lundi 10 mars 2014

Un jour, deux jours – II

Henri est un vieil homme; un vieil homme usé et fatigué. Toute sa vie il a travaillé dur, sans relâche, de longues heures, de longues journées. Est-ce qu’il pouvait faire autrement ? Il a peiné sous le labeur sans s’accorder de repos, sans jamais se plaindre, sans jamais rechigner, sans jamais s’apitoyer. Il a fait son devoir, c’est tout, c’est bien; il ne regrette rien. Il a fait ce qui devait être fait, c’était l’ordre des choses. C’est ce qu’il devait faire pour faire vivre sa famille, pour offrir aux siens le nécessaire, et même plus. Non, sa femme et ses enfants n’ont jamais manqué de quoi que ce soit ! Il y a toujours eu à manger; le chauffage, l’électricité, les vêtements, le téléphone, et le reste, même cette maudite télévision, c’est toujours lui qui a tout payé, avec son argent chèrement gagné. Personne ne peut lui faire des reproches; non, personne. Il s’est sacrifié, il n’a pas compté. Il n’a compté ni les heures, ni les nuits blanches, ni les privations, ni rien de ce qu’il s’est imposé. Il s’est toujours levé très tôt le matin, et s’est toujours couché tard le soir, souvent bien après minuit; les autres n’ont qu’à faire pareil et il y aurait moins de problèmes dans la société, les gens se plaindraient moins. Il passait des jours entiers, des semaines entières à faire des recherches, à travailler ses dossiers, à lire, à relire, à apprendre par cœur des textes de loi ardus et complexes. Il a se battre, férocement, avec acharnement, avec opiniâtreté contre les autres, contre le système, contre lui-même parfois. Et tout ça, pour devenir ce qu’il est devenu aujourd’hui : un vieillard aigri, amer, hargneux; un vieillard au corps usé, perclus, douloureux. Il souffre du dos et des jambes, aux articulations des genoux surtout. Il a toujours eu des problèmes digestifs et il n’en a jamais rien dit. Il ne disait jamais rien. Il a encore des ulcères d’estomac,  même après trois interventions chirurgicales, qui le font par moments atrocement souffrir. Il ne mange plus que des bouillis et des potages autant à cause de ses maux que parce qu’il ne lui reste plus que deux chicots dans la bouche, en bas, du côté droit. Il a perdu presque tous ses cheveux et ses yeux affaiblis ont besoin de lunettes. Il marche le dos voûté, à pas lents, en se tenant aux rampes, en s’appuyant sur les meubles.
C’est sûr qu’il aimait ce qu’il faisait, qu’il a aimé  son métier  d’avocat.  Les débuts ont été difficiles certes, mais à force de persévérance, à  force  de détermination, il s’est trouvé une clientèle, il s’est bâti une réputation. Quand  après un dizaine d’années d’acharnement, il s’est joint à un bureau bien établi, il avait été très fier de lui. Un à un, il atteignait ses buts. Oui, il a fallu qu’il peine, qu’il se sacrifie; mais avait-il vraiment le choix ? Il fallait faire vivre sa famille, il fallait survivre dans ce monde où l’homme est un loup pour l’homme...
C’est le matin; Henri vient d’ouvrir les yeux et il tourne la tête vers la fenêtre aux rideaux tirés. Encore un jour, encore un autre; un autre jour comme les autres avec la même routine. Il  ira à la salle de bain, il s’habillera, il déjeunera; puis il reviendra dans son bureau il lira un livre ou une  revue; parfois il écrit une lettre.  Comme  d’habitude, comme tous les matins, il va attendre que sa femme ait terminé sa toilette, qu’elle se soit habillée et qu’elle soit descendue au rez-de-chaussée pour sortir de sa chambre et aller à la salle de bain pour se raser et se laver le visage et le cou avec une débarbouillette. Le matin, il se lave le haut du corps, le visage, le cou et le torse, et le soir quand il se déshabille pour se coucher il se lave le bas du corps, le derrière, le bas-ventre, les pieds et les jambes.
