lundi 8 septembre 2014

Des rues pleines d’enfants

                Il y a une ville au Sud, où je suis déjà allé, où les rues sont pleines d’enfants.               
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Jose, Marco, Dario, Pepe, Enrique, Hermione, Rosa, Grita, Alicia, Claudio et Vanda, sont tous membres d’une même bande. Et c’est Jose, le chef de la bande.
Jose ne peut se souvenir du jour où il a commencé à vivre dans la rue; cela fait bien trop longtemps. Peut-être avait-il quatre ans, peut-être moins. Il aurait beau chercher, il n’a aucun souvenir d’avoir jamais vécu dans une vraie maison. Il a toujours vécu dans la rue. Avant il y était avec son grand frère Paulo, mais celui-ci a été tué et il est resté seul. En fait, il n’était pas seul, il était dans la bande de Djego. Mais ce dernier s’est fait recruté l’année dernière par un caïd et il fait maintenant partie des grands. C’est donc, Jose, le plus âgé qui a pris la relève, et à douze ans, il sait se faire obéir sans toutefois faire le dictateur. Il doit se faire obéir parce que ni lui ni les membres de sa bande n’ont le choix. Tout le monde dans sa bande sait que qu’il est essentiel de s’aider pour survivre, et que c’est d’ailleurs la seule façon de survivre. Tout le monde doit faire ce qui lui est dit, chacun doit apporter sa contribution, même le petit Claudio, le plus jeune de tous. Il a été recueilli par Hermione alors qu’il errait tout seul dans le marché. Quand Jose l’a appris, il n’était pas très content : il faudra le nourrir ce petit ! Finalement, les filles ont dit qu’elles « travailleraient » un peu plus pour rapporter sa part et Jose avait dû s’incliner.
Survivre au jour le jour… c’est le sempiternel recommencement des enfants de la bande de Jose. Le quotidien consiste essentiellement à faire en sorte qu’on se couche le soir sans avoir le ventre creux. La bande de José s’est trouvé un lieu près d’un dépotoir pour passer la nuit où finissent de rouiller des bidons  d’essence jetés là un jour par un revendeur anonyme. C’est dans ces bidons qu’ils s’allongent et qu’ils dorment. Ils y sont en relative sécurité. On assure quand même une veille constante, on ne sait jamais. Il faut constamment demeurer aux aguets. Une autre bande, ou encore la police même si c’est moins probable, ou des chiens, ce qui est nettement le plus dangereux, pourraient surgir. Si la nuit dans des bidons est pleine de bruits, de mystères et de mauvais rêves, le jour, lui, est une lutte sans fin et sans merci pour sa survie.
La vie est-elle dure pour ces enfants ? Personne ne se pose la question. Toute la journée, de l’aube au crépuscule, pieds nus, en haillons, au coin de rues qui leur a été assigné, ils s’astreignent à récolter le butin qu’ils doivent rapporter. Ils mendient, ils quémandent, insistent auprès des passants, harcèlent les touristes. Quand ça ne marche pas très bien, ils maraudent, ils vont des petits vols, des larcins, ils grappillent de la nourriture; ils fouillent dans les poubelles. Ils se débrouillent avec toutes sortes de magouilles; ils rançonnent les automobilistes qui viennent se stationner sur leur rue. Parfois ils trouvent des petits travaux, comme la vente de cigarettes volées. Tout ça en jouant au chat et à la souris avec tant les policiers, que les milices et les agents de sécurité privés que les commerçants engagent. Alors il faut changer de rue ou quartier, mais c’est difficile, et dangereux, car chaque bande a son territoire qui est sa chasse-gardée, et ça joue dur pour le conserver. Ils courent le risque se faire tabasser en s’approchant trop d’un territoire qui n’est pas le leur. Et le soir, dans leur refuge de vieux bidons, ils rapportent leur récolte, l’argent ou les denrées qu’ils ont réussi à ramasser, à glaner. Car on partage tout dans la bande. José est intransigeant sur ce point. Bien sûr, on peut ronger un noyau de mangue à midi, mais on rapporte tout et on met tout en commun. José sépare en parts équitables la nourriture recueillie et compte l’argent. Pendant que les filles préparent un semblant de table, il envoie deux garçons faire les courses avec l’argent récolté pour compléter le repas du soir et le maigre petit déjeuner du lendemain.
Pour la plupart, ces enfants ont été battus, violentés, et même chassés par leurs parents, tout simplement jetés à la rue. La plupart ne savent même pas qui sont leurs parents. Comme ils n’ont jamais été inscrits nulle part à la naissance, ils n’existent pas ; si en fait, pour les autorités ils existent comme une vermine dont il faut se débarrasser les rues de la ville. Les filles sont particulièrement à risque, plus faibles, plus vulnérables, plus désirables. José en est conscient et dans la mesure du possible, il essaye de protéger les filles de sa bande en ne les envoyant pas sciemment, par exemple, couvrir les coins les plus dangereux.
Ce sont justement deux de ses filles qui accourent vers lui à toute allure ce jour-là, alors qu’il fait le guet près du marché. « C’est anormal, se dit-il; il a dû se passer quelque chose. » Ce sont Hermione et Grita.
« Jose !! Jose !, crient-elles à bout de souffle. Elles pleurent, tout en émoi.
-Qu’est-ce qui s’passe ?
-C’est Claudio ! C’est Claudio ! Il est mort !
-Quoi ? Claudio ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
-Raconte Grita…
-Nous étions près des boulevards et nous gardions les voitures. Et il est arrivé une voiture avec un gros homme dedans et il voulait pas payer pour la protection. Alors Claudio s’est mis devant lui, et tu sais comment il fait quand il veut faire le "méchant", il met ses poings sur ses hanches comme ça, et il a fait les gros yeux au gros homme. Mais celui l’a repoussé avec son bras et Claudio, tout petit qu’il est, est tombé et a roulé dans la rue et juste à ce moment-là une autre voiture est passée et elle l’a frappé. Et il est mort !
-Alors, comme les filles ne savaient pas trop quoi, Alicia est restée là-bas et Grita est venue me chercher.
-On y va tout de suite.
Les trois enfants retrouvent Alicia assise par terre qui pleurniche avec la tête du corps inanimé de Claudio sur les genoux. Jose se penche vers lui; il voit la mare de sang.
-Claudio…
-Sniff… il n’y a plus rien à faire, pleurniche Alicia. La voiture l’a frappé à la tête et ne s’est même pas arrêtée. Et le gros homme, lui, quand il a vu ça il est parti à toute vitesse ! Pffoui !
Après un moment, Jose demande aux filles :
-Est-ce que vous savez qui c’était ?
-Non, tout ce que je peux dire c’est qu’il devait être assez riche : il avait une montre grosse comme ça et des bagues plein les doigts.
-Et il portait un drôle de chapeau !
-Oui, c’est vrai ce que tu dis Grita. Il avait un chapeau qu’on voit dans les films.
-Un chapeau de cow-boy ?
-Oui, je crois.
-Et sa voiture comment elle était ?
-C’était une grosse voiture… et elle était jaune.
Jose réfléchit.
                -Bon, on ne peut rien faire de plus pour l’instant. Essayons de trouver une couverture pour transporter le corps de Claudio.
                -Qu’est-ce qu’on va faire ?
-On va l’amener chez Padre Eduardo. Peut-être qu’il pourra l’enterrer…
Padre Eduardo est curé à l’église Nuestra Segnora de la Misericordia à quelques rues de là. Le samedi les femmes de la paroisse offrent sur le parvis de l’église un repas chaud aux miséreux du quartier. Et lorsque l’un des enfants a besoin d’une robe ou d’une chemise de rechange, l’une d’elle fouille dans des sacs de linge et trouve ce qu’il faut.
-Nous voulons parler au Padre ! C’est Claudio qui a été tué et on voudrait que le Padre l’enterre au cimetière.
-Allez jouer plus loin ! répond Juan Cherro le bedeau.
-Non ! Nous voulons parler au Padre !
-Oui ! C’est très important. Dites-lui que ce sont des enfants qui veulent le voir.
-Revenez plus tard, le Padre
-Mais on vient pas pour jouer, on vient pour un enterrement !
-C’est ça, il faut enterrer Claudio.
Juste à ce moment-là, ses dernières confessions faites, Padre Eduardo vient prendre un peu d’air sur le parvis.
-Padre ! Padre !
-Qu’y a-t-il les enfants ?
-Padre ! Claudio a été tué et on voudrait le faire enterrer dans le cimetière.
-Claudio a été tué ?!
-Oui, c’est une voiture qui l’a frappé et il est mort !
-Mes enfants, je ne peux pas l’enterrer dans le cimetière. Je n’en ai pas le droit.
-Mais qu’est-ce qu’on va faire alors ? On ne peut pas le jeter ni au dépotoir, ni dans la rivière !
-Non évidemment.
-Padre; si je peux me permettre, il y a un petit coin en friche tout au fond du cimetière. Personne n’y va jamais et le sol est trop pentu pour poursuivre le cimetière.
-Oui, c’est une bonne idée. Écoutez les enfants; laissez Claudio ici, et revenez ce soir.
-C’esr sûr que vous allez l’enterrer, Padre.
-Oui, revenez ce soir.

