lundi 9 juin 2014

Natas et Véro


Natas et Véro, ce sont les diminutifs de Natasha et Véronique. Deux sœurs adoptives, adoptées par la même mère.
Comment s’appelait-elle cette mère ? Cela n’a pas importance. Elle avait toujours voulu avoir des enfants et n’en avait jamais eus. Elle avait espéré, beaucoup espéré, prié peut-être, maugréé, pleuré, et à la fin elle s’était résignée. Elle avait dépassé quarante ans, et puis elle avait eu sa ménopause. Plus d’espoir. Alors, ce qui lui restait, c’était l’adoption. Et elle l’avait fait; elle était allée à l’orphelinat, c’était par qu’elle aurait commencer de toute façon, s’était-elle dit, et elle y avait vu ces deux petites de deux et trois ans. Dans l’orphelinat, elles se  tenaient  toujours  serrées  l’une contre l’autre depuis le premier jour - on croyait même qu’elles étaient arrivées le même jour - si bien qu’on avait pris l’habitude de les  prendre pour deux sœurs. Pourtant elles ne se ressemblaient  pas; l’une était foncée et l’autre claire; l’une avait les yeux grands, l’autre tout petits; l’une babillait et jacassait, et l’autre ne disait presque rien. Mais dès le premier jour, l’une s’était accrochée à l’autre  et  elles étaient restées accrochées; et c’est presque accrochées l’une à l’autre que la nouvelle mère les avaient amenées chez elle.
Les deux sœurs avaient grandi, toujours aussi différentes l’une de l’autre; l’une élancée, l’autre trapue, l’une enjouée, l’autre  réservée, mais  toujours ensemble, toujours complices, presque siamoises. Natasha et Véronique. « Natas et Véro », comme elle les appelait toujours. Ça devenait presque un seul prénom commun « Natassévéro ». Sans doute les deux petites sœurs avaient-elles été la joie de sa vieillesse, même si elle ne savait plus trop comment se réjouir, ni même si de quoi elle aurait dû se réjouir; l’une souriante et l’autre maussade; partageant les jeux, partageant les rires et les pleurs.
Et puis quand elles ont atteint l’adolescence, leur mère fatiguée de toutes  ses années de labeur et de malheur est tombée malade. Elle s’est alitée, et n’est plus sortie du lit. Les deux  sœurs la  soignait, la nourrissait,  la changeait.
Jusqu’au jour au Véro a fait ce rêve d’horreur macabre. Elle y voyait sa sœur Natas agenouillée sur la poitrine de son petit ami et elle le tailladait avec une petite fourchette en argent.  Dans son rêve, Natas  se retourne  et éclate  d’un rire, insupportable, diabolique.  Véro  s’est réveillée, en sueur, en larmes, les yeux exorbités; elle criait. Elle s’agitait, tremblait de tous ses membres et Natas est vite accourue pour la prendre  dans ses bras... mais d’un geste stupéfiant, incontrôlable, Véro l’a repoussée, rejetée, violemment, avec un cri d’animal à l’agonie. « Ne m’approche pas ! NE M’APPROCHE PLUS ! J’en ai assez de t’avoir toujours collée à moi ! Tu es un vrai diable ! Va-t-en ! ». Quelque chose, le lien béni s’était brisé. Quelque chose avait changé, pour toujours. Elle ne lui a jamais pardonné  son  cauchemar.
Peu après, leur mère est morte. Et un après-midi que son petit ami était venu lui rendre visite, Natas l’a crié à Véro d’en bas de l’escalier en ouvrant la porte. Véro ne voulait pas descendre, elle ne voulait pas. Natas a insisté bien sûr, doucement, presque tendrement, et son petit ami appelait aussi. Et quand, enfin, elle est descendue, elle l’a vue, c’était son rêve ! Natas était là, était là, vraiment, agenouillée sur sa poitrine et le torturait avec sa fourchette en argent ! Elle a hurlé, hurlé, hurlé, hurlé, hurlé indéfiniment à la mort; et c’est à sa propre mort qu’elle hurlait ainsi.
Elle est morte en effet, du pays des vivants. Elle a sombré dans la folie.
Et depuis lors, Natas s’en occupe, doucement, patiemment,  comme  elle l’avait fait avec leur mère.
Et le pauvre petit ami se désole, sans pouvoir se consoler. « Ma pauvre Véro, ma pauvre Véro toute à l’envers ! Dis-moi quelque chose ! Ma pauvre Véro ! » Et Véro ne répond jamais.
Mais Natas va s’occuper de lui aussi, bien sûr.



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