidat aux prochaines élections dans 11 mois. Avec les élections à date fixe, il n’y aura pas de surprise ni d’entourloupette de la part du Premier ministre.
      -Comme je vous écoute, vous devez sans doute souvent avoir affaire avec les médias locaux ?
      -Mettez-en ! Pas une semaine ou presque qu’on entend pas parler de Brébeuf, en bien c’est sûr, dans La Vérité, l’hebdomadaire de la région de Québecor Médias.
               -Est-ce que vous connaissez le journaliste Simon-Pierre Courtemanche ? Regardez, on vous montre une photo de lui.
                André Rancourt plisse les yeux en regardant l’écran du téléphone cellulaire que Roxanne lui tend.
               -Non, je ne crois pas. Est-ce qu’il travaille pour La Vérité ?
               -Non, il est, en fait il était journaliste pour l’hebdomadaire de l’Outaouais Au Courant. Est-ce qu’il serait venu vous voir pour un reportage ou une entrevue mettons dans les six derniers mois ?
               -Non, je vous dis que je ne le connais pas. Est-ce qu’il y a un problème ?... Ah… mais oui, mais oui, mais oui… je comprends ! Maudit que j’suis lent ! C’est ce journaliste qu’on a retrouvé noyé dans un lac près de Saint-Michel.
    -Oui, c’est lui, en effet.
Le visage du maire de Brébeuf se fait plus sérieux; ses lèvres se crispent légèrement; inconsciemment il tambourine sur le dessus de son bureau.
     -Quel rapport que ça a avec moi ?
                -Et bien pour dire vrai, répond Paul en s’avançant légèrement sur son siège, il n’y a aucun rapport avec vous, mais l’enquête que nous menons sur sa mort nous indique qu’il serait venu ici, à Brébeuf, et même à plusieurs reprises; et il semblerait même qu’il aurait été à Brébeuf les jours précédant sa mort… Alors on essaye de retracer ses allées et venues dans le détail pour mieux comprendre ce qui a pu se passer.
                -En tout cas, moi je ne l’ai jamais vu ! J’dis pas que je sais tout ce qui se passe dans le village, mais il me semble que je l’aurais su ! J’suis toujours le maire, il me semble ! S’il est venu rôder ici… Vous savez dans une place comme Brébeuf, la moitié du village est aux fenêtres pour regarder ce que fait l’autre moitié. Alors peut-être des gens l’ont vu, mais qui ?... Voulez-vous qu’on fasse un appel aux témoignages.
                -Non, pas out de suite, c’est encore trop tôt. Je ne voudrais pas faire fuir, ceux qui auraient de raison de fuir. Et d’ailleurs, je vous demanderais de ne révéler à personne la teneur de notre conversation; il en va du déroulement de notre enquête et il en va aussi de votre propre sécurité.
                -Hmm…
      -J’insiste : pas un mot à personne… C’est compris ?
      -C’est compris.
                -Dans ce cas… on va vous quitter en vous remerciant…
                En se levant, Roxanne pose à son tour une question à André Rancourt.
                -Dites-moi, si quelqu’un s’arrête au village, mettons pour prendre un café ou pour se réchauffer, où est-ce qu’il va généralement ?
                -Le meilleur endroit c’est Chez matante; c’est juste ici sur la même la rue, de biais avec mon bureau, en s’en allant vers l’Est.
                -Merci beaucoup pour le temps que vous nous avez accordé. Nous allons poursuivre nos recherches.
                -Ah, moi j’ai fait ça comme ça… J’espère… J’espère simplement que j’ai pu vous être utile…
                Paul se retourne vers le maire sur le palier :
                -Oui, bien sûr… Et beaucoup que vous ne le croyez.

                Puis il rejoint sa fille à la voiture.

