lundi 3 mars 2014

Un jour, deux jours - I

Marie se dit qu’elle n’a pas très envie de se lever ce matin. Elle ne s’est pas sentie très bien ces jours derniers et aujourd’hui la douleur est  plus aiguë, plus vive; toujours son mal à l’abdomen, au niveau des intestins, qui s’irradie jusque dans la poitrine. Elle s’est habituée à ce mal qui dure depuis des années; peut-être considère-t-elle qu’il fait partie  d’elle, comme tant d’autres douleurs qu’elle a endurées, qu’elle a supportées, qu’elle  aura  refoulées. Douleurs physiques autant que morales; une de plus ou une de moins, qu’importe; qui s’en souciera ? J’en ai avalé des couleuvres, j’avalerai bien encore celle-ci.
Depuis deux ou trois jours, ce mal au ventre est devenu plus lancinant, plus vif; plus cruel. Ces deux derniers matins, elle s’est levée péniblement et a marcher presque courbée en deux; elle a à peine mangé et est restée assise dans son fauteuil au salon toute  la journée à regarder la télévision. Mais ce matin, elle est obligée de se dire qu’elle souffre vraiment, qu’il y a quelque chose qui ne va pas.
D’habitude, Marie se lève tôt et commence sa petite routine. Elle enfile sa robe de chambre en fredonnant, chausse ses pantoufles et se rend à la salle de bain. Là, elle fait sa petite toilette, puis elle revient dans sa chambre se peigner et s’habiller. Oh, tout ça ne lui prend pas beaucoup de temps : elle le fait en se dépêchant, à pas furtifs, pinçant les lèvres de malice et d’inquiétude; il ne  faut  surtout  pas,  surtout pas réveiller son mari qui ronfle dans la chambre voisine.  Quand  elle  se  coiffe devant son miroir, quand elle peigne ses vieux cheveux gris et raides, revenue dans sa chambre, un peu essoufflée, un peu  tremblante,  soulagée  d’avoir  tout  fini sans trop de bruit, alors là, elle se sourit, par plaisir, par compassion; qui d’autre lui sourira aujourd’hui ?
Mais ce matin elle ne se décide pas à se lever aussitôt réveillée. Plus tard; pour une fois... Je vais attendre que ça aille un peu mieux. Elle regarde sa chambre dans la demi-clarté du petit matin. Elle voit la table, « son bureau » comme elle l’appelle, avec ses affaires, son courrier, ses livres, avec son tiroir à souvenirs : des photos, des petits objets, des mèches de cheveux des enfants, une médaille de guerre qui lui vient de son père. Elle voit la chaise avec sa veste en laine posée dessus et son linge pour aujourd’hui, qui est le même qu’hier, bien plié dessus; et en arrière, la grande fenêtre avec ses larges rideaux orangés, si vieux, usés, flétris par les automnes. Elle regarde ses plantes sur le rebord de la fenêtre. Elle voit dehors les lueurs du jour nouveau; elle voit les branches qui oscillent  légèrement, les  feuilles qui  tombent, elle entend les oiseaux qui chantent; est-ce la vie et la mort ?
De l’autre côté de la chambre il y a la commode avec une lampe dessus, des coquillages, d’autres photos, des images,  une  dentelle,  un  mouchoir,  des  bibelots. Les murs sont roses, gris de poussière, et le plafond beige, une couleur qu’elle n’a jamais aimée. Dans les coins, il y a quelques toiles d’araignées.  Oui, tout  a  l’air vieux, défraîchi; oui, les tapis sont usés; oui,  la  peinture  s’écale  par  endroits,  mais c’est son domaine, c’est son chez-soi, à elle toute seule et elle s’y sent si bien, si bien. C’est la seule pièce de la maison qui lui appartienne en propre, c’est le seul endroit son mari ne vient jamais,  et ne viendra jamais.
