lundi 24 février 2014

Conte écologique improbable

                Sur la plaine s’étendent de grandes plaques de neiges, ça et là percées de quelques broussailles dégarnies.
                Il y a bien longtemps de cela, toute cette terre, la plaine et les collines des alentours et jusqu’aux montagnes l’horizon et jusqu’à l’immense océan dont les brumes viennent parfois jusque ici, toute cette terre était couverte de forêts magnifiques. De grands ormes majestueux côtoyaient les fringants bouleaux; les fiers érables et les délicats peupliers-trembles se mêlaient aux hêtres et aux merisiers; les conifères en tous genres se dressaient bien droits toujours verts : sapins baumiers, pruches, épinettes bleues, pins sylvestres… L’été, toute l’immense forêt était verte de vie et de sève; on les entendait chanter dans le vent. Et les arbres protégeaient du soleil et de la pluie, en leurs branches, leurs troncs ou leurs racines, toute une multitude d’être vivants, rampant, marchant, volant, qui à leur tour donnaient la vie et se perpétuaient. En automne, leurs couleurs enchantaient la terre, la rendaient magique, superbe. Et l’hiver, tous dormaient d’un demi-sommeil plein de promesses. Beaucoup de vieux arbres mouraient pendant l’hiver, et par leur mort la vie continuerait, des pousses toutes frêles apparaissaient entre leurs racines ou et la mousse s’étendait sur leurs troncs couchés à jamais.
                Pendant des milliers d’années il en a été ainsi. Les milliers d’hivers avaient succédé aux milliers d’étés. Des milliers des fois les pluies avaient arrosé et abreuvé cette terre qui nourrissait les arbres. Des milliers de fois le soleil avait séché le sol et rendu les arbres forts et beaux… Jusqu’aux jours où les hommes étaient venus; des hommes armés de machines énormes et tonitruantes, infernales, affreuses, fabriquées exprès pour couper les arbres. Elles détruisaient la forêt, dévastaient tout; rien ne pouvait les arrêter et les hommes souriaient et étaient contents. La machine la plus hideuse, c’était celle capable de couper un arbre géant, de l’étêter et de l’ébrancher d’un seul coup en quelques instants… Et les camions aux roues énormes emportaient au loin les troncs sciés, tout écorchés, mutilés. Coupées les épinettes, tués les sapins, abattus les érables; arrachés, déracinés, morts les arbres de la terre. Et les hommes s’acharnaient et se réjouissaient devant un tel carnage. Les roues démesurées écrasaient les jeunes plants, broyaient les pousses d’un printemps. La terre elle-même était éventrée, piétinée, mise en charpie. Et quand les hommes sont partis avec leurs machines énormes, il n’y avait plus que la mort sur la grande plaine. Morts les arbres et morts les animaux; enfuis les oiseaux; plus rien, que le silence.
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                Depuis des milliers d’années, il y avait eu un rocher. Mais les hommes l’avaient fait exploser à coups de dynamite; mais même brisé, cassé en plusieurs morceaux, il avait protégé, dans un creux, trois toutes petites pousses de sapins. Les roues démesurés étaient passées et repassées sur le rocher brisé qui les avaient défendues; les souples petites pousses avaient plié, mais elles avaient miraculeusement survécu.
                Les trois petits plants avaient grandi, l’un avec le tronc un peu de travers, l’autre avec une partie de ses racines à nu, le troisième avec  une blessure au tronc, côte à côte, leurs branches s’entremêlant au fur et à mesure comme les bras enlacés d’un petit frère et d’une petite sœur qui s’étreignaient pris de peur, comme désemparés, comme pour se donner du courage. Et leurs racines aussi s’étaient entremêlées partageant la même nourriture que leur offrait le sol moins abîmé peut-être ici que partout ailleurs. À la longue, leurs troncs s’étaient en bonne partie soudés.