lundi 12 février 2018

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 17

                Est-ce l’odeur, la bonne odeur du café qui réveille Juliette ? Ou est-ce le bruit que fait Paul en maniant la cafetière ? Elle étire un bras en dehors de la duvette pour attraper le réveille-matin numérique posé sur la table de nuit; il y jette un coup d’œil torve : 05h34. Pourquoi Paul s’est-il levé si rôt ? Par la fenêtre, elle voit qu’il fait encore sombre, que l’aube en a encore pour une bonne demi-heure à se déployer avant que la nuit laisse sa place au jour. Mais elle voit aussi la neige tomber mollement. C’est une fine, très fine neige, mais régulière et persistante et sans doute partie pour tomber pendant quelques heures. Bientôt toute la contré de l’Outaouais va disparaître sous une nouvelle duvette blanc immaculé. Plaisirs et rires d’enfants sont certainement en perspectives, mais cauchemar des automobilistes et maux de tête pour les agents de la paix.
                Que fait debout si tôt son policier d’amoureux ? Elle sort un pied puis l’autre du lit, enfile sa robe de chambre et descend l’escalier.
                -Bonjour…
                -Heu, bonjour, mon adorée. C’est moi qui t’ais réveillée ?...
                -Peut-être un peu… Tu te lèves plus tôt que d’habitude…
                Paul a toujours été un lève-tôt. Quand il avait 10-12 ans, il se levait tous les jours, six jours par semaine à 6h30 du matin, et ce sans aucun problème, pour aller passer le Montréal-Matin dans le rue de son quartier, avant de revenir à la maison, déjeuner avec ses frères (sa sœur était encore trop petite et elle dormait encore), et attraper l’autobus scolaire. Et cette habitude lui est toujours restée. À l’école secondaire, alors que la grande majorité des jeunes ont la réputation de veiller le plus tard possible et de ne pas être fonctionnels avant midi, au moins, il était un peu à contre-courant de sa génération : il aimait se coucher tôt et se lever tôt. Le cerveau fonctionne mieux quand il est reposé, répondait-il sans prétention quand on lui faisait des remarques. Bientôt, il avait pris la routine de préparer ses leçons ou même ses examens le matin, ou bien de juste lire, et ça lui avait bien servi au CEGEP et durant ses études de policier.
                -Oui… je n’arrivais plus à dormir… Je suis désolé, je ne voulais pas te réveiller… Je te prépare une tasse de café ?
                -Oui, merci… Ça sent bon…
Juliette regarde son Paul verser la tasse. Depuis quelques mois, ils ont pris la décision de vivre ensemble, et c’est elle qui est venue s’installer chez lui. Elle a toujours sa maison à Lac-des-Sables, mais ils ont convenu que c’était plus pratique pour lui de rester à Plaisance, d’où ça ne lui prenait que quinze minutes pour se rendre à son travail. La maison de Lac-des-Sables leur servirait l’été, et peut-être, espérait-elle une fois qu’il aurait pris sa retraite, ce qui, espérait-elle encore, ne saurait tarder.
-Merci… C’est la possibilité d’une tempête qui te stresse un peu ?
-Oui et non… C’est sûr que ça en rajoute une couche sur une journée qui s’annonce déjà très chargée.
-Ah oui ! C’est aujourd’hui que vous devez aller à Brébeuf, Roxanne et toi, dans cette enquête sur la mort du journaliste du Courant… Ça te tracasse à ce point-là pour te troubler le sommeil ?
-Je ne sais pas… Ça va demander une certaine préparation… Alors avec la neige qui s’ajoute, oui, ça va compliquer les choses… Mais c’est vrai…
-C’est vrai quoi ?
-C’est vrai que ce sera un peu un saut dans l’inconnu : on ignore tout ce de qu’on va chercher, et on ignore totalement ce qu’on va trouver là-bas… Ça fait bien des questions sans réponses.
-Je vois… Fais attention à toi… Faites attention à vous deux, mais fais attention à toi, mon chéri que j’aime. Je viens tout juste de te trouver, même si c’était sans vraiment te chercher et je ne voudrais pas qu’il t’arrive quelque chose. On a encore bien de belles années à passer ensemble !
-Tu as raison, mon adorée. Je te promets de faire attention. Ne t’inquiète pas...
Un beau câlin fait toujours du bien.

