lundi 5 juin 2017

Un lieu de repos
Chapitre 10

                Paul a invité les agents de son équipe à faire une pause, ne serait-ce que pour aller aux toilettes ou pour casser la croûte. Ils n’avaient pas arrêté depuis leur arrivée à Plaisance tôt le matin, et tout le monde avait besoin de se reposer pour rester efficace. Plusieurs d’entre eux et elles sont allés dans un petit restaurant du village, qui sert des repas sur sa terrasse, et ils n’ont pas passé inaperçus. Certains avaient leur lunch avec de la salade de thon, du taboulé ou encore des légumes avec trempette. Paul se souvient de ses débuts dans la police, alors que le milieu était beaucoup plus un monde d’hommes que maintenant, et des hommes qui, pour la grande majorité, aimaient bien montrer leur virilité. Et l’un des traits de cette virilité affirmée était certes de manger de la « nourriture de gars », c’est-à-dire tout ce qui était bourratif, gros et gras, épais et même coriace. Ça allait de la pizza toute garnie aux hamburgers en passant par la poutine et les « smoked meat », comme on disait alors. Et on enfilait des cafés bien fort ou des boissons gazeuses pour faire passer le tout avec force renfort de gros rots bruyants…
                Paul voit bien que le régime alimentaire de ces jeunes agents a bien changé et que maintenant, ils et elles, et surtout elles, font attention à leur alimentation. Tellement que maintenant c’est celui qui ne se nourrit que d’hamburgers dont on se moque et sur lequel plaisantent les mangeurs de bonne soupe aux légumes.
                Paul a sonné la pause, en ne laissant que trois d’entre eux pour garder les lieux. L’équipe technique n’a pas encore fini son travail de recherche, mais ça avance bien. Plusieurs des curieux aussi sont partis manger… vite remplacés par un autre groupe aussi fureteur que le premier. Les journalistes sont là aussi, qui mettent leurs micros sous le nez des cyclistes qui ont enfourché leurs vélos. Pour des gens qui étaient pressés de repartir… mais qui peut résister à un micro ou à une caméra ? Qui ne rêve pas d’avoir son petit quart d’heure de gloire ?… Paul sait que devra les affronter. Son estomac attendra encore un peu.
               
                Dans le lot mouvant et remuant de journalistes, il reconnait en première ligne, Simon-Pierre Courtemanche, toujours là, probablement arrivé avant les autres, un petit homme à moustache, le journaliste des faits divers d’Au courant, l’hebdomadaire de la région de l’Outaouais. Toujours bien informé celui-là; il a vraiment un sixième sens pour flairer la bonne histoire. Mais Paul se dit qu’il fait tout de même son travail honnêtement, cherchant consciencieusement à informer son public le mieux possible. Et il a beaucoup d’intuition; il sait poser les bonnes questions. Paul se dit même que parfois ses inspirations lui ont ouvert à lui des avenues auxquelles il n’avait pas pensé au premier abord, et qui se sont avérés très fructueuses. Simon-Pierre Courtemanche est un journaliste qui à l’ancienne mode. Il n’a jamais pu, ou jamais voulu se convertir aux gadgets modernes, aux appareils cellulaires qui font tout à la fois, filmer, enregistrer, photographier, fournir des cartes du monde, etc, etc… Il prend plutôt des notes à la main dans un petit calepin noir. Mais comme il fait un excellent travail, son patron le laisse travailler à sa façon. Simon-Pierre Courtemanche a bien un appareil de téléphone cellulaire mais seulement pour être rejoint en cas d’urgence; lui ne l’utilise que rarement pour faire des appels.
Paul remarque aussi sur les caméras le logo des diverses chaines de télévision, notamment les chaines d’information continue. Il va certainement passer aux prochains bulletins de nouvelles. Alors qu’il s’approche, il y a une légère bousculade; les membres de la presse jouent du coude derrière le cordon de sécurité. Paul s’avance et une multitude de micros se tend vers lui. Tout le monde parle à la foi. Après quelques instants pour attendre le silence, Paul commence :
                -Je suis le capitaine Paul Quesnel. Si la police se trouve sur les lieux, c’est que deux corps ont été retrouvés ce matin sur le terrain des Sœurs-de-Saint-Nom-de-Jésus-et-de-Marie. Un homme et une femme. Ces personnes ont été identifiées, mais nous ne pouvons en révéler les identités car nous devons encore rejoindre des membres de leurs familles. Ce que je peux vous dire, ce que des deux personnes étaient inconnues des services de police et qu’ils n’avaient pas de casier judiciaire. Les deux corps ont été transporté à l’institut médico-légal de la Sureté du Québec à Gatineau pour des autopsies. Apparemment, la cause de la mort, dans les deux cas, serait des blessures balles subies à la tête, vraisemblablement d’une arme qui a été retrouvée sur les lieux. Je sais que vous allez me demander s’il s’agit de meurtres ou de suicides ou encore d’un meurtre suivi d’un suicide, et pour l’instant, à ce stade-ci de l’enquête, je ne peux rien vous dire, car nous ne le savons pas. L’enquête ne fait que commencer et tous les scénarios sont envisageables...
                -Est-ce que ce sont des personnes du coin ?
                -Cette information demeure confidentielle pour l’instant.
                -Est-ce que les sœurs SNJM sont impliquées dans ces deux morts ?
                -À ce stade-ci de l’enquête rien n’indique que l’une ou l’autre des religieuses du Gîte du pèlerin est impliquée dans cette histoire.
                -Est-ce que les deux personnes formaient un couple, ou bien ce sont deux individus étrangers l’un à l’autre ?
                -Tout porte à croire qu’il s’agit d’un couple.
                -Que s’est-il passé depuis leur arrivée hier et le moment de la découverte des corps ce matin ?
                -C’est vrai qu’ils sont arrivés sur les lieux hier dans la journée, mais nous essayons encore de retracer leurs allées et venues dans les détails; pour cela nous interrogeons toutes personnes présentes sur les lieux que ce soit des locataires ou des religieuses... Maintenant, je dois vous laisser aller faire votre travail.
-Encore une question…
-Je vous promets que referons le point en début de soirée.
                Paul dirige ses pas vers le poste de commandement. Il hèle l’un des hommes laissé sur place. Comme il aurait envie de voir sa fille.
                -Jasmin, va me chercher quelque chose à manger; je vais mourir d’inanition. Je vais prendre ta place.
                -Qu’est-ce que vous voulez chef ?
                -…Mais j’y pense, j’ai pris ma boite à lunch ce matin ! Je me suis fait un sandwiche. Tiens prends ma clé, et va la chercher dans ma voiture. Je vais m’installer dans la salle de commandement.
                Jasmin sourit. Il comprend qu’un chef de police se promenant avec une boite à lunch bleue à la main, ça ne fait pas très sérieux.