Avant, c’était la chambre de sa fille, et quand elle est partie, quand  elle  a voulu devenir actrice et qu’elle est partie pour New York, la chambre est longtemps restée vide; sans doute Marie gardait-elle l’espoir de voir sa fille revenir. Peut-être le désirait-elle plus qu’elle ne l’espérait; mais sa fille n’est jamais  revenue; jamais.  Elle a écrit et téléphoné, quelques fois, au début, puis les lettres se sont faites plus rares. Alors, un printemps, un jour que son mari était absent, maugréant pour ravaler ses sanglots, Marie a rangé toutes les affaires de sa fille dans des boites qu’elle a empilées dans le placard, a nettoyé la chambre, en a lavé le plancher, pour s’y installer. Le ménage fait, elle a déménagé ses affaires. Elle est allée dans la grande chambre à coucher et a vidé ses tiroirs; elle a pris ses vêtements, ses chaussures, ses deux écrins de peignes et de pinces, ses livres, et a tout bien disposé dans sa nouvelle chambre.
Et soudain, une fois tout terminé, comme elle s’est surprise à bien se sentir de cette décision, pour une fois qu’elle en prenait une : ne plus avoir ce corps balourd et remuant à côté d’elle chaque nuit ! Ne plus ressentir cette sensation de crainte et de dégoût, pour lui et pour elle-même ! Ne plus avoir à faire tant d’efforts pour ne pas le toucher, pour ne pas même l’effleurer ! Ne plus entendre son souffle, ses ronflements. Pouvoir enfin dormir des nuits complètes, dans la tranquillité et la sécurité ! Comme elle se sent bien dans son chez-elle.
Et  voilà  que,  sans  trop  savoir  pourquoi,  Marie  pense  à  sa  chambre,  la chambre de son enfance, celle qu’elle avait chez ses parents,  si loin, si loin dans le temps  et l’espace. Une  petite chambre tout en rose et lilas, ensoleillée le matin et  sombre  le  soir  à  cause  des grands arbres qui entouraient la maison, avec des rideaux fleuris aux fenêtres qu’elle avait cousus et brodés elle-même, une  magnifique lampe de chevet qui ne fumait jamais qu’une de ses tantes lui avait offerte pour son anniversaire, son joli secrétaire de bois d’acajou, ses livres qu’elle collectionnait, son miroir ovale au-dessus de sa commode; un miroir pour elle toute seule... quel luxe ! C’est son père qui se l’était procuré à la ville et le lui avait donné quand il avait meublé et décoré sa chambre selon ses indications.
Marie ne se souvenait que très vaguement de sa sœur aînée qui avait quitté la maison alors qu’elle était encore toute petite, et quant à sa mère... quelle sorte d’affection aurait-elle pu lui porter ? Par contre, comme elle avait aimé son père, si beau, si grand, si fort, si gentil, si doux. Quand il partait, très  tôt le matin, avant l’aube, pour sa tournée, elle voulait toujours être là; elle voulait le voir partir, l’embrasser et seulement ensuite le laisser partir; et sa mère haussait les épaules et vite la poussait avec brusquerie, lui donnant quelque chose à faire et lui disant qu’elle serait en retard à l’école, que c’était des caprices d’enfant gâtée, quelle idiote elle faisait, et son père qui ne valait pas mieux et qui l’encourageait.
Son  père était  garde-chasse d’un  grand  domaine;  et  Marie  s’imaginait  qu’il régnait pour l’éternité sur tout le domaine, qu’il en connaissait tous les sentiers, tous les bosquets, tous les secrets, toutes les limites, que toutes les bêtes, les arbres et les fleurs le connaissaient et lui obéissaient; et quand il passait, à grands pas, son havresac sur le dos et son fusil en bandoulière, tout s’arrêtait, les  arbres s’inclinaient, les  animaux lui rendaient  hommage et lui étaient  reconnaissants d’être un souverain, un protecteur si bon, si fort et si noble.
Parfois, le samedi, il l’amenait avec lui, la juchant sur ses épaules larges et fortes, et il la promenait dans l’herbe toute humide de rosée ou de pluie, par les bois et les vaux. Ils parcouraient alors les immenses plaines de son domaine; il se penchait dans les sous-bois, sautait par-dessus les ruisseaux, sans jamais se fatiguer, toujours en la portant sur son dos ou dans ses bras, elle, la petite fille chérie qui se faisait  plus légère qu’un oisillon. Il lui enseignait le nom des fleurs, des arbres et des oiseaux. Il lui enseignait à reconnaître les chants des oiseaux. Il lui faisait reconnaître, les yeux fermés, l’odeur des genévriers, des mimosas, des cerfeuils, des bougainvilliers. Il lui faisait goûter l’eau glaciale des sources, y mettait le bout de son orteil pour la faire frétiller de joie, lui en mettait quelques gouttes dans le cou. Il lui passait sous le nez un brin d’avoine sauvage ou une feuille de fougère. Ça la chatouillait et il riait de son grand rire clair et chantant et elle aussi riait sachant que ça lui faisait plaisir. Ces journées, c’était les plus belles de toutes. Ils étaient juste tous les deux et ils étaient infiniment heureux. Il lui racontait des histoires de loups et de loups-garous, de gnomes, de dragons, d’elfes et de lutins, de fées et de jolies princesses, de revenants et de fantômes dont elle était souvent  l’héroïne, et qui finissaient toujours bien.