Alors  Henri  attend  en  regardant  le plafond...  Espérons  qu’il  va  faire  beau, aujourd’hui; je déteste les journées trop fraîches, ça me fait mal partout quand c’est trop humide. Il lui semble entendre les oiseaux gazouiller... et Henri dresse l’oreille. Il ouvre les yeux plus grand, s’assoit à demi et il se met à écouter plus attentivement. Comment ça se fait que je n’entends rien ? C’est toujours pareil; pourquoi faudrait-il que ce soit différent aujourd’hui ? Qu’est-ce qui se  passe  aujourd’hui ?  Voyons, quelle heure peut-il être ? Henri cherche sa montre sur sa table de chevet et regarde l’heure : huit heures moins le quart. Alors Henri se remet à attendre en  regardant le plafond, les murs, la fenêtre; il tourne et retourne dans son lit; il sent la frustration l’envahir et bientôt l’exaspération et la mauvaise humeur. Mais que fait-elle, que fait-elle donc ? Ah ! elle le fait exprès pour m’embêter. Elle sait bien qu’elle doit se lever avant moi. Est-ce qu’elle se serait levée et serait sortie sans que je  ne l’entende ? Mais non, c’est impossible, pas si tôt le matin. Ah ! est-ce que je vais être obligé d’attendre longtemps encore ? Allez, lève-toi, paresseuse ! Que je puisse  me  lever  aussi. C’est toujours pareil, j’ai  toujours été obligé d’attendre après elle; j’ai  toujours été obligé toujours de me plier à ses caprices.
Il fallait se sacrifier, alors il s’est sacrifié. Tout, ce qu’il a fait, il l’a fait tout seul, sans aide. Il ne voulait pas qu’on l’aide. Tout ce qu’il a obtenu, il l’a obtenu tout seul, à la force des poignets. Personne ne l’a aidé; ni ses frères, ni son père. Oui, bien sûr celui-ci avait payé sa pension chez son oncle à la ville, mais il avait quand même dû travailler pour payer ses études. Il avait travaillé comme  garçon-boucher,  puis  comme maçon…  et il savait chaparder. Heureusement, il aimait apprendre, ça lui était facile, naturel; il se faisait un peu d’argent de poche en corrigeant les travaux de ses camarades ou en vendant les réponses de problèmes. Il fallait bien se démerder après tout; la fin justifie les moyens, comme on dit. Il se savait plus habile que les autres, voué à quelque grand destin, bien trop intelligent pour risquer sa vie  à  la  guerre.  Ses frères  étaient  restés  sur  la  terre,  et  même  avec  toute leur machinerie sophistiquée qui n’avait servi qu’à en faire des endettés perpétuels, ils n’avaient pu enlever leur seconde nature de paysans.  Henri  aimait  à  se dire  qu’il était le seul de la famille à avoir quitté le Moyen-Âge.
S’il a réussi, c’est grâce à lui, c’est grâce à lui tout seul, c’est par sa volonté, son esprit de sacrifice. Sa femme n’a jamais compris ce qu’il faisait, et n’a jamais essayé de comprendre que tout ce qu’il faisait c’était pour elle et pour les enfants, tous ces sacrifices qu’il s’imposait. Henri n’a jamais pris de vacances dans sa vie, jamais de repos, jamais de loisirs. Il n’y avait pas de temps pour  les futilités et les frivolités. S’amuser, c’était une perte de temps, un gaspillage éhonté. Et elle, elle ne s’est jamais intéressée à son métier; elle n’a jamais apprécié ce qu’il faisait. D’ailleurs, elle n’y a jamais rien compris; et que pouvait-elle bien comprendre ? Quand ils se sont mariés, elle n’était qu’une pauvre fille bien sotte, bien ingénue. Elle ne savait rien de la vie, elle ne connaissait rien du monde qui l’entourait; sa mère l’avait tenue dans l’ignorance la plus crasse. Elle n’était même pas jolie, elle s’habillait et se coiffait comme une gamine de douze ans. Elle riait bêtement à  n’importe qu’elle  sottise  que  l’on disait; elle rougissait  stupidement pour rien.