Paul avait réuni son équipe pour préparer la journée. À son arrivée il a dû répondre à quelques urgences à cause de l’état des routes, mais le voilà maintenant, une heure plus tard, qui expose ce qu’il a en tête. Il y a là tous ceux et celles qui ont participé à l’enquête de la mort « suspecte » du journaliste Simon-Pierre Courtemanche. La plupart sirotent leur café; ils se partagent une boite de pâtisserie. Il y a là, assis autour de la grande table, qui sa tablette, qui son portable posé devant eux, sa fille Roxanne, bien sûr : Isabelle Dusmenil et Félix Turgeon, ainsi que Sabrina Mila et Benoît Sauriol-Fortier. Charles Gazaille et Victor Petitclerc sont également présents; ces deux derniers avaient principalement assumé la garde du chalet des jésuites au bord du lac Dansereau, là où le corps du journaliste a été retrouvé; ce lieu n’étant plus désormais considéré comme une scène de crime, les barrières de sécurité ont été levé il y a deux jours.
-Je crois, dit Paul, que la neige, en fait, va nous aider dans notre intervention. Vous savez que nous pénétrons en territoire inconnu. Nous savons que Simon-Pierre Courtemanche menait, depuis plusieurs mois, une enquête journalistique qui devait, selon ses dire « faire du bruit ». Malheureusement, il voulait en garder le scoop et ne s’est confié à personne. Sauf que de forts indices, notamment ce qu’a pu découvrir Yannick et ce que nous a dit son ex-conjoint, nous font croire qu’il menait cette enquête à ou près de Brébeuf, à la limite nord-est de notre territoire. C’est donc ce lieu que nous allons investir. Même comme nous ne savons pas ce que nous cherchons, nous allons faire une petite mise en scène. Et c’est en cela que la neige va nous servir…
On peut entendre plusieurs murmures interrogateurs.
-Je m’explique. Comme je l’ai dit nous partons en territoire inconnu. Nous ne savons pas ce que nous cherchons, ni ce que nous allons trouver; il faut donc y aller avec, je dirai, circonspection…
Nouveaux murmures interrogateurs.
-Soyez plus clair, patron !...
-Je veux dire qu’il faut y aller avec prudence, en prenant des précautions. Nous ne savons pas sur quoi portait l’enquête de Courtemanche : s’agissait-il de simples malversations dans les affaires municipales, de recel de produits volés, de l’établissement d’un club de motards ?... Ça peut être n’importe quoi. Alors en même temps, il faut s’attendre à toute éventualité, et nous devons être en nombre suffisant, mais d’un autre côté nous ne pouvons nous rendre en trop grande force à Brébeuf, ça pourrait faire échouer toute l’opération. Il nous faut donc une bonne excuse pour s’installer à Brébeuf et c’est la neige qui va nous la fournir : nous allons établir des barrages routiers sous prétexte de conditions de routes difficiles. Deux équipes seront postées aux deux extrémités du village, avec vérification des voitures qui en entreront, surtout, et de celles qui en sortiront; vérification des vitesses en premier, mais aussi des permis valides, des pneus d’hiver, etc… Trouvez tout ce que vous pourrez trouver, mais en même, vous serez continuellement en alerte pour intervenir au premier appel. Parce que pendant ce temps, Roxanne et moi, nous irons faire le tour du village et au moindre signe suspect, on vous appellera.
Paul fait une petite pause.
-Turgeon et Isabelle vous prendrez le coin sud de la route 323, et Sabrina et Benoît vous prendrez le côté nord. Vous faites votre travail de policiers « normaux », mais vous devrez être prêts à intervenir immédiatement. Compris ?
Quatre voix répondent : « Oui, c’est compris, chef. »
-Quant à vous deux Charles et Victor, vous resterez dans les environs. Patrouillez sur la 323, sur la 315, et la 364, mais sans jamais trop vous éloigner. On pourra avoir besoin de vous n’importe quand pour poursuivre quelqu’un qui s’enfuirait par exemple. Dans tous les cas, nous restons en contact permanent.

Les trois auto-patrouilles se sont dirigées vers le petite village de Brébeuf de façon à ne pas arriver en même temps, toujours éviter d’éveiller l’attention; d’abord les deux équipes qui doivent s’installer aux abords du village chargées des contrôles routiers, puis presque une heure après Paul et Roxanne.
-Tu as l’air songeur, papa.
-Oui, peut-être un peu…
-Tout va bien ?
-En fait, je n’ai pas très bien dormi cette nuit; je me suis réveillé tôt… J’ai… j’ai comme un poing près des reins… Je n’ai rien dit à Juliette parce que je n’ai pas voulu l’inquiéter, mais je crois que je serai dû pour aller faire une visite au médecin.
-Et tu n’as pas très envie d’y aller…
-C’est à peu près ça.
Roxanne reste quelques instants silencieuse; puis elle se tourne vers son père au volant.
-Et comment ça va tes acouphènes ?
-Ah, tu m’en poses des questions !! Ça aussi, ça m’embête un peu… C’est toujours là; â ne m’empêche pas de travailler, mais jusqu’à ça va durer.