Et quand il avait eu son accident et qu’il était resté ... « simple », c’est le mot qu’utilisait toujours Marie, comme elle avait pleuré, comme elle avait pleuré. Elle venait juste d’avoir quatorze ans,  et  quand  les  hommes du  village avaient  ramené son père sur un brancard, le crâne ouvert, du sang sur tout le visage, sur sa chemise, le seul commentaire de sa mère avait été pour dire quel maladroit il était. Et au lieu de le soigner avec tendresse et compassion comme il l’aurait mérité, elle le brusquait, le bousculait lui disant qu’il était toujours dans ses jambes; elle se moquait de lui, ironisait, elle l’enguirlandait, l’injuriait même parfois, et le disputait comme un petit enfant fautif quand il ne pouvait pas bien avaler la cuillerée qu’elle lui mettait dans la bouche, ou encore quand il salissait ses pantalons. Et lui qui n’avait aucun moyen de se défendre, approuvait béatement ce qu’elle disait.
Sa mère avait interdit à Marie de s’occuper de son père; elle en avait assez sur les bras comme ça pour ne pas être gênée par les maladresses de sa gourde de fille. Mais souvent, à bout de patience, elle lui  commandait de l’en  débarrasser.  Marie, alors, pouvait prendre soin de lui, le câliner, le dorloter, les larmes aux yeux. Et chaque soir, toute seule dans sa petite chambre rose, Marie pleurait; elle pleurait son amour perdu, et pleurait de rage et, sans se l’avouer, de haine contre sa mère.
Ah ! cette douleur qui me tenaille ! Ah, si ce bon docteur Gendron était encore là, c’est sûr qu’il me soignerait.
Ce bon, ce si bon docteur Gendron, c’est lui qui avait pris soin d’elle depuis le tout début. Marie se souvient de ce temps il venait faire des visites à la maison; il avait soigné ses enfants; il avait soigné le plus vieux des garçons quand il avait eu les oreillons; il avait guéri sa fille quand elle était presque devenue anorexique. Quand le cadet s’était estropié la jambe en sautant par-dessus la clôture, elle lui avait téléphoné en panique et c’est lui qui avait appelé l’ambulance et l’avait accompagnée à l’hôpital. Ensuite, pendant la convalescence du son fils, il était venu une fois par semaine.
C’est lui qu’elle allait voir quand elle se faisait battre par son mari. Elle savait qu’il la comprenait, elle savait qu’il la soignerait, qu’il prendrait soin d’elle. Il lui parlait doucement, il l’écoutait, il compatissait, il lui prenait les mains, il lui massait le cou et les épaules; souvent, elle éclatait en sanglots, elle pleurait, elle pleurait sans pouvoir s’arrêter, et lui, il lui prêtait  son mouchoir,  il séchait ses pleurs. Un jour, il l’avait serrée dans ses bras. Une fois, son mari lui avait brisé trois côtes à coups de pieds; une  autre fois, il lui avait  démis  le coude et l’épaule en lui tordant le bras; une autre fois il lui avait cassé le nez en la projetant  contre un  mur; et jamais  le docteur Gendron ne lui posait  de questions, jamais il ne l’interrogeait sur ce qu’elle ne pouvait pas avouer, et  elle lui  en  était infiniment  reconnaissante; elle  savait qu’il la comprenait et pour  ça aussi elle lui était immensément  reconnaissante.
La vie de Marie avec sa mère était vite devenue  impossible,  insupportable. Elle la disputait, la frappait, lui faisait subir toutes les brimades, les vexations, avec acharnement, avec hargne. Elle la critiquait toujours, dans tout ce qu’elle faisait, la traitait de gourde, de pauvre idiote, d’abrutie, de sotte. Quelle bonne à rien que j’ai !! Ça l’amusait de la gronder en public. Une fois, en plein marché, elle l’avait giflée pour un navet qu’elle avait échappé.
Comme elles avaient moins d’argent, Marie avait arrêter l’école pour donner des leçons de piano et de chant, et sa mère s’appropriait tout ce qu’elle recevait, sans rien lui laisser, sans apprécier ce qu’elle faisait, sans apprécier l’aide qu’elle apportait.
Et puis Marie s’était mariée, avec le plus jeune  fils du notaire, un beau parti, « le plus beau parti  du village » disait sa mère qui l’avait poussée  dans ses bras. Oh, on  savait  bien que  son  fiancé  avait  eu  plusieurs  aventures et  escapades, surtout pendant  son  séjour  à  la  ville  il  avait  étudié le  droit, mais  c’était  bien  normal pour un homme. Le soir de ses noces, alors que tout le village dansait et festoyait, Henri, sans  ménagement, bestialement, écartelait, profitait de son corps frêle et blanc. Et rapidement dans sa vie de femme mariée étaient venus les blâmes, les cris, puis les insultes et les coups.
Le premier garçon était avec le début de la guerre; et alors qu’elle était à nouveau enceinte, ils s’étaient enfuis de leur pays. Des semaines à pieds, en charrette, en train, puis des semaines d’enfer  en bateau  -  même  horriblement malade elle  devait s’occuper du bébé alors que son mari,  fumait  et buvait  - pour enfin arriver en un nouveau monde qui ne s’avérera pour Marie guère différent de l’autre.
Son deuxième bébé, un garçon, était mort quelques mois après la naissance et elle avait ensuite fait une fausse couche. Ensuite  Marie  avait accouché  d’une fille, puis  avait eu une autre fausse couche. Et  alors qu’elle croyait que les années à porter et à perdre des enfants étaient terminées, son mari, un soir, était rentré très ivre et très gai et l’avait violée. Elle ne s’était qu’à peine débattue. Et même si, quelque part en elle, elle refusait cet être qui croissait en son ventre et l’envahissait de l’intérieur, la vie avait tenue bon et un autre garçon lui était né.
Il  faudrait  bien que  je  me  lève,  quand  même;  je  commence  à  avoir  besoin d’aller à la toilette, mais que j’ai mal, que j’ai mal !...
Alors la routine s’était installée dans la vie de Marie : se lever la nuit, s’occuper des enfants, les préparer pour l’école, faire le ménage, éplucher les pommes de terre et préparer les repas, faire la vaisselle, faire le lavage, laver les couches, repasser, sans jamais personne pour l’aider, pour la soulager un tant  soit peu... Les premières années elle faisait tout elle-même, comme elle avait appris à le faire en son pays : laver les planchers à genoux, laver le linge à la main, coudre, repriser, tricoter. Puis son mari avait acheté un premier réfrigérateur, et au fil du progrès, une cuisinière électrique, une machine à laver, un aspirateur, un  fer  à repasser... Mais Marie n’a jamais aimé faire le ménage et même avec  tous  ces appareils elle n’avait pas plus de temps à la fin de ses  journées. Une  fois  par semaine, son mari faisait les provisions, et comme elle ne savait pas bien faire à manger, les menus étaient toujours les mêmes : une soupe, des légumes bouillis, des fruits pour dessert, quelques fois des crêpes.
Marie ne sortait guère de la maison, ni pour des achats, ni pour se promener.
Elle ne voyait personne, ne parlait à personne; un vendeur de balais qui sonnait à la porte, c’était un petit bonheur. Elle ne recevait jamais de lettres, sa mère ne répondant jamais aux siennes. Une fois seulement cette dernière avait envoyé une courte lettre pour lui apprendre la mort de son père; Marie en avait très attristée et avait alors  arrêté d’écrire. Et une autre fois un télégramme de sa sœur lui avait annoncé que sa mère était morte et Marie lui avait répondu de s’occuper de la succession.
Elle pouvait passer des jours, des semaines sans mettre le nez dehors.  Un hiver, elle n’était pas sortie une seule fois de tout le mois de février, même pas pour étendre le linge; elle n’avait pas de manteau et que des vieilles bottes trouées qui ne le lui permettaient pas. Elle s’arrêtait, et de la fenêtre de la cuisine, pendant de longues minutes, perdue dans ses pensées, elle regardait la neige tomber, et puis se remettait à sa tâche : éplucher les pommes de terre ou faire le repassage.
Marie ne disait pas grand-chose non plus; elle avait sans cesse peur de dire une  sottise  qui  déclencherait la colère de son mari à qui elle devait soumission. Toujours, par-dessus tout, elle craignait de le contrarier, de lui déplaire, de lui désobéir. Lorsqu’elle le faisait, c’était tout-de-suite les cris et les coups.
Heureusement les enfants  lui procuraient les  joies auxquelles elle avait droit : leurs   premiers mots,  leurs premiers  pas, leurs sourires, leurs  devoirs d’école. Tant qu’ils  étaient petits, elle  leur chantait des chansons, elle leur  inventait des histoires de dragons et de princesses, elle faisait leur toilette, elle caressait leurs cheveux. Sans doute étaient-ils tout ce qu’elle avait; sans doute n’avait-elle  qu’eux à aimer, même si,souvent, fatiguée ou exaspérée, elle se fâchait. Alors, elle élevait la voix et leur distribuait quelques gifles. Mais tout de suite, elle regrettait ce qu’elle avait fait. Elle les serrait dans ses bras, elle essayait de les consoler et pleurait  avec eux. Elle aurait tant voulu les gâter, les combler, mais elle ne le pouvait pas : elle n’en avait pas les moyens. Parfois elle se demandait si, même  en  en  ayant  les  moyens, elle saurait comment faire.  Elle s’apercevait avec tristesse qu’elle  ne savait même pas comment les embrasser. Pour leurs anniversaires, elle s’efforçait de faire un beau gâteau. Pour Noël, elle leur offrait un chandail, des chaussettes ou des mitaines qu’elle avait  tricotées. Elle essayait tant bien que mal de mettre quelques sous dans leurs tirelires, mais souvent, elle les y prenait pour acheter un litre de lait ou du chocolat en poudre. Elle  aurait  tellement aimé avoir un jardin, avec des légumes, des fines herbes et des fleurs pour les leur montrer, pour leur expliquer la croissance des plantes, la  floraison, la germination et la  maturation des fruits, pour leur enseigner les soins dont les plantes ont besoin. Peut-être n’aurait-elle pu avoir que quelques plantes d’intérieur à leur montrer, mais elle n’avait ni les moyens de s’en procurer ni le temps de s’en occuper.
Les enfants, c’était la chasse-gardée de Marie. Son mari était souvent absent et quand il était à la maison, il exigeait de ne pas être dérangé. Il s’en prenait à eux, les giflait pour un oui ou pour un non, selon ses humeurs et ses frustrations, et ils avaient appris eux aussi à évoluer dans les limites variables de son autorité et à ne jamais la contester. Aussi, au fil du temps, Marie avait tissé entre elle et ses enfants des liens complexes et ambivalents d’affection, et de protection, de connivence et de manipulation qui les unissaient, les enveloppaient tous les quatre d’une complicité secrète. Bien sûr, Marie prenait toujours leur parti contre lui; souvent en les défendant, c’était elle qui se faisait engueuler et battre. Elle cachait leurs bévues, elle camouflait leurs maladresses qu’elle réparait avant le retour de son mari ou qu’elle faisait passer pour des accidents... Elle lui mentait, et les enfants aussi avaient appris à lui mentir.
Sans doute son mari était-il un bon avocat, car graduellement il se construisait une clientèle et une réputation. Son travail lui prenait beaucoup de temps. Il rentrait de plus en plus souvent tard le soir, même des fois il ne rentrait pas de la nuit. Quand il restait une journée à la maison, il s’enfermait dans son bureau à préparer des dossiers. Sans doute gagnait-il beaucoup d’argent; régulièrement il s’achetait une nouvelle voiture. Quand il partait en congrès pour plusieurs jours, Marie devait préparer sa valise et elle restait étonnée de lui voir tant de vêtements.
Marie savait bien que son mari avait  des  aventures  avec  d’autres  femmes, mais que lui importait. Pour elle, les seules conséquences, malheureuses, en étaient qu’après un échec ou une déception il se défoulait sur elle et qu’alors les cris et les coups se doublaient de violences sexuelles.
C’est à peu près au moment ses enfants avaient commencé l’école que son mari avait acheté une télévision !... Quelle révolution ce sera dans la vie de Marie ! Au début, elle avait regardé cet étrange objet avec perplexité; elle se demandait  bien en quoi il pourrait lui être utile. Puis quand elle l’avait vu allumé, elle avait été béatement fascinée. Elle trouvait  extraordinaire de voir des gens  se  mouvoir sur  l’écran, d’entendre leurs voix; elle s’était surprise à rire d’amusement et de surprise. Bientôt, simplement s’asseoir et regarder cette magique fenêtre sur le monde extérieur lui procurait un plaisir indescriptible. Quand  les enfants revenaient de l’école, elle regardait avec eux leurs émissions favorites; elle suivait les histoires avec eux, elle faisait des commentaires se fâchant ou applaudissant selon les bonheurs ou les malheurs des méchants. C’est avec effort qu’elle devait quitter le salon pour  aller préparer  le souper.
Et que dire des informations ! Il semblait à Marie qu’elle redécouvrait que le reste du monde existait. Elle pouvait suivre sur le petit écran des événements qui se déroulaient dans son pays en Europe ou ce qui se passait tout près de chez elle. La télévision lui avait fait voir l’assassinat du sénateur Kennedy, l’invasion de la Tchécoslovaquie, la marche d’un homme sur la lune. Elle avait suivi avec avidité le déroulement des Jeux Olympiques, avec effroi les attentats de New-York. Depuis plusieurs années, la télévision fait partie de sa routine quotidienne. Le téléviseur a sa place dans le salon, et Marie s’installe en face dans son fauteuil. Elle planifie  sa  journée en fonction des émissions : aujourd’hui, il y a tel film à voir absolument, tel  téléroman  à  suivre, telle compétition de patinage  artistique à ne pas  manquer.  Il y  a des jours   je  peux passer plus de huit heures devant la télévision; peut-être est-ce trop, mais je me dis que c’est la télévision qui m’a sauvée; sans elle, j’aurais sombré  dans la folie et le désespoir.
Les  injures  et  les raclées s’espaçaient avec  le temps qui passait et  n’étaient plus devenus que des hausses d’humeurs et des gifles. Avec les  trois  enfants  à l’école, Marie commençait à souffler un peu... surtout que, comme par enchantement les chèques d’allocation familiale lui arrivaient à son nom. Elle dû ouvrir un compte en banque bien sûr, mais comme elle n’avait pas besoin de l’autorisation de son mari… Et puis bientôt, trop tôt, en quelques mois, les enfants sont partis : sa fille aux États-Unis, un garçon en Australie et l’autre à l’armée. Elle s’est retrouvée toute seule, abandonnée, désœuvrée, elle a presque eu envie de faire une dépression. Sa ménopause commençait et  le  docteur  Gendron,  à  nouveau, a pris soin d’elle. Il l’a rassurée, il lui a expliqué ce qui se passait et qui se passerait en son corps. Avec lui elle s’était toujours sentie en sécurité. Il lui a recommandé « la grande opération » et elle a accepté. Il l’a envoyée voir un excellent spécialiste qu’il connaissait; tout s’est bien passé et elle ne s’en est portée que mieux.
Par la suite, surtout avec cette merveilleuse petite  carte d’assurance-maladie, il lui a été facile de se plaindre du chaud, du froid, ou de la fatigue, ou de la tension, de son bras gauche qui devenait tout raide. Ce bon docteur Gendron, il a été si bon avec moi; il m’a toujours écoutée, il m’a toujours aidée; heureusement  qu’il était là, heureusement  que le Bon  Dieu  me  l’a envoyé,  sinon je  ne  sais pas  ce que je  serais devenue. Est-ce que je pouvais partir ? Est-ce que je pouvais vraiment le quitter ? Où est-ce que je serais allée ? Je ne connaissais personne, je n’avais pas d’argent. Et les enfants, que seraient-ils devenus ? Est-ce que je pouvais partir sans eux ? Non, c’était impossible. C’est pour eux que je suis restée, c’est pour eux que j’ai enduré  toute cette misère. Moi, je ne comptais pas, mais je devais rester pour eux. J’avais juste besoin de quelqu’un, et ce quelqu’un ça a été le docteur Gendron.
Une seule fois, Marie a eu vraiment peur. C’était au centre d’achat. Elle avait eu comme un vide, et s’était retrouvée à l’hôpital sous observation. On lui a raconté qu’elle avait perdu conscience et qu’une  ambulance  l’avait  amenée  à  l’hôpital.  Elle est revenue à pieds à la maison, inquiète, tremblotante : qu’est-ce que ça veut dire ? c’est le signe de quoi ? du début de la déchéance ? Longtemps, en s’en cherchant les malaises, elle a eu la maladie d’Alzheimer dans la tête.
C’était le docteur Gendron qui lui avait conseillé  de commencer à sortir, de s’occuper un peu l’esprit. Elle  l’avait  regardé  avec  beaucoup  d’étonnement,  mais elle avait néanmoins suivi son conseil, comme toujours. Elle avait commencé à marcher dans le quartier,  tout  d’abord  jusqu’au  bout  de la  rue,  puis un coin de rue, puis deux, à chaque fois un peu plus loin, un peu plus sûre d’elle. Elle s’était excitée à découvrir un quartier qu’elle ne connaissait pas. Elle ne s’était auparavant jamais rendue plus loin que le dépanneur du coin, et  elle  découvrait une  pharmacie, une quincaillerie, des restaurants, une boutique de cordonnier, le  bureau  de  poste, un salon de coiffure, une banque, des églises, des magasins, des parcs, la bibliothèque. Elle se découvrait le plaisir enfantin de faire du lèche-vitrine; certains jours elle était si contente, si excitée; elle se demandait comment elle avait pu passer toutes ces années sans faire tout ça.
Elle regardait les maisons et se faisait des commentaires trouvant celle-ci trop haute, celle-là trop vieille, appréciant l’ordre et l’entretien de tel jardin, la floraison de tel arbre ou de telle haie, la beauté d’une telle façade. Quel plaisir était le sien de se promener au parc, de voir le vent dans les  arbres, d’admirer les  parterres de fleurs, de sentir le soleil sur sa peau, de regarder les enfants jouer et rire ! Et il y avait toujours quelque chose de nouveau à découvrir : une autre rue, une ruelle, un nouveau magasin, une maison en construction, et au fil des saisons, par la neige qui fondait, par les feuilles qui poussaient, les fleurs qui s’ouvraient, les rénovations des maisons et des cours, c’est tout le quartier qui changeait d’allure.
Quelle extraordinaire découverte avait été celle de la bibliothèque ! Elle s’était arrêtée devant les grandes portes, un peu éberluée, hésitante, comme  si elle cherchait très très loin en ses pensées la véritable utilité de cet édifice. Et puis elle était entrée, et elle avait découvert les milliers et milliers de livres avec émerveillement, avec éblouissement, avec extase. Quelle  volupté, quel incroyable plaisir de prendre un livre dans les rayons et de le feuilleter, de le lire. Elle s’était demandé depuis quand n’avait-elle pas lu un livre, quel avait été le dernier livre qu’elle avait lu, et elle n’avait pu s’en souvenir; elle s’était  aperçu qu’elle n’avait pas ouvert  un  seul livre, pas  lu un  seul livre depuis son arrivée en ce pays, depuis plus de trente ans ! Elle avait rempli sa fiche d’abonnement et avait emprunté deux livres : les premiers livres qu’elle ouvrait depuis les simplettes histoires romantiques de son adolescence. Elle s’était rendu compte également que durant toutes ces années, à part, au début, quelques rares lettres à sa mère ou à sa sœur, elle n’avait pas écrit non plus grand-chose d’autre que son nom.
                 Au début, la lecture avait été un peu difficile, mais  très  vite  l’habitude et le plaisir étaient venus, et alors elle s’était mise à dévorer tout ce qu’elle trouvait : poésie,  romans,  nouvelles,  biographies,  histoires  policières...  Comme  elle  aurait aimé connaître Agatha Christie de son vivant !
Marie se souvient aussi quelle aventure cela avait été  la  première fois qu’elle avait pris l’autobus. Après plus d’un  an à sillonner le quartier à pied,  elle avait fini par en connaître les rues par cœur et elle avait voulu essayer. Elle avait préparé un peu de monnaie et toute tremblante, elle s’était installée à l’arrêt et avait attendu l’autobus. Quand il est arrivé, elle avait reculé... mais s’était reprise et hardiment était montée dans le gros véhicule. Quelle excitation ! Quelle joie ! Quelle épopée !
Il y avait plusieurs églises dans le quartier habitait Marie. Un jour, Marie s’était arrêtée devant l’une  d’elle qui lui semblait être de sa confession, et à  nouveau quantité  d’images d’un autre temps lui étaient revenues en mémoire : la petite église de son village, les prêtres aux sourires aimables, sa robe de confirmation. Elle n’y était pas entrée, mais presque à chaque fois qu’elle passait dans la rue, elle ralentissait le pas ou même s’arrêtait.
Au Noël suivant, le soir, elle avait mis son manteau et son chapeau et était sortie. A l’église, elle voyait les gens entrer en couples ou en famille, le sourire aux lèvres; l’église était toute illuminée; il y avait un sapin sur le porche. Toute  craintive,  après  tout  le monde, alors que la célébration était déjà commencée, elle était entrée, et sans faire de bruit s’était assise sur le dernier banc. Pendant quelques instants, elle avait écouté les chants, les prières, les lectures, les litanies, et soudain, sans pouvoir s’en empêcher, elle s’était mise  à pleurer; des pesantes larmes qui coulaient, qui coulaient sur ses joues ridées, sans pouvoir s’arrêter, sans qu’elle puisse les arrêter. Elle était partie avant la fin de la cérémonie et était revenue à la maison d’un pas rapide, pleine de remords, se sentant coupable.
Mais au printemps suivant, elle est revenue à cette église. Elle avait vue, peu avant, une annonce à propos d’un marché aux puces à la porte de l’église et au jour dit elle y est allée. Avec appréhension, elle a poussé la porte et est descendue au sous-sol; elle s’est mise à déambuler entre les tables regorgeant d’objets et de vêtements de toutes sortes. Avec étonnement, elle  remarquait  qu’on  la  saluait, qu’on lui souriait. Une dame de son âge lui a offert une  tasse de thé,  qu’elle  a refusée; mais le lendemain elle y est revenue et a commencé à lier conversation. Les dames de l’église l’ont aussitôt adoptée avec un enthousiasme spontané. On a commencé à l’inviter aux parties de cartes, aux ventes de gâteaux; on l’a présentée aux autres femmes et un jour - quelle émotion ! - au  prêtre. On a insisté pour qu’elle se joigne au groupe, et Marie, avec ces femmes, a fait des petits voyages d’un jour en autobus, à la montagne, à la cabane à sucre, en pique-nique. Pour la première fois de sa vie, elle avait des amies.
Puis le docteur Gendron avait pris sa retraite...
Un peu par tristesse, Marie a alors graduellement laissé tomber  ses activités. Oh, il y avait bien cette jeune docteure, Monya Ngyuen, une Vietnamienne, bien gentille, très gentille même, bien vaillante, bien dévouée, mais  ce  n’était pas la même chose. Je me sentais moins à l’aise avec elle. J’avais l’impression qu’elle ne comprendrait pas comme le docteur Gendron. Et puis je trouve  que les vieilles  de l’église radotaient un peu trop.
C’était sans doute à ce moment-là, que Marie est devenue vieille; en se laissant aller, en arrêtant de sortir, en ne prenant plus soin d’elle, elle a rapidement dépéri.

Il faut vraiment que j’aille à la salle de bain pour faire pipi. Oh, et  puis pourquoi me retenir ? Personne ne le saura jamais; je laverai mes draps et mon pyjama. Alors, Marie se laisse aller et relâche la tension de ses muscles. L’urine tiède coule entre ses jambes et sur son bas-ventre et elle se sent mieux. Marie ferme les yeux; un bien-être, presque une paix qui l’envahit.

3 commentaires:

  1. Cher David
    C'est très émouvant, presque un peu trop pour moi.
    Yvette

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  2. Bonjour David,

    Beau récit. Récit pas très joyeux d'une vie de femme pas trop réjouissante. Tout à fait approprié à la veille du 8 mars, peut-être pour rappeler aux femmes et aux autres que la lutte doit se poursuivre en faveur de l'égalité et du respect.

    Normand B.

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  3. La nouvelle sur Marie m’a beaucoup touchée. Tu as vraiment une bonne plume et c’est un plaisir de te lire.
    Mireille

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