Si Henri l’a épousée, n’était-ce pas parce qu’il avait eu un peu pitié d’elle, par grandeur d’âme, pour en débarrasser sa mère qui ne savait pas qu’en  faire ? Il était sûr qu’elle l’avait poussée dans ses bras. Quelle espèce de folle c’était  celle-là ! Une  vieille chipie acariâtre ! Toujours à vouloir tout  contrôler, à vouloir tout  savoir; personne ne pouvait discuter avec elle. Mais il fallait juste savoir comment s’y  prendre, et  lui, Henri, avait trouvé le moyen de s’y prendre avec sa belle-mère. Personne n’aurait eu voulu de sa fille trop niaise; elle ne savait rien faire, ni parler, ni se comporter en société, ni coudre, ni laver le linge. Elle ne savait même pas éplucher une pomme de terre; elle n’était même pas capable de faire un œuf au plat sans le brûler. Elle vivait comme hors du temps, hors de la réalité, quelque part entre le royaume de Cendrillon et la cabane enchantée de la comtesse de Ségur. Tout ce qu’elle faisait c’était de lire les livres insipides que son père lui offrait.
Ah, quel rustre, quel animal c’était celui-là ! Fils de meunier à peine dégrossi, sachant à peine lire et écrire, parlant fort, mangeant avec bruit, buveur invétéré, vêtu à hue et à dia, escogriffe hirsute aux gros yeux qui effrayait les enfants. Il ne vivait que pour le domaine sauvage et inculte qu’il protégeait comme s’il lui appartenait. Et puis personne au village n’ignorait la relation incestueuse qui existait entre lui et sa fille. Tout le monde se scandalisait de cette promiscuité, de ces attouchements, de cette relation contre-nature. Ces promenades continuelles dans les bois, ces nuits à la belle étoile, ces caresses échangées, au su et au vu de tous; c’était du joli; c’était écœurant. Il avait la déflorer quand elle avait treize ou quatorze ans. Oh ! sa mégère de femme pestait et tempêtait à qui mieux-mieux, mais lui, il s’en moquait. Au moment de son accident, on s’était posé bien des questions et bien des gens avaient leurs réponses.
Depuis qu’Henri a pris sa retraite de son  bureau d’avocats, il y a maintenant douze ans, il tâche  de  se garder occupé; il lit beaucoup, des livres, des revues auxquelles il est abonné, des dossiers. Il se tient au courant des cas, des histoires. Il reste en contact avec d’anciens collègues, eux aussi maintenant retraités. Rien ne lui procure un plaisir aussi jouissif que lorsqu’on lui demande son avis, même si cela n’arrive pas très souvent. Est-ce qu’il mène une vie agréable ? Que pourrait-il bien demander de plus ? Il a su jouir de la vie.
Henri sourit intérieurement aux conquêtes qu’il a faites durant sa vie « active » : combien de secrétaires, de stagiaires, de jeunes assistantes juridiques. Et toutes celles qu’il a rencontrées en voyage, à tel ou tel congrès. Il avait vraiment aimé les pulpeuses Africaines; quoi, il fallait que le métier offre des compensations. Même, quelques fois, il s’était fait les victimes qu’il devait défendre. Ça c’était un peu dangereux, mais qui ne risque rien n’a rien n’est-ce pas ? Il se souvient de cette veuve dont le mari s’était suicidé et qui avait voulu déguiser ça en accident de travail. La compagnie d’assurances ne voulait lui remettre le montant de l’assurance-vie, mais lui, il avait gagné le gros lot, ou plutôt les « gros lots » ! Oui, il avait eu des aventures, mais que voulez-vous qu’un homme fasse avec une cruche pareille ! Et le sexe ne l’intéressait pas; elle n’avait jamais envie, jamais le goût, elle ne manifestait jamais d’enthousiasme; c’était devenu une corvée. Jamais elle ne l’avait embrassée, la salope !
