lundi 26 février 2018


Cela se passait près d’un lac
Chapitre 19

Entrer dans le restaurant Chez matante de Brébeuf, c’était comme faire un voyage dans le temps, c’était comme faire un retour dans le passé. L’extérieur avait été dû être refait ou rénové quelques fois depuis sa construction au début des années 1960 à cause de intempéries et notamment des rigueurs de l’hiver; mais l’intérieur par contre, semblait être resté tel qu’il devait être lors de l’inauguration : les mêmes tables à banquettes rouge vif alignées le long du mur, le même comptoir tout en chrome devant lequel étaient fixés des tabourets tournants, pratiquement les mêmes planchers en bois franc qui avaient été recouverts pendant quelques décennies de tapis, tapis qui avaient heureusement disparu; les mêmes murs en contreplaqué terne et jauni; seules les affiches illustrant des camions dix-huit roues avaient été actualisées. C’est tout juste si on ne s’attendrait pas, en franchissant la porte, à entendre Heartbreak Hotel ou Don’t be cruel d’Elvis Presley. Non, la musique joue du country évidemment.
Quand on y regardait de plus près, on voyait que la cuisine modifiée avec des cuisinières électriques de modèles récents et des fours à micro-ondes et avec aussi l’ajout d’un grand four à pizza. Les salles de bain aussi avait été mises à niveau des besoins de la clientèle et aux normes actuelles. À un bout du comptoir, il y avait toujours une caisse enregistreuse d’époque, mais elle ne fonctionnait plus et, bloquée à $3,35, ne servait plus que comme élément du décor. La nouvelle caisse toute informatisée était, avec une distributrice de tablettes de chocolat, l’une des rares démonstrations de la modernisation.
Près de la caisse, mâchouillant une énorme gomme, trônait celle qui devait être la maîtresse de lieu, une femme… toute en rondeurs et on aurait même pu dire tout en ronds : sa tête toute ronde, aux deux yeux ronds, était posée sur un corps lui-même tout rond; et corps que complétaient des bras bien ronds et probablement des cuisses et de mollets bien ronds, pour l’instant caché derrière le comptoir. Et regard de Paul essayait bien de ne pas trop s’attarder sur les seins joliment ronds de cette maîtresse-femme.
-Bonjour !...
-B’jour…
Après avoir quitté le bureau de la municipalité, Paul et Roxanne ont stationné leur voiture, à quelque cinquante mètres tout juste sur le côté du restaurant. Comme d’habitude, leur arrivée, celle de deux agents de la Sureté du Québec en uniforme et portant leurs armes, un homme officier avec des galons et une jeune femme, leur arrivée donc n’est pas passée inaperçue : tous les regards ou presque se tournent vers eux; et ceux qui les dévisagent par directement, le font par-dessous leurs lunettes ou par-dessus leur journal.
Paul sait qu’il ne sert à rien de jouer la discrétion; alors autant mieux faire diminuer la tension par quelque boutade.
-Bonjour madame… dit-il en faisant un grand geste du bras. Je suppose que c’est vous « Matante » qui nous accueille dans son domaine ?
-Oh non, vous vous trompez de génération, mon cher capitaine. La « Matante », c’était ma tante Françoise, la femme de mon oncle Maurice. C’est lui qui a construit le restaurant. Ils n’ont pas eu d’enfants et ma tante Françoise était bien triste de ça; c’est vrai, elle aimait tous les enfants du village, elle leur donnait toutes sortes de confiseries, et eux autres, les enfants, ils l’appelaient « ma tante ». Le nom est resté. Et j’ai hérité du restaurant. Je vous apporte des menus ?
-On va commencer par deux cafés, s’il vous plaît.
Paul et Roxanne s’assoient à une table à mi-chemin de la porte. Les yeux sont encore braqués sur eux, mais ils se détournent tranquillement. Aux autres tables, il n’y a que cinq autres clients; un homme qui semble être un camionneur et qui termine un copieux petit déjeuner, un jeune couple qui semble se bouder royalement et deux autres, les éternels habitués de la place qui sirotent leur café en lisant le Journal de Montréal. C’est vrai qu’on est encore qu’en milieu d’avant-midi, les clients arriveront sans doute en plus grand nombre pour diner. On entend les bruits coutumiers de la cuisine.
C’est une fille dans la jeune vingtaine qu’ils n’avaient pas remarquée immédiatement qui vient leur apporter leur café. Elle a les cheveux auburn légèrement bouclés retenu pas un bandeau couleur saumon. Roxanne se dit que si elle a les paupières maquillées d’une jolie teinte bleu pervenche, elle en a mis une couche trop épaissie. Paul remarque plutôt qu’elle a un petit anneau d’or dans la lèvre inférieure. Quand elle ouvre la bouche on peut voir qu’elle a aussi une perle plantée dans la langue. Elle porte un uniforme qui n’est pas de la première fraîcheur et un peu trop serré, ce qui fait que sa poitrine étire le tissu en avant et sur les côtés.
-Voilà vos cafés…
-Merci bien.
En levant les yeux, Paul lit sur son épinglette Rosy.
-Merci… heu… Rosy… C’est bien comme ça que tu t’appelles ?
La jeune fille, probablement déjà impressionnée de servir des policiers en service, paraît un peu décontenancée de se faire ainsi interpelée.
-Heu… Oui ! Heu… non !... Oui, c’est vrai, ici tout le monde m’appelle Rosy, parce que c’est plus court…
-Et c’est quoi ton vrai nom ?
-Anne-Rose…
-Anne-Rose ?? C’est vrai ?
-Oui, c’est vrai !... Pourquoi qu’est-ce que j’ai fait ?
-Rien, tu n’as rien fait bien sûr… mais c’est juste que… tu vois, j’ai eu une fille dans la vie, mais si j’en avais eu une deuxième, je l’aurais appelée Anne-Rose. Je trouve que c’est un très joli prénom et qui est peu fréquent en plus.
-Ben… merci… J’ai jamais pensé que les policiers pouvaient avoir des enfants… Ils sont tellement occupés… Ça doit être… J’sais pas…
-Palpitant ?
-Ouais, quelque chose comme ça. En tout cas, être policier, ça doit être intéressant, je suppose.
-Écoute, Rosy, ou plutôt Anne-Rose, moi je préfère bien mieux t’appeler comme ça, je te donne ma carte et si jamais tu passes par Papineauville, fais-moi demander et je répondrais à toutes tes questions et même, je vais te dire, si jamais une carrière dans la police t’intéresse, on verra ce qu’on peut faire.
-Oh, je sais pas… C’est sûr que…
Sur un signe imperceptible de Paul, Roxanne a sorti son téléphone cellulaire.
-Une dernière chose, Anne-Rose, il doit y avoir pas mal de monde qui passe dans ce restaurant durant une semaine… Est-ce que tu aurais vue cette personne, disons, ces deux dernières semaines ?
Roxanne lui montre la photo de Simon-Pierre Courtemanche. Anne-Rose fait une jolie moue en pinçant les lèvres.
-Hmmm… Non… Je l’ai jamais vu. Est-ce qu’il a fait quelque chose de mal ?
-Non, non pas du tout, bien au contraire...
-Et ceux-là est-ce que tu les aurais vus par hasard ? demande Roxanne en lui montrant côte à côte sur l’écran, les visages des deux frères Marc-André et Normand Couture.
-Ah, ceux deux-là; mais oui…
-ROSY !! Y’a des clients ! Occupe-toi s’en !
-J’dois y aller.
La serveuse se sauve et Roxanne sourit. Bingo !

