lundi 15 février 2016

Les petits enfants
Chapitre 7

                Aussitôt les cinq hommes de l’équipe de la reconstitution de scènes de crimes se mettent à l’œuvre sous la direction de Stéphane Montreuil. Le travail consiste à déblayer, pierre par pierre, le plus délicatement possible, toute la couche de gravats sous lequel est enterré le mystérieux squelette, ou ce qu’il en reste, tout en essayant de ramasser le plus d’indices possible, aussi infimes soient-ils. Pour cela, chaque pierre ou débris extrait de l’emplacement est examiné avec soin par l’un ou l’autre des membres de l’équipe qui ont loupes et microscopes, mini-laboratoire chimique et ordinateur à leur disposition. Toutes les traces végétales, par exemple de pollen ou de brins d’herbe, sont cataloguées et pourront servir à l’enquête. Tous les restes organiques sont tout aussi précieux, que ce soient les poils ou les grottes. L’espace restreint de quelques mètres carrés autour de l’excavation est entourée d’un rideau opaque qui rend le site invisible à la foule de curieux, par ailleurs de plus en plus dense et de plus en plus bruyante.
                -J’espère qu’ils vont finir par se décourager, soupire Roxanne.
                -Oh tu sais, des attractions de ce genre ne doivent pas être très fréquentes par ici; pour plusieurs, c’est l’événement de l’année qu’il ne faut pas manquer. Ça va les changer des courses en pédalos ou des défilés en bikinis.
                -Oui, probablement. Tu as remarqué ces nombreuses personnes qui prennent des photos ou toutes celles qui prennent des autoportraits avec le lieu de l’accident en arrière-plan ? C’est franchement ridicule ! Qu’est-ce que ça leur peut bien leur apporter ? Il y a certainement plusieurs photos qui circulent déjà sur les réseaux sociaux.
-Bah, on ne peut pas y faire grand-chose…. Bon, ce n’est pas tout, ça, mais il faudrait trouver les autorités, le maire de la municipalité, par exemple. Personne ne s’est présenté ?
                -Je ne sais pas, allons demander à Turgeon et à Isabelle.
                Turgeon confirme effectivement que le maire-adjoint s’est présenté; il lui a dit de patienter, qu’on viendrait le voir sous peu.
                -C’est lui là-bas en chemise bleue à manche courtes.
                -Très bien; fais-le venir s’il te plaît.
               
                -Bonjour, je suis Paul Quesnel, chef du poste de la SQ de Papineauville.
                Paul s’adresse à un homme dans la quarantaine, à l’air jovial et bon enfant, plus ou moins rasé, plus ou moins soigné dans sa tenue estivale.
                -Bonjour, monsieur l’agent; mon nom est Claude Parisien, Parisien comme à Paris. Qu’est-ce que vous voulez, c’est comme ça ! Toujours est-il que je suis le maire-adjoint de Lac-aux-Sables; c’est moi qui agit en tant que maire suppléant quand notre maire, monsieur Sauvageau est pas là. Ouais, notre maire est actuellement en vacances. Il fait une croisière… Une croisière en Alaska !
                « On dirait que c’est lui est parti en croisière en Nalaska !, se dit Roxanne.
                -Il prend ses vacances au beau milieu de l’été alors que le village regorge de monde, de touristes, de personnes de passage ?
                -Yes sir ! Il laisse le travail aux autres; et puis, comme on sait, il me fait confiance.
                -Monsieur Parisien, nous allons devoir consulter les registres de la municipalité.
                -Les registres ? Quels registres ? J’comprends pas ! Qu’est-ce que vous cherchez ?
                -On ne sait pas encore, mais on veut voir ce qui s’est passé dans la région il y a, mettons, une quarantaine d’année : les changements, les constructions, les cadastres, les décisions du Conseil… Quels étaient les commerces, et où ils étaient situés. Si on peut trouver des photos de l’époque, ça nous aiderait bien; de photos du village, de la plage, peut-être même des chantiers qu’il y avait.
                -Bon, bon… Il faudra voir Martine Beausoleil, c’est elle qui est la secrétaire de la municipalité, mais si vous me dites ce que vous cherchez, ça ira certainement plus vite.
                -Monsieur Parisien, j’aimerais bien satisfaire votre curiosité, mais pour l’instant, je ne peux rien vous dire. Soyez à l’hôtel-de-ville demain matin, vers 10hrs, avec la secrétaire et quelqu’un viendra faire des recherches.
                -Ok, ça marche, conclut le maire-adjoint en s’étirant le regard le plus possible en direction du lieu de recherches. Mais en attendant qu’est-ce que je vais dire à mon monde ? Tout le monde se pose des questions ? Est-ce qu’il y a eu un accident ?
                -Pour l’instant, vous leur dites de rentrer chez eux ou de vaquer à leurs occupations normales; et de laisser faire la police.
                -Mais… mais… Il faut que je leur dire de quoi !
                -Monsieur Parisien, Parisien comme Paris, en ce moment ce que je peux vous dire, c’est que vous gênez le travail de la police.