Une fois, il est vrai il avait vraiment eu peur. Il se souvenait que l’une de ses jeunes assistantes avec qui il avait une liaison, était tombée enceinte – sans doute faisait-elle ça pour quelque avantage futur – et il avait craint un moment qu’elle ne lui fasse du chantage, ou qu’elle apparaisse avec la grosse bedaine à son cabinet, ou pire, au Palais de justice. Un scandale qui aurait certainement nuit à sa carrière. Il s’en était ouvert à l’un de ses collègues qui sans trop de mal avait réussi à la persuader de se faire avorter. Henri avait payé et tout était rentré dans l’ordre. Elle avait dû abandonner ses études, mais bon, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.
Il a réussi sa vie, lui, il l’a menée comme il l’a voulu et la mène encore de la même façon; il a accumulé assez d’argent pour ses vieux jours... Bien sûr, les enfants ne viennent plus à la maison; mais  qu’est-ce que je m’en fiche, alors ! De toute façon, je les comprends; avec leur mère toujours sur eux pour ci ou pour ça, toujours en train de se plaindre, ou de pleurnicher pour des riens, je comprends qu’ils n’aient plus envie de venir. Après deux jours de jérémiades incessantes, de caquetage oiseux, de monologues  sans queue ni tête, ils ne désirent plus que s’en aller...
Mais  que  fait-elle  donc ? Ça  commence  à  m’énerver. C’est  toujours  la  même chose avec elle. Il va bien  falloir  que j’aille  aux toilettes. Je sais bien qu’elle le fait exprès pour  m’emmerder !
Henri écoute attentivement, mais non : toujours rien, pas un bruit, pas un son, pas un mouvement; la maison toute entière semble vide. Alors Henri est  bien  forcé de  se décider à se lever; il ôte, ou plus déjette les couvertures, et il attend  et écoute encore, assis sur le bord du lit. Je parie qu’elle va justement choisir ce moment pour se lever, rien que pour m’emmerder.
Mais rien  ne  bouge;  tout  est  silencieux,  presque  étrangement  silencieux.  Encore   une minute et je  me lève, et si elle choisit ce moment  pour  se lever, tant pis, qu’elle  aille se faire foutre, je suis chez moi ici quand même, je suis le maître quoi !... Alors il se lève; il pose un  pied, deux pieds par terre, enfile ses pantoufles trouées, hésite encore, et il y va, de son pas lent mais qui se veut ferme. Il se rend jusqu’à la porte et écoute à nouveau avant de l’ouvrir. Rien, toujours rien. Doucement,  il ouvre la porte  de  sa chambre  et en clopinant,  presque  en se pressant, se rend à la salle de bain. Il ferme bien  vite  la  porte,  et  souffle  un  peu.  Bon,  m’y voilà; j’avais bien tort de m’en  faire autant, si elle  a  décidé de rester  au lit, ce n’est pas mon problème.
