mardi 5 janvier 2016

Les petits enfants
Chapitre 1

La grande forêt mixte laurentienne s’étend des Grands Lacs, aux limites du Québec et débordant en Ontario, jusqu’aux contreforts des Appalaches au nord de la Nouvelle-Angleterre, couvrant une surface de près de 50 000 km². Cette forêt est dite « mixte » car elle contient une grande variété de conifères, comme le pin blanc, le sapin, la pruche, et des feuillus tels l’étable à sucre, le chêne, le peuplier faux-tremble, l’ostryer.
Cet immense territoire est également criblé d’un nombre incalculable de lacs de toutes les tailles et de toutes les formes.
La municipalité de Lac-aux-Sables, à quelque vingt kilomètres au nord de Noyon, sur la route 327, porte bien son nom; elle rassemble dans le même écrin ces deux éléments naturels caractéristiques de ce territoire de la forêt laurentienne. Située à l’extrême nord de la région de l’Outaouais, elle touche aux limites géographiques des Laurentides. Une petite route, sinueuse, tortueuse et montueuse, en part et, coupant par l’est à travers les élévations de plus en plus accentuées, mène jusqu’à Mont-Tremblant la plus haute montagne de la région et l’un des centres de ski les plus courus du Québec.
Au moment des événements dramatiques de ce récit, Mont-Tremblant, et les autres villages ainsi que les montagnes des Laurentides ne ressemblaient à rien de ce qu’ils sont devenus aujourd’hui sous les implacables effets combinés du développement et du tourisme; cependant, Lac-aux-Sables avec son magnifique lac était déjà, dans un environnement naturel sans pareil et un site enchanteur, un lieu idéal de villégiature.
                Lac-aux-Sables n’a pas une aussi longue histoire que Noyon. L’économie était basée à l’origine sur la ressource forestière, mais rapidement elle a été concentrée vers la mise en valeur du site et de son potentiel récréatif et touristique. Au début on y venait presque exclusivement l’été, puis graduellement les installations ont permis d’en jouir durant tout le cycle des quatre saisons : nage, baignade et activités aquatiques, cueillette, chasse et pêche (sur l’un des nombreux lacs des environs) en pourvoirie, sport de plein air et camping, randonné et observation des oiseaux, puis terrain de golf de neuf trous sur le chemin du Lac-à-la truite durant la belle saison, et cabanes à sucre, marches en raquettes et surtout motoneige durant la saison froide. Depuis quelques années une piste cyclable la rejoint, vers l’est, aux grandes routes du Petit train du Nord et vers le sud des petites routes de campagne permettent de rejoindre le Domaine du Lac-Simon, puis encore plus au sud, le Parc de la Gatineau et ensuite Ottawa.
C’est vraiment le lac qui est au cœur et qui est le cœur de la municipalité. Sa beauté reconnue mondialement, lui autorise même une entrée dans Wikipédia. Le lac n’a pas toujours porté le même nom; le premier occupant des lieux l’avait baptisé (par un jet harmonieux et bruyant accompagné d’un rire de satisfaction) de son nom à lui, lac Deslauriers; ensuite il avait porté le nom du lac Rondeau, à cause de sa forme plus ou moins arrondie. La municipalité de Lac-aux-Sables comme telle ne date pas de très longtemps; avant d’être officiellement constituée en 1956, elle faisait jusque-là partie des municipalités voisines, Amherst ou encore Wentworth. On y a alors construit une école, qui héberge aujourd’hui les bureaux municipaux, et une église catholique, qui n’était pas située directement sur le lac mais sur une petite colline; celle que l’on voit aujourd’hui est la deuxième, car la première a brulé en 1957. L’ancien presbytère a été transformé en une petite et coquette bibliothèque.
                L’hôtel « Chez nous c’est chez vous » - c’était son nom - a longtemps été le lieu d’arrêt par excellence pour toute personne désirant séjourner quelque temps dans la région; l’accueil chaleureux et bon enfant de Francine et Jocelyn, les propriétaires, la qualité de la table et la beauté de la vue sur le lac en faisait un passage obligé. À la fermeture de l’auberge, le monument avait été déclaré bien patrimonial. Malheureusement, il sera rasé par un incendie une dizaine d’années plus tard. Deux autres motels-hôtels avec beaucoup moins de cachet se sont ensuite ajoutés au fil du temps.
Environ 450 résidents vivent en permanence Lac-aux-Sables, mais en été ce chiffre peut facilement tripler, surtout durant les fins-de-semaine, avec l’ajout de nombreux vacanciers, visiteurs ou invités, qui viennent, de Mont-Tremblant, de Montréal, ou d’Ottawa, y jouir des beautés de la nature, et des attraits du lac. L’un de ces attraits sont les irrésistibles langues de beau sable fin pâle qui forment autant de plages sur les parties est et sud du lac; aussi le fait que sur sa face est la berge descend sous la surface de l’eau en une pente très très douce si bien qu’on peut aisément marcher sur près de six cents mètres avant de perdre pieds; enfin la clarté, la pureté, la qualité de même que la température de son eau.
Posséder un chalet au bord du lac était le nec plus ultra de nombreux résidents des villes (Montréal, Gatineau ou Ottawa), si bien que, alors qu’au début seule la rive est était aménagée, tout le pourtour du lac, au cours des années, a finalement été développé et les habitations toujours plus massives se sont multipliées. Tellement que le nombre de plages publiques et leurs dimensions se sont considérablement réduites au fur et à mesure du développement. Les anciens se souviendront que dans les années 1960 et au début de la décennie 1970, les diverses plages publiques s’étendaient sur une bonne partie de la rive est. De nombreuses familles des villages des environs, Noyon, Sainte-Émilie, Amherst, venaient y passer les chaudes journées d’été. Des classes entières y débarquaient par autobus. On voyait les jeunes s’amuser au ballon dans le lac et les petits enfants faire des châteaux de sable sur la plage. Des groupes de scouts ou de campeurs y arrivaient pour y piqueniquer et y passer un excitant après-midi à se baigner et à jouer dans l’eau. Aujourd’hui, une seule plage est demeurée ouverte au public, réduite à peau de chagrin.
La route d’origine longeait les rives du lac, parfois s’en éloignant parfois s’en rapprochant, selon les caprices des accidents du terrain ou alors les envies des propriétaires des lieux. On l’avait goudronnée en 1956, l’année de la fondation de la municipalité, mais vingt ans plus tard, une circulation beaucoup plus intense et des véhicules de plus en plus lourds et d’autres plus rapides, avaient nécessité la construction d’une nouvelle route : celle-ci ne passait plus par l’intérieur du village, mais par en arrière. Quelques résidents avaient protesté de l’abattage de nombreux arbres et de la destruction de lieux naturels, mais la route plus droite, plus rapide, permettait un passage beaucoup plus direct entre Ottawa et Mont-Tremblant; la vieille route qui servait plus que pour la circulation locale, était redevenue plus sécuritaire et le village était nettement plus tranquille.
Aujourd’hui, après toutes ces années, même cette « nouvelle » route avait besoin d’être refaite. Certains de ses tronçons étaient suffisamment endommagés pour exiger une réfection complète. Raymond Valiquette avait grandi dans la région, à Sainte-Émilie, et il connaissait tout le monde. Il était contracteur comme son père dont il avait pris la succession. À soixante ans, il savait qu’il avait réussi; ses affaires marchaient bien. Il avait acheté un condo à Fort Landerdale et lui et sa femme Adèle partaient dans le Sud chaque hiver durant la morte saison. Son seul regret était qu’aucun de ses deux fils ne suivrait sa route : l’un gagnait sa vie à Montréal comme acteur, - on le voyait parfois dans des séries télévisées -, l’autre travaillait, dans le Bas-du-fleuve, dans une sorte de coopérative, une ferme biologique qui produisait des insectes dont on faisait de la farine qui entrait comme supplément protéinique dans plusieurs produits naturels.
Sa compagnie était l’une des plus importantes de l’Outaouais et il avait obtenu du Ministère de la voirie le contrat de réparation de cette section de la route 327. Un contrat qui demandait de l’expertise et de la machinerie. Il avait loué celle qui lui manquait à Gatineau. Chacune de ses journées se divisait en deux : le matin, il le passait à répondre aux courriels, aux téléphones, en réunions, à évaluer avec les chefs d’équipe le déroulement des travaux, à préparer ou réviser les contrats des fournisseurs; et l’après-midi, il partait se promener au chantier, c’est ce qui lui faisait le plus plaisir. Il aimait entendre les bruits des excavatrices, les appels des hommes qui criaient pour se faire entendre, il aimait l’odeur d’huile et de diesel, de même que la poussière qu’un tel chantier produisait. Plusieurs des hommes le connaissaient, et le saluaient au passage. Il portait alors des bottes de travail et son casque et « sur le terrain » il regardait si tout se passait bien, s’il n’y avait pas d’imprévus.
Cette après-midi-là, le temps était radieux, avec seulement quelques nuages dans le ciel. Une belle journée d’automne; encore trois semaines de travail et tout sera terminé; on était dans les temps, on va respecter les échéances. Les retards étaient la terreur de Raymond Valiquette : un fournisseur qui ne respectait pas les délais, un bris mécanique, des ouvriers malades, une complication au niveau du terrain…
Or jamais, au grand jamais, Raymond Valiquette ne se serait attendait à ce que ce qui va paralyser son chantier ce jour-là. Il entend qu’on appelle son nom de vive voix pour lui monter un trou qu’une rétroclaveuse vient de faire; c’était tout juste après pour la pause du diner. Un petit attroupement s’est déjà formé qu’il écarte en arrivant. Il se penche… et ne peut en croire pas ses yeux.

Se tournant lentement vers son contremaître, il dit d’une voix blanche : « Jean-Jacques, appelle la police; vite ! »

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