Cette fois-ci, Roxanne se contente de regarder la route qui défile.

mardi 6 février 2018

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 16

-Mais tu vois ! On a encore affaire aux jésuites !
-Là, vraiment, je ne sais pas… c’est peut-être juste une coïncidence.
Paul et Roxanne avait mené Jasmin Vincelette au poste de la Sureté du Québec de Gatineau pour la prise d’empreintes et le prélèvement d’ADN. Ce dernier avait finalement compris que plus grande serait sa collaboration, moins il ne serait embêté et plus vite on le laisserait tranquillement; plus vite il pourrait laisser cette mauvaise histoire derrière lui, et plus vite il pourrait se remettre à la traque. Il avait dont accepté de se laisser conduire au poste, de signer une décharge pour que ces données soient transmises dans la juridiction de Papineauville, et il s’était laissé sans trop rechigner, les doigts sur un écran tactile, puis un petit échantillon de salive. En moins d’un quart d’heure c’était fait.
Une fois le tout terminé, Paul l’avait laissé aux soins d’un agent de police qui devait le ramenait chez lui, en s’excusant auprès de lui pour les inconvénients et en le remerciant de sa collaboration. Il lui avait répété de le contacter dans le cas où il se souviendrait d’un quelconque autre petit détail qui pourrait aider l’enquête et il lui avait même demandé s’il désirait être au courant des suites et des résultats de l’enquête; mais Jasmin Vincelette avait sèchement refusé aux deux propositions.
Paul et Roxanne se doutaient bien que cette prise d’empreintes et d’ADN était plus une formalité qu’un tournant majeur dans l’enquête du meurtre du journaliste Simon-Pierre Courtemanche, et que cela n’allait que confirmer ce dont il se doutait déjà : que les empreintes relevées dans la maison du journaliste tout autant que celle relevées dans sa voiture abandonnée étaient bel et bien les siennes. Ainsi l’histoire et les alibis de Jasmin Vincelette serait en partie confirmée, mais la version de Roxanne voulant que ce soit Courtemanche qui lui ait demandé de partir parce qu’il en aurait eu assez de payer pour ses frasques, était certainement plus crédible. C’est ce qui expliquait les heures et même les boulots supplémentaires qu’il avait accompli ces six derniers mois. Il faudrait probablement l’innocenter. Mais ni l’un ni l’autre ne croyait Jasmin Vincelette capable de l’avoir tué. Et il y avait le problème de la voiture abandonnée, et des traces de pas dans la neige : indubitablement, les meurtriers devaient être au moins deux.
On en revenait à cette « enquête mystérieuse » que Simon-Pierre Courtemanche poursuivait pour son propre compte, et, comme par hasard (mais Paul ne croyait pas beaucoup au hasard) elle les menait, Paul et sa fille, vers un village portant le nom d’un des plus célèbres jésuites de l’histoire du Canada et du Québec.
-Où est-ce qu’on retrouve le corps de Courtemanche ? Dans un lac qui est situé dans sa totalité dans un terrain qui appartient aux jésuites. Qui est-ce qui retrouve le corps ? Un pére jésuite qui faisait tout bonnement une promenade en bateau sur le lac ce matin-là, mais qui aurait dû être parti depuis la veille. On découvre que Courtemanche était homosexuel ? Et on sait que plusieurs religieux, toutes communautés confondues le sont aussi. On fait une fouille dans sa maison et qu’est-ce qu’on y découvre ? Un exemplaire de la revue des jésuites. Et maintenant, cette piste qui nous mène à Brébeuf, un jésuite martyr !
-Ce n’est qu’un nom, papa ! Les jésuites n’ont rien à faire dans le fait que le village s’appelle « Brébeuf » !
-Ça, il faudra s’en assurer….
Ils étaient attablés dans un petit restaurant anonyme de Gatineau. Paul avait commandé une omelette au fromage et Roxanne avait pris, en de telles circonstances, son habituelle salade au thon. Il était déjà tard dans l’après-midi et elle l’avait entamée avec appétit. Au milieu d’une bouchée elle s’était mise à raisonner tout haut :
-Donc selon ce que nous a dit Vincelette. Simon-Pierre Courtemanche aurait farfouiller du côté de Brébeuf et c’est sans doute là qu’il était samedi dernier lorsqu’il est allé chercher ses affaires chez lui. Ce serait donc à Brébeuf, supposons, qu’il aurait été tué, et ensuite on aurait transporté son corps jusqu’à Saint-Michel, et on l’aurait jeté dans le lac Dansereau du haut de la falaise ?...
-On peut supposer...
-C’est sûr qu’on doit aller voir du côté de Brébeuf, voir ce qui s’y trame…
-Oui, mais il ne faut pas y aller, comme on dit la tête baissée. Je crois qu’une conversation avec Jean-Marc Bouchard s’impose.
-Le frère Bouchard !? Mais pourquoi !?
-Mais tu vois ! On a encore affaire aux jésuites !
Et c’est là que Roxanne avait manifesté son désaccord :
-Là, je ne sais pas… c’est peut-être juste une coïncidence.
                Paul mangeait lentement, en mastiquant bien, son omelette manquait de goût, mais lui aussi sentait qu’il avait faim et il voulait en appréciait chaque bouchée.
                -Je sais bien, ma chère fille, que le village ne fait que porter le nom d’un des plus célèbres jésuites du Canada français, mais il faut vérifier si à par cette reconnaissance toponymique, les jésuites n’y ont pas été présents, par exemple, en y fondant et en y gérant une école ou un collège; ils ont pu y avoir aussi un « chalet » comme celui de Saint-Michel…
                -Mais il habite à Montréal; tu ne veux tout de même qu’on parte pour Montréal, maintenant ?
                -Non… mais on peut peut-être lui téléphoner…