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-Qu’est-ce qu’on va faire en attendant ?
-Maintenant on va tous se mettre ensemble et on va retrouver ce salaud qui a tué Claudio !
-Mais comment on peut faire ? On ne peut pas chercher dans toute la ville.
-Ben, nous sommes déjà dix, et on peut demander de l’aide. Les autres bandes d’abord; et puis il y a Djego aussi. Il faut qu’il nous aide…
Sans difficulté, Jose retrouve Djego.
-Jose !... Et Grita ! Ça fait longtemps que je ne vous ai pas vus. Hey, Jose, tu es un vrai chef maintenant !
-On a besoin de toi, Djego. Quelqu’un a tué le petit Claudio et on veut que tu nous aides à le retrouver.
-Écoute, voilà ce que je peux faire : quand tu le retrouveras, appelle-moi ! Moi et les gars on surveillera les environs.
-Ça parfait Djego !
Tout l’après-midi, Jose et Grita font le tour des autres quartiers. Le plus souvent ils sont accueillis avec hostilité et animosité. Mais Jose connaît les chefs des divers groupes et répète à chaque le but de la collaboration qu’il recherche.
- On a besoin de toi. Le plus petit d’entre nous, Claudio, s’est fait tuer et nous voulons retrouver celui qui l’a tué. Vas-y Grita, dis-nous ce que tu sais.
-Il avait une montre grosse au poignet et des bagues plein les doigts. Et il portait une sorte de chapeau de cow-boy.
-Et il a une grosse voiture jaune.
-Et où est-ce que ça s’est passé ?
-Près des boulevards.
Graduellement, les enfants des autres bandes se mettent à parcourir les rues de la ville en tous sens.
Vers 16 heures, quelqu’un accourt.
-Venez, venez, on l’a trouvé !
Ils n’ont pas très loin à aller. Devant un salon de coiffeur, ils voient une grosse voiture jaune. À l’intérieur il y a plusieurs clients et l’un d’eux est en train de payer et s’apprête à payer.
-Vite, il faut rassembler tout le monde ! Vite, dépêchons-nous ! Allez prévenir Djego !
En quelques instants des dizaines d’enfants de tous âges se sont dissimulés dans tous les recoins de la rue. L’homme au chapeau sort de chez le coiffeur. À peine a-t-il fait quelques pas sur le trottoir qu’il est entouré par une cohorte hurlante d’enfants qui le bousculent, le houspillent, le chahutent; ils s’accrochent à ses vêtements qui se déchirent. Les enfants de la bande de Jose sont aux premières loges. L’homme se défend, il peste, il riposte, donne des taloches, des claques, de coups de poings et de pieds, mais les enfants s’agrippent à ses jambes, à ses bras, défont ses lacets. Il y a des enfants partout, il n’a aucun échappatoire. On le frappe au bas-ventre. Il est immobilisé. Il crie, il hurle, il appelle à l’aide, mais personne n’ose répondre : les hommes de Djego sont bien en vue. Péniblement, l’homme parvient jusqu’à sa voiture. Il attrape une poignée et réussit de peine et de misère à ouvrir une porte, mais les enfants sont sur lui; ils le frappent avec toutes sortes d’objets, ils le griffent, ils le piquent, ils le pincent, ils le mordent, ils lui tirent les cheveux, ils lui plantent les doigts dans les yeux. L’homme s’écroule dans sa voiture, ensanglanté, à demi-inconscient. Marco et Dario lui font les poches, lui enlève ses bagues et sa montre. Jose s’approche et avec une grosse pierre il lui fracasse le crâne. Tout est fini.
-Vite ! On s’en va !
Tous les enfants s’éparpillent, se dispersent dans toutes les directions et en quelques secondes, ils ont disparus. La rue est déserte. Cela prendra une bonne demi-heure avant que la police arrive.

