lundi 15 septembre 2014

Haïti chérie

Je ne suis allé qu’une seule fois en Haïti, c’était en 1981; le pays était encore sous le régime de Duvalier. J’y suis allé dans le cadre d’une visite organisée de membres de mon Église pour aller observer la situation sur place auprès de communautés chrétiennes et de pasteurs. Puis nous devions faire rapport, au retour, de ce que nous avions vu dans un but de conscientisation, dans nos différents milieux. Le groupe était formé de douze personnes de toutes les régions du pays; la leader s’appelait Kathryn. Je me souviens que non seulement, j’étais le plus jeune du groupe, mais j’étais aussi le seul francophone au milieu d’anglophones. Je savais donc que je servirais d’interprète tout au long du voyage.
J’ai toujours aimé voyager, j’ai toujours aimé découvrir de nouveaux coins de ce vaste monde. S’il fallait aujourd’hui que je fasse le décompte de tous les pays que j’ai visités, je dépasserais certainement la trentaine. À chacun de mes voyages, j’essaye toujours de voir deux ou trois endroits différents. Avant ce séjour en groupe dans « la perle des Antilles », j’étais donc parti visiter des connaissances en Floride, qui m’ont amené jusqu’à Key West; ensuite, avec ma tente et mon sac de couchage, j’ai fait  du vrai camping sauvage en Jamaïque. Au terme de ces trois semaines, je devais partir pour Haïti. Les horaires de vols d’avion ont fait que je suis arrivé en Haïti deux jours avant le groupe. Ainsi, j’avais deux jours devant moi, juste pour moi.
Nous allions loger, durant notre temps passé à Port-au-Prince, au l’hôtellerie de Saint-Vincent, une école pour enfants handicapés tenu par une communauté de sœurs catholiques. J’y suis arrivé en taxi de l’aéroport tout juste avant midi. On ne m’attendait pas avant deux jours, mais on m’accueille quand même et  je peux m’installer pour attendre le groupe. Je découvre une chambre extrêmement bien entretenue et méticuleusement rangée. Après m’être rafraîchi, je descends manger au réfectoire. Là, je trouve quelques étrangers, notamment un pianiste américain, Derek, un solitaire original qui enseigne la musique aux enfants de l’école. Nous aurons plusieurs conversations passionnantes ensemble dans les jours suivants et nous nous lierons d’amitié, si bien que nous resterons en contact de nombreuses années après mon retour au pays.
Après une petite sieste durant les grosses chaleurs de l’après-midi, je décide de faire un tour en ville. On bien m’avertit de faire attention, d’être prudent et de refuser toute proposition de quelque trafic que ce soit, de ne jamais accepter de me charger d’une lettre ou d’un colis.
La toute première chose qui me surprend en arrivant en Haïti, c’est l’odeur : odeur de terre, odeur de détritus en décomposition, exhalations d’eaux croupies, d’excréments, de transpiration des corps sous la chaleur suffocante. Nous sommes à moins de cinq cents mètres de la mer, mais je ne sens aucun relent d’air marin.
À peine ai-je mis le pied dehors que je suis assailli par les marchands ambulants qui m’offrent à boire et à manger, qui me vantent leurs chapeaux, leurs casquettes, leurs vêtements, qui exhibent des cigarettes, des briquets, qui me proposent des piles électriques, des jouets en plastique, des billets de loterie…
Un jeune homme s’approche de moi et m’aborde en un français impeccable. Il me demande d’où je viens et je réponds que je n’ai besoin de rien.
« Même pas d’une jolie fille ?
-…
-Hey, tu ne cherches pas une jeune fille pour te tenir compagnie ? Celles que je te propose sont belles et brûlantes. Tu auras le choix. Elles n’attendent que toi !
-Non merci, ça ne m’intéresse pas.
-Vraiment ? Dommage ! Si jamais tu changes d’avis, tu n’auras qu’à me faire signe. Tu me trouveras facilement. J’ai beaucoup de clients dans le coin.
Ce que je veux c’est me promener un peu dans les rues de Port-au-Prince. Je longe la rue Paul VI et je me demande si ce pape savait qu’il y avait une rue à son nom ici. De nombreuses femmes foulards sur la tête se servent du trottoir comme étals et y vendent en portions individuelles du riz, des fèves, des noix, des fruits. D’autres préparent des repas à cinq gourdes sur des réchauds de charbon de bois, appelant les clients potentiels à la cantonade. Des personnes mendient ou dorment sur ces mêmes trottoirs, des enfants y meurent. Je vois des chiens efflanqués qui  se disputent un morceau d’os. Est-ce qu’on peut parler de misère humaine ?
Je bifurque vers le monument du Bicentenaire au milieu d’une cohue bruyante et animée. Je suis happée  par une fourmilière bigarrée et colorée sans cesse en mouvement; une fourmilière d’hommes et de femmes, de jeunes, qui déambulent tous, ou presque, portant leurs charges, sac sur le dos ou ballot sur la tête, paquets brinquebalants sur les ânes ou les charrettes, amoncellements de boîtes sur les vélos. Bien d’autres attendent qu’un taptap bariolé de couleurs évangéliques s’arrête et les mène à destination. Où vont-ils ? Où vont-ils donc tous ?
Je traverse le grand Parc de la Place Jean-Jacques Dessalines, le grand héros de la Révolution de 1804, premier empereur d’Haïti sous le nom de Jacques 1er et assassiné en 1806. En face se trouve l’imposant et tout blanc Palais présidentiel; un palais présidentiel sans président car celui-ci n’y met jamais les pieds. Plus loin s’étend le quartier populaire de Pétionville que je découvrirai dans les jours qui viennent tout comme l’immense Bidonville de Cité-Soleil.
Je prends quelques photos et je reviens vers Saint-Vincent par le même chemin.
Une fille me touche doucement le bras.
-M’sieur
Sa peau est douce et ses lèvres pulpeuses; elle est assez jolie avec son léger maquillage. Ses cheveux sont bien mis. Elle porte une robe légère sans manches qui laisse deviner la généreuse rondeur de ses seins. Elle m’implore des yeux. L’invitation est évidente. Elle a seize ou dix-sept ans, mais c’est dur de dire exactement. Qu’est-ce que je peux faire pour elle ? Je sais bien qu’elle a besoin d’argent, peut-être pour nourrir ses jeunes frères et sœurs et pour que personne ne meure de faim aujourd’hui. Que dois-je faire ?

Je passe mon chemin et je rejoins ma chambre. Troublé, j’attends l’heure du repas du soir. 

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