lundi 16 juin 2014

Le fantôme de la petite morte

                Oh, les vieilles gens du quartier savaient bien qu’il s’était passé un drame, une histoire de pendue, dans cette maison aux tourelles, mais qui donc les écoutait encore ? Et puis, ça faisait tellement longtemps… cinquante ans peut-être.
                Georges Primeau, c’était un « monsieur ». Un monsieur qui avait réussi; jeune avocat fougueux, brillante carrière, puis juge et maintenant maire de la ville et propriétaire immobilier prospère. Cette maison du début du siècle dernier qu’il venait d’ajouter à la liste de ses immeubles, « pour une bouchée de pain », n’avait rien de particulier. Peut-être les tourelles avaient-elles un certain charme. Peut-être était par nostalgie qu’il l’avait achetée. Il se souvenait que c’était là qu’il avait trouvé à se loger lors de son tout premier stage alors qu’il encore qu’étudiant en Droit. Comment s’appelait-elle cette vieille à la fois concierge et intendant qui lui avait ouvert la porte en le scrutant des pieds à la tête ? Il s’était senti gêné, comme fautif; il s’était senti rougir. Il n’arrivait pas à se souvenir de son nom; peut-être les plus vieilles locataires le sauraient... Peut-être sauraient-elles aussi quelque chose sur… mais non voyons ! personne ne l’avait jamais su. Et puis ça n’avait été qu’une petite amourette sans importance.
*
*      *
Émilienne et Félicie connaissaient le juge, et maintenant maire, Primeau de réputation, par les photos et les reportages dans les journaux. Mais là, elles l’avaient vu en chair et en os (« …en chair et en chair ! » avait ricané Émilienne) lors de ses visites à l’achat de la maison. Elles en avaient bien placoté avec les autres locataires pour se distraire un peu, et ensuite on ne l’avait plus revu…
Or, c’est justement à ce moment-là que les « bruits » avaient commencé. Très vite, les deux vieilles sœurs, et les autres aussi, avaient compris que quelque chose – ou quelqu’un ? – se manifestait. On entendait faiblement, très faiblement des sortes de longs grincements. C’était régulier, monocorde, presque doux, presque beau, et si triste, si pathétique. Les deux sœurs avaient songé à des gémissements, une lente plainte soupirée, à peine perceptible, « comme le souffle d’un ange mortellement blessé » avait dit Émilienne. Ça se faisait entendre très tôt le matin, vers cinq heures, ou encore en milieu de soirée. À ce moment-là, on aurait dit que la plainte était encore plus pénible. Félicie certifiait qu’ « assurément on pouvait entendre le "fantôme" durant la journée également », mais il y avait « trop de bruit, trop de distractions ».
Le plus souvent, et presque toujours en y pensant bien, les frêles plaintes provenaient de l’appartement numéro 4, au premier étage, là où logeait Gertrude Fontaine; et la pauvre madame Fontaine qui était pourtant bien dure d’oreille, en avait perdu et le sommeil et la tranquillité… d’excitation ! Puis, les plaintes murmurées étaient devenues plus audibles, plus distinctes; en quelques jours toutes les six locataires ne parlaient plus, ni vivaient plus que pour le « fantôme ». On allait de l’effroi à la trépidation quand il s’agissait de  trouver une explication.
Bientôt, les six locataires avaient convenu de se retrouver dans le salon de Gertrude Fontaine pour « écouter ». Chacune s’asseyait à sa place, religieusement, avec précaution, le genou un peu plus hésitant, le cœur un peu plus palpitant que d’habitude. On cessait vite les babillages (et il fallait pour cela quelque cause de vraiment exceptionnelle !). Et dans le silence, le recueillement, la demi-pénombre, on attendait, en tendant l’oreille. Et alors, dans le silence, dans la demi-pénombre, se faisaient entendre les longs sanglots tristes et lointains sanglots tristes et lointains, toujours de la même façon, d’une durée de trente à quarante secondes, rarement plus. Et toutes les six en avaient le cœur retourné. Les sanglots cessaient; on rallumait et on s’essuyait les yeux.
Si l’on faisant consensus sur le fait qu’un esprit habitant chez madame Fontaine venait de se réveiller, chacune avait sa réponse au qui ? : un amant éconduit, une belle abandonnée, un enfant martyr, une mère pleurant son enfant…
On avait convenu de faire appel à un médium, et Émilienne avait été chargée de demander à madame Naria, qu’elle disait connaître, de venir élucider le mystère. Et on s’était solennellement juré le secret absolu… pour le moment.