                -Inspecteur Quesnel !
C’est la voix de Stéphane Montreuil. Il lui fait signe de loin. C’est la fin de l’après-midi; les arbres font de longues ombres sur le chantier, et, au soulagement de Paul, les gens ont fini par se disperser quelque peu. Il n’y a plus qu’une vingtaine d’irréductibles qui commentent en connaisseurs les opérations. Il a répondu aux questions de Simon-Pierre Courtemanche, le petit journaliste à moustache, lunettes et petit bedon d’une quarantaine d’années, d’Au courant, l’hebdomadaire de la région de l’Outaouais. Il se vante d’avoir 2 000 amis sur son compte Facebook. Paul le connaît bien et sait qu’il fait un travail honnête, mais il est resté un peu étonné de le voir rebondir si vite. Il a vraiment un réseau de contacts très étendu. Il n’a pas voulu trop lui en dire, sachant bien qu’il en déduirait pas mal en interrogeant les gens aux alentours.
-Venez voir; on arrive au but.
Paul et Roxanne s’approchent.
-On a presque fini. On a récolté plusieurs échantillons, des fibres, des fleurs, des pollens, des plumes d’oiseaux… On va tout examiner ça en détail, mais, je vous le dit tout-de-suite, à première vue, il n’y a peut-être rien de concluant.
-Merci; faite pour le mieux.
-On est prêt à retirer, le cadavre, ou du moins le squelette qui en reste.
                -Mais… il est… il était en maillot de bain !
                -Et oui.
                -On va envoyer une équipe de surveillance. J’appelle au poste pour faire venir une équipe qui veillera cette nuit.

-Bon, nous on s’en va; on retourne au poste. Isabelle et Turgeon vous attendez Jasmine et Corriveau; ils arrivent. Bon, je monte avec toi, Roxanne. Et je conduis, si tu veux bien !
-Tu conduis ?... C’est toi le patron, après tout !
-Oui, je réfléchis mieux en conduisant, sinon je regarde trop le paysage et ça me distrait.
Tenant la poignée de la portière, Roxanne réagit à son père :
-C’est nouveau ça !
De l’autre côté de la voiture, Paul lui répond :
-Ça doit être l’âge… comme vous dites, les jeunes, derrière mon dos.
Ignorant la moue que lui fait sa fille, Paul s’installe au volant, démarre et fait faire un demi-tour à la voiture. À peine roulent-ils sur la route, qu’il commence :
« Bon, ce qu’on sait, c’est que l’événement a eu lieu lors de la construction de l’ancienne route, il y a une quarantaine d’années.
-Oui, en 1977. J’ai fait la recherche cet après-midi.
-Bien.
-Et on sait que c’était un vacancier.
                -Ça élimine donc la thèse de l’accident de travail. Il - ou elle - serait tombé dans le trou et il - ou elle - aurait été enterré par mégarde.
                -On va dire que c’est un "il".
                -OK. À première vue, il n’avait pas de traces de sang sur les pierres, sinon Montreuil aurait été plus explicite. On va faire des examens plus poussé mais apparemment du moins il n’y en avait pas et, comme il l’a dit, il ne faut pas s’attendre à des découvertes mirobolantes.
                -Ce que je me dis c’est que qui que c’était, on a dû signaler sa disparition. C’est par là qu’il faut commencer à chercher. Il faut dresser la liste des signalements de personnes disparues de l’année 1977, disons de l’été 1977, dans la région.
-À l’époque ce territoire faisait partie de la juridiction de Saint-Jovite; il faudra y aller voir.
-Si c’était un habitant, on se serait rapidement aperçu de sa disparition et on aurait fait des recherches, ou alors on aurait appelé la police, et ça n’aurait pas pris beaucoup de temps pour le trouver. Même s’il n’était pas du coin, même s’il est venu seul, il a dû venir en voiture, ou faire une réservation. Là aussi il y aurait un signalement. Il était en maillot de bain, sans aucun vêtement; il a dû laissé ses bagages à quelque part. Il faudra trouver les registres des hôtels de ce temps-là. Mettons que ça a pris quelques jours pour qu’on s’en aperçoive à son hôtel. Et même là, il devait venir de quelque part : il serait venu ici sans revenir chez lui. Là encore quelqu’un a dû signaler sa disparition.

                -Mais je ne comprends toujours pas. Ça ne marche pas. Il était en maillot de bain, donc ça a dû se passé durant le jour, ou disons en début de soirée. Ça ne peut pas s’être passé la nuit. On ne va pas se baigner la nuit. Ou alors, si c’était le soir, il aurait mis un chandail et des sandales, ou des souliers. Il n’y a pas de sandale, pas de lunettes de soleil. Donc, ça s’est passé le jour. Il a dû crié, appelé au secours. Même si on était la fin de semaine, quelqu’un aurait fini par l’entendre... Qu’est-ce qu’il y a bien pu se passer ?

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