Henri se regarde dans le miroir; il voit son vieux visage ridé et maigre, ses cheveux blancs ébouriffés, ses yeux plissés... Pendant un moment, il ferme les paupières; puis, il se tourne et urine avec bruit. Alors, il se lave selon son rituel : la figure, le front, les oreilles, le cou, la poitrine, les aisselles, et ce qu’il peut de son dos, tout ça à l’eau froide, bien sûr. Enfin, il se rase et se peigne les cheveux. Maintenant, il s’agit de revenir dans la chambre pour  s’habiller.  À  nouveau,  il entrouvre  la porte, mais  tout est toujours aussi calme. Il refait le même trajet  en sens inverse en trottinant. Henri enfile son pantalon et sa chemise, les mêmes qu’il a mis hier, et avant-hier. Il y a des jours il lui est plus difficile de boutonner sa chemise, mais aujourd’hui, ça va bien. Le voilà tout prêt, tout habillé pour la journée. Ah ! le jour je ne pourrais plus m’habiller tout seul… et bien ce sera le temps de m’enterrer ! Il sort et commence à marcher dans le couloir, il passe devant la porte de la chambre de sa femme en y jetant un regard torve. Il descend l’escalier bien tranquillement pour aller déjeuner; les marches grincent. Rendu en bas il passe devant le salon : personne ! Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?  Henri se rend à la  cuisine. Il verse de l’eau dans la bouilloire et la fait chauffer; il prend le bocal de café, met une cuillerée de poudre dans sa tasse, y verse l’eau chaude. Il se fait des rôties de beurre d’arachides, et tout en déjeunant il écoute les informations à la radio... Mais est-elle ? Elle ne peut être déjà sortie pour faire des commissions, ou  aller se promener... Pourquoi reste-t-elle donc dans sa chambre ?... Et puis  après  tout, je m’en fiche bien, moi.
Son déjeuner terminé, Henri rince sa tasse, sa cuillère, son couteau et son assiette qu’il replace près de l’évier. Il remonte dans son bureau. En haut de l’escalier, il jette presque malgré lui un coup d’œil à la porte de la chambre de sa femme. Il arrête un très court instant et écoute; puis il hausse les épaules. Son bureau est plein de livres, de documents, de rapports, de la correspondance, de paperasses de toutes sortes qui jonchent pêle-mêle la table et le plancher. Toutes des choses qu’il a accumulées avec les années et dont il ne veut pas se débarrasser; on ne sait jamais, ça peut toujours servir. Il se met à lire il s’est arrêté hier soir et il oublie le temps ...
Quelque part autour de midi, Henri commence à avoir faim. Il arrête sa lecture, s’étire, regarde dehors, regarde sa montre, se frotte les jambes un peu ankylosées. Bon, allons casser la croûte ! Et en sortant de son bureau, il revoit la porte de sa femme toujours fermée. Il lui revient soudain en mémoire qu’elle ne s’était pas levée ce matin. Cette quasi-vision le rend songeur. C’est vrai, j’ai oublié d’écouter pour savoir quand elle se lèverait. Henri écoute à la porte, mais tout est silencieux. Bof, sans doute s’est-elle levée pendant que je travaillais et je ne l’aurais pas entendue; elle a descendre sans bruit se faire un café, puis remonter pour le boire dans son lit; caprice de femme; un autre.
Henri descend à la cuisine. Il se fait un bol de soupe dans laquelle il trempe son  pain. Il se verse un verre de  limonade. Il  mange  goulûment. Il a toujours aimé manger et bien boire ! Chez son père, c’était presque la misère; il s’est bien rattrapé depuis. Il n’avait jamais refusé un whisky ni un verre de champagne. Il a encore une bouteille de Grand Marnier dans son bureau. Comme le matin, il allume la radio pour écouter les informations. À nouveau, après avoir mangé, il va rincer son couvert. Il ouvre la porte arrière et fait quelques pas sur la galerie, histoire de respirer un peu d’air frais. Pendant un moment, il regarde les toits de maisons voisines à travers  les  branches dénudées.  Avec  les  années  les  arbres  ont  poussé  et grandi autour de la maison et  maintenant elle  est  comme un peu dissimulée au reste du voisinage. Tant mieux; c’est mieux comme ça, se dit-il; comme ça il n’y a personne pour nous  emmerder, personne pour nous épier. Le quartier s’est  beaucoup modifié depuis qu’ils sont venus s’installer ici, il y a bien longtemps. Au début, c’était presque la campagne, ici. Je me souviens qu’on y voyait encore des fermes lorsque nous             sommes arrivés. Il y a des jours où ça sentait le fumier. Aujourd’hui, toute une petite ville résidentielle et commerciale a remplacé la nature d’origine, avec l’autoroute qui ne passe pas trop loin. Henri sent un petit vent frais lui courir le long du dos; il rentre. Il remonte, sans s’arrêter cette fois-ci devant la porte de sa femme et s’enferme dans son bureau.
Le soir vient doucement sans trop s’annoncer sur la tranquillité de la maison. Ah, elle le fait exprès ! Henri se sent devenir perplexe, mais se laisse plutôt vite envahir par la colère. Elle n’a pas voulu descendre de toute la journée ?  Qu’est-ce que c’est que ces folleries-là ? Mais que peut-elle bien faire ? Elle n’est même pas descendue manger ! Henri colle son oreille contre la porte : rien, pas de bruit. Il serre un peu les poings. Il va bien falloir faire quelque chose. Il marche dans le couloir vers la salle de bain, revient vers la porte, fait du bruit exprès, écoute à nouveau, se racle la gorge; il va bien falloir l’appeler.  Mais comment l’appeler ? Que pourrait-il bien dire ? Depuis des années, Henri n’appelle  plus  sa femme par son nom, ni même ne lui adresse la parole. Ils passent des journées entières, sans échanger un seul mot, sans échanger un regard, sans même se croiser dans le couloir; deux étrangers méfiants dans un même lieu concentrationnaire... sous un même toit, deux destinées  absurdes, deux univers en parallèle qui ne  se rencontreront jamais. Elle ne m’a jamais apprécié, elle ne m’a jamais compris, elle ne m’a jamais  aimé. Elle n’a jamais rien aimé de ce que je faisais; elle n’a jamais rien compris à mon travail. Elle aurait été bien incapable de travailler d’ailleurs. Moi, j’ai travaillé pour payer cette maison; j’ai le droit d’y vivre comme je veux, j’ai le droit d’exiger obéissance; sa mère, cette vieille chipie, me l’avait donnée, elle voulait s’en débarrasser, et moi, stupide que j’étais, je l’ai prise. Jamais un sourire, jamais un mot de reconnaissance, jamais  un mot d’appréciation; non, toujours des plaintes, toujours des blâmes, toujours insatisfaite. Il fallait toujours plus d’argent pour  la maison, pour  les enfants, pour ses dépenses; il lui fallait toujours crier, toujours récriminer; jamais  une minute de repos, jamais de relâche. Moi aussi il me fallait toujours crier pour me faire comprendre, pour qu’elle m’écoute; il fallait  que je hurle  pour qu’elle m’entende, pour qu’elle cesse ce harcèlement insupportable. Il fallait que je la frappe pour la faire taire, il n’y avait que ça qui avait des résultats, même les menaces ne suffisaient pas. Elle était bien la digne fille de sa mère, aussi incapable qu’elle; incapable d’entretenir la maison, incapable de la garder propre, incapable de repasser le linge, incapable de faire à manger, incapable de s’occuper des enfants. Elle ne pouvait faire que dégeler des plats congeler, et encore ! sont-ils maintenant, hein ? Partis, partis très loin de cette folie et on ne les reverra plus; elle n’a pas été capable de les garder à la  maison. À quoi ça me servait d’essayer, de vouloir bien les éduquer, de leur enseigner  les bonnes  manières, de leur apprendre la discipline et la satisfaction du travail bien fait ? Elle  les  faisait  manger avant l’heure du repas; elle leur achetait des cochonneries, des sucreries ! Elle faisait exprès de me contrarier, de me contredire; dès que j’avais le dos tourné, elle les dressait  contre moi. Elle complotait, elle fomentait le refus, la désobéissance, le désordre derrière mon dos. Elle a tout foutu en l’air, tout bousillé, tout gâché avec sa paresse, son laisser-aller, son laisser-faire, sa malfaisance; elle n’en a fait qu’à sa tête. Tout est de sa faute, tout est de sa faute !