                -Pardon ? Le commandant Quesnel ? De le Sureté du Québec ? Oui… oui… c’est moi…
                Paul avait l’impression que son appel avait extirpé Jean-Marc Bouchard de sa bienfaitrice sieste de l’après-midi.
-Quoi ?... Non, je vous confirme que les jésuites n’ont jamais été présents physiquement à Brébeuf; nous n’y avons jamais eu ni d’écoles, ni de missions…
-Pourquoi alors, d’après vous, le village porte le nom d’un jésuite ?
-Il faut dire qu’au début le petit hameau qui regroupait une demi-douzaine de familles d’agriculteurs s’appelait Chute-aux-Bleuets. C’est le nom que portait le premier bureau de poste au début du 20e siècle. Mais bon, jean de Brébeuf était un religieux, un jésuite, venu de France en 1625, dans le but, comme on disait à l’époque, « d’évangéliser les sauvages ».
Le père Bouchard était tout à fait réveillé maintenant; il prenait plaisir à parler des exploits de son illustre prédécesseur.
-Mais en fait c’était aussi un ethnographe hors du commun qui a vaincu quinze avec les Hurons. Il a écrit de nombreux, dont une grammaire et un dictionnaire. Brébeuf a décrit les Hurons au moment des premiers contacts avec les Européens, avant qu’ils ne soient presque anéantis que ce soit par des épidémies, des guerres et des massacres. Le 16 mars 1649, exactement, il est capturé au cours d’une attaque. Il ne voulant pas sauver sa peau sans ses amis autochtones, et il a préféré demeurer avec ses fidèles au lieu de prendre la fuite. Il est alors traîné au village huron de Saint-Ignace où il est accueilli par une pluie de pierres et d’injures; il est bastonné et littéralement lié au poteau de torture. Son martyr commence : on lui verse de l’eau bouillante sur la tête dans une cruelle parodie de baptême; puis on lui passe autour du cou un collier de cognées de tomahawks chauffées à blanc comme imitation machiavélique de son crucifix; et finalement, comble de l’horreur, on lui enfonce un fer rouge dans la gorge et dans l’anus. Ses ennemis s’acharnent sur lui : il est encore brûlé vif et son corps sera lacéré à coups de couteaux. Et même, après sa mort, son cœur est arraché et mangé. Tout ça est relaté par des témoins et bien documenté.
-Mais ça ne se passait pas du tout dans la région. Pourquoi « Brébeuf » s’est appelé « Brébeuf » ?
-Son martyr a été reconnu par Rome, et Jean de Brébeuf a été canonisé en 1930. C’est à ce moment-là que les habitants de Chute-aux-Bleuets ont voulu lui rendre hommage et ont changé le nom de leur village.
-Et vous me dites que la communauté des jésuites n’a jamais été présente comme telle à Brébeuf ?
-Non, jamais; pas à traves nos œuvres. Il y avait c’est sûr des représentants jésuites lors du re-baptême du village, et on y passe toujours avec un petit sentiment de nostalgie, mais rien de concret.
-Merci beaucoup, père Bouchard.
-Ces questions ont rapport avec la mort du journaliste n’est-ce pas ? Celui dont j’ai retrouvé le corps dans notre lac de Saint-Michel ?
-Vous comprendrez que je ne peux pas vous donner des détails, père Bouchard, mais sachez que vos réponses nous aident beaucoup.

-Alors ?...

-Alors, ma chère fille, on rentre; et demain dès la première heure, on se met en route pour Brébeuf.