De retour dans la voiture, Paul démarre lentement.
-Bravo ! Tu as tapé dans le mille !
Ils ont bu leur café et ont commandé un morceau de tarte pour la forme, pour ne pas partir trop vite et donner prise aux rumeurs.
-Oui, et certainement que cette jeune Anne-Rose aurait pu nous en apprendre davantage.
-Ce n’est pas grave, Roxanne; pas la peine d’aller trop vite. On a déjà pas mal progressé aujourd’hui; il ne faut pas brûler les étapes, tu le sais bien.
Paul se dirige à petite vitesse vers la sortie nord du village histoire de voir où en sont Sabrina Mila et Benoît Sauriol-Fortier.
-Tu ne m’avais jamais parlé de ça ?
-Te parler de quoi ?
-De cette deuxième fille que tu aurais voulu avoir et que tu aurais appelée Anne-Rose…
-C’est vrai… J’étais très content de vous avoir tes frères et toi, et j’aurais aimé avoir une deuxième fille, si… si c’était arrivé. Mais bon ta mère est moi, on en a eu trois et ça s’est arrêté là.
-Et pourquoi Anne-Rose ?
-Je ne sais pas… Je voulais avoir quelque chose avec Rose. Tu connais peut-être ces fameux vers de Malherbe : Mais elle était du monde, où les plus belles choses Ont le pire destin; Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, L’espace d'un matin. C’est tellement beau… Je voulais quelque chose comme Rosine, ou Rosette… Rose-Anna, c’est passé de mode. Des Rose-Anne, il y en déjà beaucoup. Alors pourquoi pas Anne-Rose ?... Je trouve ce nom très poétique, très chantant; c’est comme un doux soupir. On prononce Anne, la bouche mi-ouverte, comme une invite, et on finit avec Rose, avec lequel le souffle s’échappe, se perd en se rendant jusqu’à l’autre.
-Ça me touche ce que tu me dis…
-C’est juste la vérité.
Au moment où leurs regards s’embuent et se croisent, le téléphone de Paul sonne.
-Oui, Paul Quesnel à l’appareil ?
À l’autre bout des ondes, une voix saccadée qui murmure.
-Monsieur l’agent, c’est Rosy… je veux dire Anne-Rose. Je vous appelle des toilettes. J’peux pas vous parler longtemps. Allez voir la Montée Jodoin; la Montée Jodoin…

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