                -Bon, faisons un bilan; qu’est-ce qu’on a trouvé ?
                Après la pause du repas, Paul a réuni les responsables des différentes équipes dans le poste de commandement pour faire le point. Le poste de commandement ressemble à un véhicule récréatif, mais à l’intérieur il n’y a rien de récréatif : il est bourré d’appareils d’analyse, d’instruments de mesure, des scans, de fichiers, d’ordinateurs…
                -Vas-y toi, Isabelle…
                -J’ai interrogé les autres personnes présentes sur place depuis hier soir. Il semble que personne n’ait remarqué Madeleine Chaput et Antoine Meilleur; faut dire que l’altercation entre les cyclistes au souper a considérablement capté l’attention d’à peu près tout le monde, si bien que personne n’a fait attention à eux.
                -Personne qui n’aurait remarqué quelque chose de particulier ?
                -Non, et personne ne les connait non plus.
                -Hmmm… Tu les as laissés partir ?
                -Ben oui; je n’avais rien pour les retenir; j’ai pris leurs dépositions, et leurs identités, et leurs empreintes, mais non ne pouvais pas faire grand-chose pour les garder.
                -Hmmm…
                -La seule chose que j’ai trouvée… Comme les interrogatoires ont été assez vite et que j’avais encore, j’ai interrogé sœur Madeleine, celle qui était de garde à l’accueil hier matin et sœur Annette qui était là hier soir. Quand ils sont arrivés hier matin, vers dix heures, elle a cru remarquer que Madeleine Chaput ne disait pas un mot, comme si et je la cite : « elle ne savait pas ce qui arrivait ». Selon ses dires, elle était comme absente. C’est Antoine Meilleur qui a tout fait, qui a fait la conversation qui a pris les clés, qui a payé la chambre, qui a même porté les valises.
                -Sœur Madeleine, c’est celle qui a dit aux cyclistes de passer par le sentier du pèlerin…
                -Oui, c’est possible, c’est celle qui est à l’accueil le matin. Sœur Annette s’occupe du soir, c’est elle qui a accueilli les autres résidents dont les cyclistes. C’est aussi elle qui était là durant le repas du soir. Elle n’a rien remarqué de particulier, sauf bien sûr la dispute durant le souper entre les cyclistes. Elle se souvient même de leur avoir fait signe de se calmer, pour le repos de tous… Et quand elle est revenue à sa place à l’entrés, elle a vu le couple Chaput-Meilleur assis à sa table un peu en retrait, et c’était comme s’ils ne remarquaient rien de cette altercation. Tous les autres locataires regardaient les cyclistes avec des yeux méchants, tout le monde semblait dérangé, mais eux : rien ! Ils faisaient comme si de rien n’était. Sœur Annette a dit que lui il était sur son téléphone et qu’elle, elle regardait simplement sa nourriture. Sur le coup ça ne lui a rien fait. Mais quand je l’ai interrogé là-dessus, elle a dit que oui, rétrospectivement, ça pouvait sembler étrange dans les circonstances, alors que tout le monde était dérangé mais pas eux, comme si… comme si, elle a dit : « comme si ils avaient plus important à faire ». Ce sont ses mots.
                -C’est une opinion, ce n’est pas un fait,
                -C’est vrai, patron. Mais d’après ce qu’elle a vu, ça demeure plausible.
                -Ne sautons pas trop vite aux conclusions.
À la moue de son interlocutrice, Paul s’aperçoit qu’Isabelle est vexée de son commentaire.
-Beau travail, Isabelle, beau travail; tout ça nous apporte de bonnes pistes de réflexion. Et toi, Sébastien ?
C’est le chef de l’équipe technique, celle qui fouille le terrain centimètre par centimètre.
-On a presque fini, mais on n’a pas trouvé grand-chose. Des mégots de cigarettes, des déchets, quelques papiers… Mais tout ça date au moins de la veille, sinon de plus longtemps et a été abimé par l’humidité. On n’a trouvé aucune empreinte ni de doigts ni de pas, aucune piste valable. Il y des empreintes sur l’arme, mais il faudra voir lesquelles.
-C’est maigre…
-Oui, c’est maigre; dans une heure je vais remballer mes hommes et renvoyer mon équipe à Gatineau.
-Qu’est-ce que tu en penses ?
-Je ne sais pas; dans la nature comme ça… Ce que je remarque c’est qu’il n’y avait aucune trace de lutte, rien qui indiquerait qu’ils ont essayé de se défendre, de se débattre, ou de combattre.
-Alors…
-C’est peut-être un suicide, ou bien…
-Ou bien…

-Tu penses la même chose que moi : s’ils ont été tués, ils connaissaient leur meurtrier.

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