                À la tombée du soir, la bande de Jose sont réunis autour du Padre Eduardo au fond du cimetière. Quelques autres enfants sont venus aussi. Et Juan Cherro est là également, une pelle à la main. Le Padre termine une courte cérémonie.
-Dieu d’amour et de tendresse, Dieu père de tous les enfants de la terre, aie pitié de nous et accueille ton enfant dans ton amour... Repose en paix, Claudio.
Alors Alicia et Grita prennent une poignée de terre et la jette en reniflant sur le petit tombeau de Claudio; ensuite Hermione et Rosa les imitent. Enfin, tous les enfants s’y mettent et avec leurs mains avec leurs pieds, presque rageusement, font basculer le tas de terre pour combler la fosse.

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Il y a une ville au Sud, où je suis déjà allé, où les rues sont pleines d’enfants.               




4 commentaires:

  1. Cher David
    Bravo pour la nouvelle. Ces enfants dans la rue, il y en avait aussi en Grèce; j'en ai rencontré lors de mon voyage; ils accueillaient les touristes en essayant de taper sur des tambours de bois. C'était pathétique et bien peu de touristes s'intéressaient à eux, quand on ne les écartait pas d'un revers de main, mais sans les envoyer rouler sous une auto, heureusement, tout au moins je n'ai rien vu d'aussi horrible.
    Yvette

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  2. Je n'aime pas cette histoire car cela légitimerait-il le fait de t faire justice soi même????? ou alors j'ai mal compris???
    Dominique

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  3. Je ne suis pas un fan de blogue et je n’étais pas encore allé voir.
    Cette fois-ci j’y suis allé et ne le regrette pas.
    C’est magnifique. Merci.
    Peut-être que je deviendrai accro.
    André

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  4. Cette dernière histoire est intéressante...
    Mireille

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