Madame Naria n’était médium à s’en laissait imposer, mais le récit d’Émilienne et de Félicie l’avait intriguée. Promesse avait été faite de venir le jeudi suivant. Alors ce soir-là, elles sont toutes au rendez-vous alors que madame Naria fait son entrée. Les yeux se croisent et se baissent.
On s’installe autour d’une table sur laquelle on pose les mains à plat, le regard fixe. Dès que la voix se met à gémir… et ce soir elle une intonation différente, comme une hâte contenue, la médium se met à trembloter. Ses yeux se sont plus que deux petites fentes…
Après un long moment, elle commence à parler comme dans un murmure : « C’est un tout petit être, un tout petit être… C’est un tout petit être, une petite morte… »
Tout s’arrête.
On rallume quelques lumières, et chacune se regarde à la dérobée, un peu coupable. A-t-on raison de chercher à savoir ?
Madame Naria a repris ses esprits; elle se lève et se dirige vers la porte. Émilienne la retient.
« Mais voyons, dites-nous quelque chose ! »
Madame Naria se retourne lentement et demande, le visage vide de toute expression :
-Quel drame affreux s’est-il passé en ces lieux ? 
Les vieilles locataires se regardent l’un l’autre, mais nulle ne répond.
-C’est l’esprit d’une toute petite enfant ! Comme elle a dû souffrir ! Et comme elle souffre ! La pauvre petite… » Et après avoir dit cela, madame Naria se dirige à nouveau vers la porte.
-Allez-vous revenir ? intervient de nouveau Émilienne.
-Oui, sans doute me faut-t-il revenir. Je reviendrai demain à la même heure.
Peut-on aller se coucher ? Peut-on trouver du repos ? Elles sont toutes les six encore là au petit matin au moment où les plaintes de la petite morte se font à nouveau entendre.
*
*      *
Pendant quelque temps, madame Naria vient quotidiennement… et bientôt le voisinage met en marche la machine à rumeurs. Et c’est l’intendant chargé de l’entretien de la maison qui commence à ne pas aimer ça du tout. Il décide d’en parler à monsieur Primeau le propriétaire. Ce dernier le considère avec un étonnement amusé, mais l’intendant insiste; si bien que le maire Primeau accepte d’aller rendre une petite visite à ses locataires spirites.
Et l’une d’elles s’empresse de lui offrir une tasse de thé, et l’autre des biscuits qu’elle a faits, et une autre un verre de sherry. Émilienne et Félicie sont également tout doux tout miel.
« Quel honneur nous faites-vous ! Nous avons suivi toute votre carrière ! Quel homme respectable êtes-vous ! Et intègre ! Et intelligent ! Et si bon ! Et si simple ! »
Le juge et maire Primeau se pâme… après tout ces petites vieilles radoteuses ont bien besoin de distractions. Et, au lieu de tergiverser, Émilienne lui explique l’histoire depuis le tout début… à sa façon.
« Vous comprenez, monsieur le maire, il fallait bien faire quelque chose ! Qu’auriez-vous fait à notre place ? Ces bruits troublaient notre sommeil et notre tranquillité. Madame Fontaine en perdait le sommeil ! Et depuis les visites de madame Naria, nous nous sentons beaucoup mieux, plus rassurées. Vous ne voudriez certes pas que l’une de vos pensionnaires tombe malade de mauvais sang ? Quelle réputation cela ferait à votre maison ! Madame Naria n’explique rien, mais elle est… comment dirais-je… Oh ! vous monsieur le maire qui êtes un homme si intègre, un homme de si grande intelligence, que nous tenons toutes en si haute estime, je ne sais si je devrais vous dire à quoi je pense.
-Mais oui, dites, madame Émilienne.
-Non, non, c’est trop stupide. Voudriez-vous un autre biscuit ?
-Vous détournez la conversation, madame Émilienne, ce n’est pas bien ça. Vous voudriez que je vienne à l’une de vos "séances", n’est-ce pas ? Est-ce bien ça ?
-Monsieur le maire, qu’allez-vous penser ? Je n’ai pas le droit de demander à un homme aussi important que vous de s’occuper de lubies de vieilles dames !
-Madame Émilienne, vous n’êtes pas si vieille que ça. Et puis, laissez-moi vous dire qu’en tant que maire responsable je m’intéresse à tout ce qui intéresse mes ouailles, surtout si c’est intriguant; et votre histoire de "fantôme" m’intrigue. Demandez-moi de venir et je viendrai.