                Les premières saisons avaient été les plus dures. Plus rien ne les abritait des vents, de la pluie, de la grêle. L’un des trois petits arbres était mort, celui avec la blessure au côté. Mais les deux autres avaient tenu bon. Lorsque l’un semblait être emporté par les rafales, l’autre le retenait. Lorsque le deuxième était sur le point d’être déraciné par une averse, l’autre le sauvait. Le premier hiver, ils avaient bien cru mourir tous les deux, mais il avait été exceptionnellement doux et ils avaient survécu.
                Bientôt, ils ont commencé à essaimer leurs graines aux vents d’automne, mais en vain. Rien ne poussait plus, rien ne pouvait plus naître; la terre était comme morte. Elle était sèche et dure, souillée, empoisonnée; le roc apparaissait à bien des endroits. Dès que quelques pousses vertes se mettaient à sourdre, elles étaient emportées par les pluies ou brûlées par le soleil, ou encore gelées par les froids de l’hiver…
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                Et aujourd’hui, la plaine s’étend avec des plaques de neige à perte de vue. Les deux grands sapins émergent de leur demi-sommeil hivernal, alors les jours rallongent, alors que le soleil les réchauffe. Les deux grands sapins sentent la sève remonter et eux; ils savent que leur fin est proche. Celui aux racines à nu sait que ce sera son dernier printemps et son dernier été, et qu’à l’automne il perdra ses feuilles pour la dernière fois; et l’autre qui a le dos un peu de travers sait qu’il le suivra rapidement.
                Alors qu’ils se réveillent après un autre long hiver, les sapins savent aussi que la vie ne s’arrêtera pas ainsi. Tous ces milliers et milliers d’arbres qui avaient poussé sur cette terre et qui avaient donné vie à d’autres arbres comme eux, tous ces arbres qui ont été ignominieusement coupés, mutilés, emportés, ceux qui ont été broyés et écrasés, tous, ils affirment que la vie ne peut s’éteindre ainsi.
                Oh ! les deux vieux sapins ont un secret : sous leurs vieilles branches en bas, longuement patiemment, ils ont accumulé un tapis d’aiguilles mortes, suffisamment épais pour conserver l’humidité, suffisamment composté pour nourrir la vie nouvelle. Et voilà qu’y poussent, une quinzaine de petits sapinets tout menus, tout fragiles, mais si mignons, si frétillants, bien vivants. Sous leurs branches desséchées, ils sont bien à l’abri de la neige et du gel, à l’abri des vents et des orages.
                Alors qu’ils se réveillent après un autre long hiver, les deux vieux sapins savent que ces petits, leurs petits sont saufs; ils vont pousser et forcir et grandir et formeront tout un bosquet d’arbres jeunes et robustes qui à leur tour en sèmeront d’autres et les protègeront; en d’autres et d’autres encore. Mais pour cela, pour qu’ils grandissent à maturité, ils ont besoin de plus de soleil, de sa chaleur et de son énergie. Et c’est pour ça que les deux vieux savent qu’ils doivent mourir. Et peut-être alors des graines perdues d’épinettes, de peupliers, d’érables, d’ormes, de bouleaux reviendront et pousseront aussi. Alors les arbres couvriront à nouveau toute la surface de la terre, et la terre sera belle, et les oiseaux reviendront, et les animaux aussi…

                Les deux vieux sapins seront morts depuis longtemps, tombés et pourris, quand cela arrivera. Voilà que le soir tombe sur eux, mais c’est un soir d’espoir à nul autre pareil.

1 commentaire:

  1. Sur la plaine s’étendent de grandes plaques de neiges, ça et là percées de quelques broussailles dégarnies... Il y a bien longtemps de cela, toute cette terre, la plaine et les collines des alentours.... l'immense forêt verte de vie et de sève :) J'ai adoré cette description si organique, si dynamique, si vivante. Sous la neige et le tapis d'aiguilles se cache cette espérance. Improbable ?... pourtant j'y crois.
    Judith

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