lundi 6 janvier 2014

Le jour où les jours ont pris fin

                Il y avait très très longtemps de cela, quelque part à la fin du dernier millénaire, on avait inventé un mot, smog, contraction de deux mots anglais, smoke (fumée) et fog (brouillard), pour décrire un phénomène météorologique urbain : l’accumulation de particules polluantes dans l’air combinée à l’humidité provoquait une espèce de nuage opaque, jaunâtre; une poussière dangereuse pour les personnes souffrant de maladies pulmonaires, pour les enfants, les personnes âgées. Les experts du climat s’étaient alors mis à faire des recherches, des études, des analyses intensives pour définir la composition de ce smog, pour en déterminer la cause exacte et peut-être même pour proposer des possibles solutions pour en diminuer les taux quotidiens. D’autres experts, de leur côté, avaient  comptabilisé la progression  du nombre de jours de smog d’une ville particulière d’une année à l’autre. Et les chiffres avaient augmenté rapidement : dix jours, puis quinze, puis vingt, puis trente, puis cinquante. Et les températures aussi se sont mises à augmenter : chaque année il faisait de plus en plus chaud.
                Puis une année, une journée de smog s’est transformée en journée  « sombre »; le soleil n’était plus visible au travers de cet épais nuage maintenant brunâtre, et les gens de la mégapole touchée avaient passé la journée dans la demi-pénombre. Mais cela ne se passait-il pas de l’autre côté du globe, dans l’un des pays dits en développement ?
                Il avait fallu interrompre le trafic aérien; les avions ne pouvaient ni décoller ni atterrir, c’était trop risqué.
On a fermé les écoles; on a dit aux parents de garder les enfants à la maison. Les gens ne sortaient plus que par extrême nécessité (comme aller chez le médecin) et qu’avec un ou même deux masques sur la bouche et le nez. La ville vivait une semi-dormance. L’économie en était considérablement ralentie.
                Or, comme il fallait s’y attendre, les grandes villes de ce côté-ci du globe ont aussi eu leurs « journées sombres ». Et comme il fallait s’y attendre le nombre de ces journées sombres s’est mis à augmenter rapidement en un emballement devenu incontrôlable : un jour tous les ans, puis un ou deux jours chaque année, puis une dizaine de jours. Les humains, créatifs et inventifs, s’étaient habitués à cette situation. On avait créé des sources de lumière artificielle, ce qui augmentait la consommation d’énergie, et donc le niveau de pollution, et donc le réchauffement du climat.
                Ce qu’on n’avait pas bien prévu, c’était les conséquences de ces journées sombres. Les premiers à en souffrir ont été les enfants, les vieillards, les personnes souffrant de maladies respiratoires. On a aménagé des centres de soins exprès pour eux. Mais ils ne pouvaient en sortir. Beaucoup ont été évacués. On devait porter des masques. L’atmosphère des cités était devenue fantomatique. Seuls les véhicules d’urgence – ambulances, police et pompiers – avaient le droit de circuler, leurs gyrophares n’arrivant qu’à peine à percer la brume sale et toxique ambiante. Les écoles devaient rester fermées, parfois une semaine ou deux, mais les enfants qui ne pouvaient bien sûr pas sortir dehors, passaient des journées entières à s’ennuyer et à se morfondre dans les maisons. Les cas de violences familiales se sont multipliés. 
En même temps, il y avait eu les effets visibles et spectaculaires sur les plantes, les végétaux; ça, ça avait marqué l’imagination des gens, sinon leur conscience. Un manque de lumière signifiait la mort des plantes, arbres y compris. Elles dépérissaient à vue d’œil et mouraient en masse. Les rues étaient couvertes de feuilles mortes; les jardins publics se transformaient en terrains désolés, sauvages. Le fait que toutes les fleurs étaient fanées avait transformé le paysage en une perspective morne, entre le beige et le bistre. Et moins de plantes signifiait moins d’oxygène. Les population suffoquaient, étouffaient.  Les hôpitaux ne suffisaient plus. Et les morgues, quant à elles, ne désemplissaient pas.
Alors on avait à nouveau fait appel à la science et l’on avait créé d’immenses plantations en serre. Mais c’était nettement insuffisant. C’est peut-être alors que les gens ont ressenti les premiers sentiments d’oppression et de panique.
Très vite les insectes avaient été affectés jusqu’à disparaître; et les oiseaux ont souffert autant du manque de soleil que du manque de nourriture, et particulièrement les oiseaux migrateurs, complètement désorientés. Les oiseaux tombaient et s’écrasaient sur le sol des villes par centaines et par milliers. Les carcasses pourrissaient sur place dégageant une odeur fétide qui s’ajoutait aux puanteurs déjà dans l’air et faisant le régal des rats et autres nécrophages.