-Monsieur le maire, que dites-vous là ? Un homme tel que vous ! Qu’est-ce que les gens vont dire ?
-Laissez-les dire, et moi je saurai leur répondre.
Émilienne sourit, et Félicie aussi.
*
*      *
Madame Naria, ce soir-là, arrive à l’heure habituelle et elle reste un peu surprise en voyant le maire Primeau assis à la table avec les autres, même si Émilienne, en deux mots, l’avait prévenue sur le palier de la porte de sa présence.
Il est venu par curiosité, pour voir et peut-être pour entendre. Bien sûr, il ne croit pas à toutes ces chimères, ces histoires de revenants, d’esprits et de fantômes. Mais n’a-t-il toute sa carrière de juge durant fait face au mystère, à l’incompréhensible et à l’insolite, et parfois à l’insoluble ? Il saura découvrir la vérité ici aussi. Il sourit à madame Naria, mais le regard étrange de celle-ci le fait frissonner; il se sent transpercé, sondé, brûlé à vif. Qu’a-t-il à avoir un avoir léger mouvement de recul ? Mais il ne peut plus se dérober maintenant.
On s’assoit, on s’installe. On retient les souffles. Madame Naria baisse les paupières. Voilà la mélopée qui se fait entendre, en longue plaintes d’agonie; mais ce soir elles sont différentes, plus sourde, presque stridulantes, plus présentes que jamais auparavant. Une lugubre plainte monocorde du fond des nuits de la mort. Il se passe quelque chose !
On l’entend ce long cri qui perce les sens et les esprits, qui fait mal, qui fait battre les vieux cœurs; il se déplace, se promène dans la pièce, au début très lentement, au plafond, le long des murs, autour de la table.
« Viens… Viens… murmure madame Naria; viens, n’aie pas peur… Viens, petite morte; viens, parle-nous… dis-nous quelle est ta souffrance. »
Elle sent cet être tout près, elle sent qu’il est là, qu’il va s’emparer d’elle.
La voix se promène toujours, murmure toujours, geint toujours. Et soudain, Émilienne se fige ! Elle avait ouvert les yeux… pour observer et soudain elle voit une ombre blanchâtre se former, se coaguler, se matérialiser au-dessus de la table, comme un fantôme sans forme !
« Le fantôme de la petite morte, pense-t-elle; le voilà. »
Elle regarde monsieur Primeau… Elle regarde madame Naria dans une fixité macabre.
« Viens… Viens… approche; n’aie pas peur petit être, continue celle-ci. Viens, approche. Viens en moi… Viens et tu seras délivré de ta si grande souffrance, des souffrances atroces que tu portes depuis tant de temps. » 
Et tout-à-coup, sans aucune transition, sa tête se renverse vers l’arrière, le cou arqué; ses yeux se révulsent, se bras se tendent vers l’avant, tout raides; et sa voix se transforme, une voix grinçante, saccadée.
-Oui… Oui, je viens. 
Émilienne voit l’ombre s’agiter, se crisper, se convulsionner.
-Oui, je suis une petite morte… Je suis une petite fille, une toute petite fille qui est morte, le soir même de ma naissance. Je suis née, et je suis morte… et c’est ma mère qui m’a tuée.
Émilienne regarde l’ombre blanche et regarde en face d’elle; elle sait qu’elle ne devrait pas, mais elle veut voir.
-Ma mère n’était qu’une femme de chambre, qui vivait ici, dans cette pièce, et qui travaillait pour la maison… Et un jour, elle a été suite par un jeune homme aux beaux habits et aux paroles enjôleuses. Elle a cédé après de longs mois d’avances toujours plus insistantes. Et voilà que je devais naître… et vivre. Mais le jeune homme était parti, et ma mère ne pouvait plus vouloir de moi. Alors, elle m’a mis au monde toute seule, dans sa chambre, et le soir, dans la bassine à laver le linge, elle m’a noyée encore toute palpitante de s vie à elle… Et ensuite, elle s’est pendue; pauvre maman…
Silence aussi triste que cette coulée de voix.
-Elle repose en paix… et moi aussi maintenant.
Et subitement, aussi vite qu’il s’était cabré, le corps de madame Naria revient à son état premier. Son cou se redresse, ses bras retombent sur la table. Sa tête dodeline doucement. Se paupières sont closes.

Au-dessus de la table, l’ombre blanche a disparu; Émilienne regarde en face d’elle. La tête de monsieur Primeau est tombée sur sa poitrine. Il est mort.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire