lundi 24 mars 2014

Monsieur et madame Gardiner

                Cette histoire date de quelques années déjà. Au tout début de mon ministère, j’ai été envoyé en Gaspésie dans les années ’90. J’y suis resté pendant un peu plus de deux ans. La Gaspésie, pour qui ne le sait pas, est l’une des « régions éloignées » du Québec, en fait « éloignées » par rapport aux grandes villes comme Québec ou Montréal. C’est vrai que pour aller en Gaspésie à partir de Montréal cela prend entre huit et douze heures tout dépendant de la destination, mais une fois rendu, on n’a certes pas envie de repartir trop vite. C’est une région magnifique d’une beauté à couper le souffle sise entre trois littoraux, celui du golfe du Saint-Laurent au nord, de l’Océan Atlantique à l’ouest et de la Baie des Chaleurs au sud. Parfois on a l’impression que tout y est démesuré : l’immensité de l’océan qui s’éloigne jusqu’en des horizons intangibles, les teintes d’azur qui se font et se défont, qui se combinent en myriades de reflets dans les continuelles unions entre la mer et le ciel, les fougueuses et immuables forêts aux touffus bosquets d’épinettes centenaires, et, en hiver, le souffle titanesque du vent sur les berges qui nous fait croire à chaque tempête que ce qui frappe à nos portes et à nos fenêtres, ce ne peut être que l’apocalypse. La petite église dont je m’occupais – et je devrais parler des églises car il y en avait trois – était située sur la rive même de la Baie des Chaleurs.
                Durant ces deux années et quelques mois, j’ai fait plus de funérailles que de baptêmes; pour dire vrai, aucun baptême et un seul mariage. Et quelque chose comme huit services de funérailles.
                Je desservais une petite communauté anglophone perdue dans une collectivité à vaste majorité francophone. Il s’agissait essentiellement de la dernière génération des descendants des propriétaires des mines et des compagnies forestières qui avaient régné – et s’étaient enrichis – sur la région pendant près de deux cents ans. C’était une communauté vieillissante, déjà vieille, et sans beaucoup d’avenir, mais cependant extrêmement accueillante, extrêmement chaleureuse où je me suis beaucoup plus. La presque totalité des jeunes était partie s’établir en ville (c’est-à-dire à Montréal), en Ontario ou encore dans l’Ouest du pays. En plus d’animer deux cultes par dimanche, j’allais religieusement faire mes visites pastorales chez les uns et les autres.
Un jour, quelques semaines après mon installation, alors que je faisais rapport à mon Conseil, on m’a demandé si j’étais allé voir monsieur Gardiner à l’hôpital. Je ne savais même pas de qui il s’agissait.
                Monsieur Gardiner est un grand homme d’un mètre quatre-vingts, allongé dans un lit de l’hôpital local depuis une douzaine d’années, depuis un AVC qui l’a laissé dans une semi-état comateux dont il n’est jamais sorti. Sa femme vient tous les jours, chaque journée que le Bon Dieu apporte, le voir à l’hôpital. Chaque jour, elle arrive le matin et elle repart le soir et passe toute la journée dans la chambre de son mari à s’occuper de lui.
En parlant avec elle, j’ai appris que monsieur Gardiner avait été soldat. Il était le troisième fils d’une riche famille de New-Richmond et lorsque les nouvelles de la Guerre ont commencé à dire que l’Angleterre était menacée par l’Allemagne nazie, il ne rêvait plus que de pouvoir défendre la mère patrie en danger. Le jour de son dix-huitième anniversaire, il s’était porté volontaire au bureau de recrutement de Campbellton et s’était engagé. C’est à Ottawa, à la fin de sa rapide formation comme fantassin, au cours de sa dernière permission avant de s’embarquer pour aller au front, qu’il avait rencontré celle qui allait devenir sa femme. Ils s’étaient fiancés le lendemain et ensuite il est parti; ils ne se verront pas pendant quatre ans.
Le matin quand madame Gardiner arrive, elle lui dit un beau bonjour et lui fait une petite bise sur la joue. Parfois elle attend patiemment qu’il se réveille. S’il s’est Sali, elle le change. Ensuite, elle lui met une large bavette et lui donne son petit déjeuner à petites bouchées dont il recrache la moitié au fur et à mesure. Elle prend bien soin de lui essuyer la bouche au fur et à mesure. Le déjeuner terminé, elle fait sa toilette avec des gestes à la fois fermes et délicats. Elle le lave toujours à la débarbouillette. Elle commence parla figure, puis les bras et le torse et ainsi de suite et elle finit par les jambes et les pieds. Elle lui nettoie et lui coupe les ongles. Elle le rase avec un petit rasoir électrique. Il lui peigne les quelques cheveux qui lui reste. Et ce toujours en lui parlant.
Monsieur Gardiner n’est finalement jamais allé défendre l’Angleterre. Son régiment est parti en direction opposée, vers Vancouver, où il s’est embarqué sur un navire néo-zélandais, le Awatea en direction de Hong Kong en traversant le Pacifique.  Ce qu’on appellera plus tard « la bataille de Hong Kong » a commencé le 8 décembre 1941,  huit heures à peine après l'attaque sur Pearl Harbor. Mais lorsque monsieur Gardiner y met les pieds, il ne le sait pas encore. Le territoire ne disposait que d’une force armée limitée, une milice locale, deux bataillons de soldats coloniaux indiens  et deux bataillons écossais qui ont donc accueilli avec grand enthousiasme les recrues du contingent canadien issu des corps des Winnipeg Grenadiers et des Royal Riffles, régiment auxquel appartenait monsieur Gardiner. C’était six semaines seulement avant l’attaque japonaise sur la ville. Ces soldats dont une bonne partie n’avait pas encore d’expérience du combat résisteront dix-sept jours aux bombardements intenses et assauts irrépressibles des troupes japonaises. Le 25 décembre 1941,  date connue sous le nom de « Noël noir » par les habitants de Hong Kong, la ville se rend. La bataille aura fait chez les défenseurs 4 500 tués ou blessés et 8 500 prisonniers. Monsieur Gardiner était parmi ceux-là.
Quand madame Gardiner a terminé la toilette de son mari, quand elle sourit de le voir ainsi tout propre et rasé de prêt, elle s’assoit sur le fauteuil au bord du lit. Et là, elle lui fait la conversation. Elle lui partage les dernières nouvelles, de ce qui s’est passé au village, de ce qui se passe dans les grande villes, de qu’il y a de nouveau à l’église. Elle parle de tel petit-fils qui a téléphoné, d’un autre qui a bien réussi ses examens. Elle lui parle aussi de la situation internationale. Parfois elle ne lui parle que de la température. Au début, après le déjeuner,  elle l’habillait avec ses vêtements de tous les jours; maintenant elle lui met simplement un pyjama propre. Le soir, elle repart avec les pyjamas sales et elle fait le lavage chez elle, pour revenir le lendemain avec des pyjamas tout frais tout propres, tout bien pliés, aspergé quelques gouttes d’eau parfumée. Au début, ses enfants trouvaient qu’elle exagérait. Tu gâches ta vie. Papa ne comprend pas. Elle les laissait dire. Ça lui faisait de la peine mais ne elle préférait ne pas répondre, et ils se sont lassés.
En janvier 1943, huit cents Canadiens sont amenés de Hong Kong au Japon par bateau. Madame Gardiner racontait que les prisonniers ont été ont mis en fond de cale. Personne ne pouvait bouger. Ils étaient environ deux cent cinquante par compartiment de cale. Si quelqu’un grouillait ne serait-ce qu’un coude il perdait son espace. La nourriture leur été envoyée d’en haut avec un câble et les Japonais criaient : « Arrangez-vous comme voulez avec ça. » Les soldats essayaient de se diviser cette maigre pitance du mieux qu’ils pouvaient. Plusieurs d’entre eux étaient malades. Il n’y avait qu’une toilette pour deux cent cinquante hommes. S’y rendre était un problème extrême; ça prenait des heures pour y arriver et beaucoup n’avaient pas le temps de s’y rendre. Après une semaine dans ces conditions, ils ont débarqués à Nagasaki, d’où ils ont a pris le train jusqu’à Tokyo. Ils ont ensuite marché plus de six heures jusqu’au camp. Ils étaient partis huit cents, mais ils n’étaient plus que cinq cents à s’être rendus au camp. Au camp il y avait deux huttes; les Royal Rifles en ont occupé une et les Winnipeg Grenadiers ont pris l’autre. Les Canadiens resteront presque trois longues années prisonniers au Japon, jusqu’à la fin de la guerre, dans des conditions de détentions épouvantables. Le pire c’était la faim, la faim cruelle et continuelle; ils avaient toujours faim.
Comme ancien combattant, monsieur Gardiner a droit à une chambre privée. Quand l’infirmière passe, durant la matinée, madame Gardiner répond aux questions sur ce qu’il a mangé, s’il fait de la température. L’infirmière repart poursuivre sa tournée et c’est elle qui lui donne ses médicaments; elle vérifie sa sonde et vide son sac urinaire au besoin. À l’hôpital, on lui laisse ces privilèges hors règlements : qu’elle s’occupe de lui ainsi, ça fait, au final, moins de travail pour le personnel et personne d’autre ne pourrait le faire mieux qu’elle. Ce qu’elle ne peut pas faire, c’est le retourner. Comme tous les patients immobilisés, il faut retourner monsieur Gardiner régulièrement pour éviter les plaies de lit, et deux infirmiers viennent le faire le matin, l’après-midi, puis une fois en soirée.
Sous prétexte qu’il fallait garder les réserves pour les combattants de « l’armée impériale japonaise », leur ration quotidienne était constituée d’une marmite de riz cuit dans une eau sale avec des squelettes de poissons; c’était servi avec un thé qui ne goûtait rien. Bien sûr il n’y avait jamais de viande, jamais de pain, jamais de produits laitiers, jamais rien de sucré; quelque fois, rarement, certains soldats se procuraient des fruits à moitié pourris. Les soldats savaient bien qu’affamer les prisonniers pour les affaiblir fait partie des tactiques de guerre. Beaucoup d’entre eux, presque tous, étaient malades, souffrant de dysenterie, de diarrhées, de coliques, de vers intestinaux, de fièvres, de diphtérie, de bronchite. Les moustiques pullulaient et les dévoraient et plusieurs d’entre eux se grattaient jusqu’au sang. Et il y avait les brimades, les cris, les injures, les insultes, les coups de cravache, les mauvais traitements. Plusieurs se sont suicidés malgré les encouragements incessants des officiers. La saison de pluie était le pire moment : l’eau coulait à verse dans la hutte, tous les vêtements étaient mouillés, les hommes étaient trempés, les plaies ne guérissaient pas, s’infectaient, se remplissaient de pue. Ces jeunes hommes forts et exaltés étaient devenus des loques, qui souffraient le martyr au quotidien. Au début, il y avait eu le travail forcé. Il avait fallu construire des installations, des hangars, des lieux d’aisance, une piste d’atterrissage qui ne servira jamais. Les hommes avaient même voulu construire une petite chapelle pour les célébrations dominicales. Les conditions d’hygiène étaient horribles; il n’y avait pas moyen ni de se laver, ni de se raser, se peigner, se brosser les dents. Tout le monde avait des poux et des morpions. Monsieur Gardiner a-t-il pensé à sa future femme durant sont incarcération ? A-t-il cru qu’elle l’avait laissé tomber, qu’elle s’était lassée de l’attendre comme tant d’autres jeunes femmes ? Le camp sera libéré en septembre 1945. Il est sur le chemin du retour, rasé de frais, requinqué… seulement comment pourra-t-il la retrouver ? Mais la future madame Gardiner sera la sur le quai à attendre son retour. Oui, elle était là, elle s’était renseignée au Ministère de la Guerre à Ottawa. Durant toute la durée de la guerre, elle s’était tenue au courant des déplacements du bataillon de monsieur Gardiner; elle avait appris son emprisonnement. Elle savait quel bateau l’avait ramené, dans quel train il serait. Elle n’a pas réagi en le voyant, mais s’était lovée dans ses bras sans rien dire.
Quand midi approche madame Gardiner entend arriver le chariot des plateaux de repas. Elle sort la petite table et elle donne à manger à son mari. Après chaque repas elle lui brosse les dents. Elle le recoiffe. L’après-midi, elle écoute la radio. Quand il s’endort, elle tricote, des mitaines, des tuques, des chaussettes pour ses petits-enfants ou pour la prochaine vente à l’église. La seule journée où elle change sa routine, c’est le dimanche. Un de ses fils, William, l’amène à l’église. Il n’est pas très pratiquant mais il vient quand même; il s’assoit à côté d’elle faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Elle repart tout de suite après le culte pour être là pour le dîner. Le personnel sait qu’elle va arriver et retarde le moment d’apporter le repas pour lui laisser servir son mari. Parfois aussi, madame Gardiner déroge à sa routine pour les anniversaires de ses petits-enfants; ces jours-là, elle part un peu plus tôt le soir. D’habitude elle part après souper vers 18h30. L’hiver il faut vraiment une grosse tempête de neige pour l’empêcher de venir.
Monsieur Gardiner était l’un des rares survivants, à peine un dixième de son bataillon est revenu au pays. Il était revenu amaigri, marqué par ces dures années, et elle s’était juré de prendre soin de lui. Elle l’a suivi en Gaspésie, et ils se sont mariés; ils ont eu quatre enfants et ensuite neuf petits-enfants. Pendant des décennies ils seront des piliers de ce qui sera un jour mon église. Monsieur Gardiner quittera les forces armées en 1946; il remettra ses armes dont il ne s’était pratiquement pas servi. Il sera nommé chef de gare à Matapédia par le Gouvernement. C’était un poste d’importance; il devait veiller à la bonne marche de toute la circulation des convois et des trains de passagers tant pour la Gaspésie que pour les provinces maritimes. Ses médailles et ses décorations étaient sur un mur de la maison, bien en évidence, mais ni l’un ni l’autre n’en faisait étalage. Le 11 novembre était sacré tant pour lui que pour elle (et pour la grandes majorité de mes paroissiens). Il était essentiel de ne jamais oublier, de se souvenir de tous ceux qui n’étaient pas revenus, qui étaient morts pour la paix et pour la liberté. À soixante-cinq ans il avait pris sa retraite. Il aurait bien voulu participer aux événements du cinquantième anniversaire de la bataille de Hong Kong et revoir les anciens du camp au Japon, mais il n’avait pas pu : six ans après sa retraite il avait eu son accident.
Quand madame Gardiner parle de son mari, elle dit toujours « Mister Gardiner is well », « Mister Gardiner is asleep »… Madame Gardiner ne sourit pas beaucoup, mais une paix s’irradie de sa personne, une plénitude qui l’épanouit de l’intérieur, qui illumine ses yeux et son âme. Moi qui me suis divorcé deux fois, j’ai longtemps réfléchi sur son abnégation qui n’était en rien un sacrifice; bien au contraire, pour madame Gardiner, son dévouement était libérateur, l’attention qu’elle portait chaque jour à son mari, c’était l’accomplissement de sa vie, la seule direction possible de sa destinée. Je contemplais deux existences intrinsèquement liées, deux destins unis dans la vie et au-delà de la vie.
                Quand j’étais pasteur en Gaspésie, ça faisait treize ans que madame Gardiner venait tous les jours à l’hôpital. Puis ça a fait quatorze; puis elle a commencé sa quinzième année. Et puis je suis retourné à Montréal m’occuper d’une autre église. Je ne sais pas quand monsieur Gardiner est mort. J’ai perdu contact avec la communauté quand j’ai déménagé. Je ne sais pas combien de temps elle lui a survécu. Mais si le ciel existe, et je sais qu’il existe, c’est sûr qu’ils s’y sont retrouvés.



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