                Ensuite les autres animaux sauvages, les loups, les chacals se sont mis à hurler au loin; les lièvres, les mouffettes, les renards, les écureuils couraient, affolés, dans tous les sens; jusqu’aux reptiles qui sortaient de partout et qui s’introduisaient partout. Les seuls animaux qui ne semblaient pas pâtir des journées sombres étaient les animaux de boucherie vivant à l’intérieur d’immenses usines depuis leur naissance jusqu’à leur mort : volaille, bovins, porcs…
Lorsque les animaux domestiques, chiens, chats, souris blanches ont commencé à réagir et à mourir, il y a eu un début d’affolement : les « jours sombres » touchaient alors véritablement le quotidien des gens.
                Une année, en plein vacances estivales, il y a eu dix jours sans lumière d’affilée : un – autre –record. Alors là, la population s’était agitée. On avait fini par comprendre que les groupes dits écologistes et leurs sonnettes d’alarme avaient peut-être eu raison. Vite, il fallait faire quelque chose. Les gouvernements ont promis d’agir. Ça ne se reproduirait plus.
                Mais c’était trop tard : dès l’année suivante, encore en été, il y a eu un jour où les jours ont pris fin…
Les jours sombres ont succédé aux jours sombres et la lumière du soleil n’est jamais réapparue sur la surface de la terre. Alors là, ça a été la panique; l’inquiétude, l’effroi, la peur étaient à leur comble. Les communications se sont interrompues. L’approvisionnement en nourriture, en essence, en biens de première nécessité s’est fait sporadique. Les gens sortaient dans les rues, couraient dans tous les sens en hurlant et en agitant les bras. Il y a des manifestations dans les rues, mais beaucoup de personnes s’effondraient de faiblesse dans cet effort trop exigeant. La vie en société n’avait plus cours. C’était le sauve-qui-peut et le chacun pour soit. Tous ceux qui le pouvaient ont cherché refuge à la campagne, ce qui a provoqué des embouteillages monstres qui ne se sont jamais résorbés. Après des journées d’immobilisme, ou encore simplement en panne d’essence, un grands nombre de personnes avaient abandonné leurs voitures sur les diverses routes.
Mais la plupart de ces convois ont été stoppés par les inondations : comme les glaces des pôles fondaient à cause des hausses de températures, les océans et les fleuves débordaient et causaient d’immenses inondations, les violentes tempêtes se transformaient presque toutes en ouragans ravageurs; bien des routes ont été détruites ou étaient impraticables; les morts se comptaient par dizaines de milliers, et les secours n’existaient pour ainsi plus. Le climat s’est déréglé. Il n’y avait plus de saisons. Puis, subitement, sans avertissement, les températures ont chuté rapidement. C’était le règne de la neige et le froid. On a appelé cette période « l’hiver écologique », une saison de dévastation et de mort et qui durera des décennies.
                Maintenant t installés à demeure dans les villes, les jours sombres se sont répandu partout de façon irrépressible. Les campagnes ont été elle aussi envahies par la terrifiante noirceur. Les régions les plus éloignées tout autant. Et enfin les quelques perdues îles de la Micronésie qui n’étaient encore submergées par la montée des eaux, au milieu de l’océan Pacifique, ultimes havres de luminosité.
Puis tout s’était éteint.
                Les seuls humains épargnés par la panique et qui, de plus, pouvaient tout voir, qui ont assisté en temps réel sur leurs écrans d’ordinateur à cette dégénérescence, en toute sécurité et totalement impuissants, ont été la trentaine d’astronautes vivant dans les trois stations orbitales voyageant autour de la Terre.
Mais pour eux, tournant inlassablement et imperturbablement autour de la Terre, propulsés à 30 km/s par leurs panneaux solaires, depuis longtemps déjà qu’il n’y avait plus de jour.

                

1 commentaire:

  1. Alerte climatique. Au téléphone ce matin, ma fille Marie-Hélène (32 ans) me parlait de la pollution massive des océans et de la disparition des coraux et du plancton... Il y a la surpêche, la chasse aux baleines, le chalutage de fond qui détruit tout... Les feux rouges clignotent partout mais les responsables politiques sont sous l'emprise du grand Capital, de l'Empire capitalisme mondial. Faut qu'il se passe un virage à 180. Nous sommes en train de détruire notre demeure, la seule. Faudra redescendre dans la rue massivement. Difficile de garder l'espérance. Gérard Laverdure, Montréal.

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