Henri enrage en faisant les cent pas. Il dresse son poing devant cette porte obstinément close. Comment l’appeler ?  Comment  l’appeler ? Il ne l’appelle  jamais par son nom. Quand, il y a quelques années, il y avait encore des coups de téléphone pour elle, généralement l’une des femmes de l’église, il criait seulement : « Téléphone ! » du haut de l’escalier, et elle, d’en bas, répondait invariablement : « Pour moi ? » Quelle idiote !  Pour  qui  d’autre  ça  aurait bien pu être ? Ils pouvaient passer des jours entiers sans se dire  un  mot,  muets comme des morts, lui en haut et elle en bas.
Comment l’appeler ? Il ne peut pas dire : « Marie » ! Ah non, ça lui resterait pris dans la gorge; plutôt  cracher ou même vomir. Il ne peut dire non plus : « HÈ ! », ni : « TOI ! ». Franchement, ça aurait l’air assez stupide. Peut-être pourrait-il dire : « Tu es là ? » Mais si elle est là, elle va répondre : « Bien sûr que je suis là, qu’est-ce que tu crois ? » Et elle ne va pas manquer de me ridiculiser, comme elle a su si souvent et si bien le faire. Quand j’invitais  des collègues du bureau, ou quand nous étions invités à une soirée, elle ne savait jamais comment s’habiller, elle ne savait même pas comment parler. Comme elle me faisait honte ! Ah j’enrage; elle le fait exprès pour m’emmerder.
Je pourrais cogner, mais ça aussi ça aurait l’air idiot... Elle m’a  toujours méprisé  et  elle me méprisera toujours; bien comme sa  mère.  Ah !  je vais me coucher, tiens. Si elle ne veut pas se lever après tout, c’est ses affaires, moi je m’en fiche bien...
Une fois dans sa chambre, Henri se déshabille et prépare son linge pour le lendemain. Il attrape un livre, mais ses pensées sont trop diffuses pour pouvoir se concentrer. Il éteint la lumière.
Le lendemain, comme d’habitude Henri se réveille avec le jour. Tout est silence; alors il se souvient de ce silence d’hier, de cette porte qui est restée close toute la journée. Il tend l’oreille et n’entend toujours rien. Comment se sent-il ? Commence-t-il à s’inquiéter ? Il se sent plutôt curieux, et embarrassé. Il se lève et sort. est-elle ? Elle n’est ni en bas, ni en haut, ni dans le salon, ni dans la cuisine... et dans cette chambre : pas un bruit, pas un souffle.
Nerveusement, Henri recommence à faire les cents pas devant la porte. Qu’est-ce je dois donc faire ? Qu’est-ce que je dois donc faire ? Pourquoi il  faut toujours que tu me compliques la vie ? Et finalement, furieux contre lui-même, fermant les yeux pour ne voir que le noir, il cogne à la porte, et recule... Pas de réponse; il attend un temps invraisemblablement long, il n’y a toujours pas de réponse. Il cogne à nouveau, cette fois plus fort, et en appelant : « Dors-tu ? » parvient-il à balbutier; et il attend. Qu’est-ce qui se passe ?
Alors, rageusement, presque convulsivement,  Henri  saisit la poignée… mais s’arrête  au milieu de son geste. Que faire, que faire ? Il tourne la poignée et ouvre la porte, nonchalamment, sans trop se presser, le pire est passé, et il voit Marie, couchéedans son lit, la bouche qui bée, les yeux grand ouverts, immobile. Aaah, elle pue ! Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire cette comédie ? Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ? Il la secoue, il la soulève à demi; il lui donne des petites tapes, mais rien n’y fait : elle reste sans réaction aucune,  inerte.
Elle  est  morte,  elle  est  morte...  Précipitamment, Henri  sort  de  la  chambre, qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Il se précipite dans sa chambre et essaye maladroitement de mettre ses pantoufles mais n’y arrive pas. Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Il sort et va dans son bureau en fermant la porte derrière lui. Il farfouille dans son fouillis sans trouver ce que de toute façon il ne cherche pas. Il se prend la tête entre les mains, elle lui fait mal; il sent son cœur qui cogne dans sa poitrine. Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Henri reste un long moment comme ça, les coudes sur la table, la tête entre les mains à penser, à méditer, à jongler. Ses idées s’embrouillent, sa vie cafouille. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Enfin, il se lève et revient dans la chambre de sa femme. Il regarde longuement ce corps décharné, désarticulé, difforme, hideux.  Il  regarde  les cheveux raides, les yeux hagards, la bouche grimaçante, cette forme maigre qui est le corps de celle qui a été sa légitime  épouse,  celle qu’il a tant  exécrée, qu’il a tant haïe, qu’il vomirait de sa bouche, qui était cause de toutes ses souffrances, de sa vie qu’elle a gâchée. Alors, furieusement il se jette sur le corps mort de Marie, il le gifle, il le frappe à coups de poings; il le saisit et le secoue avec fureur. Il l’agrippe par les cheveux et le projette par terre. Il le piétine, saute dessus à pieds joints; il sent les organes qui éclatent, il entend les os qui se brisent. Il voit les dents qui roulent de la bouche du cadavre. Il hurle de rage, il écume, il frappe la morte encore et encore, sur la tête, sur la poitrine, dans le dos et dans le ventre. Il s’arrête pour reprendre son souffle. Il tire le corps par les bras, le pyjama se déchire laissant voir les chairs grises. Il jette avec force le corps dans l’escalier et celui-ci déboule lentement jusqu’au bas. Le sang et les excréments salissent les marches.
Henri  reste  un  moment  en  haut  de  l’escalier, hébété, stupide, essoufflé  à regarder ce paquet d’os, ce paquet de chairs et de linge déchiré laissant voir les cuisses flasques. Tu m’as tellement écœuré, tu m’as tellement emmerdé, tu m’en as tellement fait baver ! J’ai tout enduré, j’ai tout enduré sans rien dire... et toi tu me détestais en silence ! Tu m’as détesté jusqu’à la fin; je le sais.
Tranquillement, Henri descend l’escalier, s’appuyant sur la rampe, jusqu’au corps de Marie; il le roue encore de quelques coups de pieds, l’envoie rebondir contre le mur. Il crache dessus; il baisse son pyjama et urine dessus et visant bien le visage et la bouche. Tu m’as tellement  écœuré,  ma  salope.

Alors, là seulement, Henri se calme. Il est à bout de souffle, tremblotant, flageolant, sa poitrine est sur le point d’éclater, sa tête lui fait mal. Il vacille. Il doit s’asseoir dans le salon; il ferme les yeux, il se concentre sur sa respiration. Calme-toi, mon vieux, calme-toi; ça va, elle ne t’embêtera plus maintenant; c’est fini, c’est fini. Ce n’était qu’un cauchemar, ce n’était qu’un mauvais rêve, un mauvais rêve qui vient de se terminer. Tu vas vivre en paix maintenant; plus personne pour t’embêter. Plus personne pour t’empoisonner l’existence. Tout ce qu’il te reste à faire c’est de te débarrasser d’elle. C’est facile, tu n’auras qu’à aller l’enterrer dans le jardin; personne n’en saura jamais rien. Oui, c’est ça, tu feras ça cette nuit, personne ne te verra. Tu n’auras qu’à creuser un trou pas trop gros, mais assez profond, et voilà, le tour est joué. Par-dessus tu mettras des veilles feuilles, il y en a bien assez pour ça, et personne ne saura jamais rien. Qu’est­ce que ça peut bien faire aux voisins un tas de vieilles feuilles ? Et puis au printemps tout va repousser. Qui va s’en soucier ? De toute façon, on ne voit par la cour de la rue. Et hein, est-ce que je devrais m’inquiéter ? Et les enfants ? Quoi, les enfants ? Je dirais qu’elle n’est pas bien, qu’elle dort ou qu’elle est partie faire ses commissions, n’importe  quoi... Et puis d’ailleurs, je suis chez moi ici; j’ai bien le droit de faire ce que je veux. Je suis le maître ici. Personne n’a à me poser des questions.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire