lundi 2 juin 2014

Mon ami Pierre-Marc

                Sans doute est-ce à moi de raconter cette histoire. Sans doute suis-je le seul à pouvoir la raconter, le seul à avoir compris… compris trop tard. Sans doute me faut-il expier d’avoir compris trop tard. Aurais-je pu éviter la mort violente de mon ami Pierre-Marc ? Oui, certainement…
                Je connaissais Pierre-Marc depuis plusieurs années. Nous nous étions rencontrés à l’université. C’était simplement « un bon gars » comme on dit. Il savait rire et s’amuser, et faire rire aussi. Il prenait la vie du bon côté. Il savait faire des folies, des choses originales. Il arrivait aux cours en vieux jeans et runningshoes, avec toutes sortes de chapeaux sur la tête, et même une fois il était arrivé avec une fausse barbe ! Et il « avait le tour », comme on dit, avec les filles; comme il pouvait être charmant avec elle, et comme il savait les charmer ! Il en avait conquis des cœurs… mais était-ce là quelque indice de ce qui allait se passer ?
                À la fin de nos études il est parti faire le tour du monde avec vingt dollars en poche et les yeux pleins de rêves. Deux ou trois fois, j’ai reçu une carte de lui de l’Argentine ou de l’Île Maurice. Moi, j’ai commencé à travailler; je suis tombé en amour, on a eu un enfant, puis on a divorcé. Rien de très original je le sais. Et voilà ce Pierre-Marc qui est réapparu dans ma vie, sans crier gare, comme un animal aux abois, apeuré, qui cherche un ultime refuge avant l’hallali.
                Sans crier gare ? Je ne sais trop; je ne crois pas à tous ces phénomènes paranormaux, un peu comme tout le monde, mais j’avais rêvé à lui les semaines précédant son retour… mais encore là, était-ce une raison pour me méfier ?
                Quand on a sonné à la porte, ça a été une vraie apparition : il était là aux limites de la panique, il haletait presque, les cheveux hirsutes, tout débraillé; dans ses yeux arrondis, c’était l’angoisse que je lisais.
                « Michel ! Michel ! Enfin je te retrouve ! Il faut que tu m’aides ! Il faut que tu m’aides ! 
                - Pierre-Marc ??... C’est toi, Pierre-Marc ?... Mais qu’est-ce que tu as ? Entre, entre ! »
                Il a presque fallu que je le porte jusqu’au salon où il s’est affalé sur le divan. C’est à ce moment-là, sans doute, que j’aurais dû faire attention, que j’aurais dû mieux écouter, que j’aurais dû me douter de quelque chose. Et maintenant il est mort; il s’est tué.
                Je lui offert à boire; ses mains tremblaient et il ne pouvait tenir le verre et j’ai dû le faire boire comme un enfant. Il a commencé à me raconter toute une histoire, mais son récit était si chaotique, si emberlificoté, si embrouillé, et son intonation variait constamment; parfois il criait ou alors sa voix devenait presque inaudible que j’avais de la peine à tout comprendre. Voici à peu près ce que m’a dit :
                « Écoute-moi, Michel; écoute-moi bien… Il faut que je te raconte, laisse-moi te raconter. Je n’en peux plus, je sens que j’approche de la fin; je sens que si personne ne m’aide, ce sera la fin pour moi. Je suis en train de devenir fou…
                - Pierre-Marc, calme-toi.
                - Laisse-moi parler, Michel, il faut que je te raconte. Tout a commencé quelque part en Inde. J’étais en train de traverser l’Himalaya; je ne m’étais pas senti très bien depuis quelques jours, mais c’était une occasion unique de faire un voyage extraordinaire. J’avais traversé toute l’Europe, le Moyen-Orient, la moitié de l’Afrique et je suis retrouvé en Inde. On m’offrait de me joindre à une expédition jusqu’au Tibet. Fantastique !! Incroyable ! Et là, au pied de l’une de ces gigantesques montagnes de l’Himalaya, une nuit, j’ai fait ce rêve pour la première fois. Je marche avec une femme que je ne connais pas, que je ne crois pas connaître; nous marchons sur une plage, - j’ai fait ce rêve tant de fois ! – des fois nous sommes nus ou habillés, mais le plus souvent en maillots de bain et tee-shirts. Le soleil se couche, tout est gris, pourtant tout est clair; je perçois parfaitement chaque détail de la scène. La mer est houleuse et le sable noirâtre, mais si doux, si doux, si mou… Nous nous enfonçons parfois jusqu’aux chevilles, mais nous marchons sans difficulté aucune. Cette femme à côté de moi, je la vois marcher; toujours de dos, ou de côté, jamais de face; je ne connais pas son visage. Dès que j’essaie de la regarder, de lui prendre la tête pour la voir de face, le rêve s’arrête. Elle est là à ma gauche; des fois je parle, mais elle ne répond pas, elle ne répond jamais et ne tourne jamais la tête vers moi, pour m’écouter ou me regarder… Et voilà qu’apparaît toujours au même moment, devant nous, une jeune fille immobile; une fille absolument magnifique, exceptionnellement belle, ravissante, éblouissante de beauté et d’attraits; et juste au moment où nous passons près d’elle, elle m’appelle par mon nom : "Pierre-Marc … Pierre-Marc …" Je n’entends pas sa voix; je vois seulement, mais très nettement ses lèvres remuer et sa bouche qui m’appelle : "Pierre-Marc … Pierre-Marc …" Toujours deux fois. Et à chaque fois nous passons tout droit, cette autre femme et moi, nous continuons notre marche; de toutes mes forces je voudrais m’arrêter et répondre à la jeune fille, mais nous continuons tout droit, et le rêve s’arrête, s’évanouit ou bien je me réveille…
                « La première fois, je me suis demandé : qu’est-ce que ça veut dire ? qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? qui sont ces deux femmes ? Au début, je me suis dit que ce n’était qu’un simple rêve, très étrange, mais un rêve quand même. Mais ce rêve revenait toutes les nuits; tu entends Michel, toutes les nuits !! Je me demandais chaque matin, à chaque réveil : qui sont ces deux femmes ? qui suis-je pour elles ? Toujours il revenait, toujours semblable, toujours la même scène sur cette plage grise, toujours la même fin. Est-ce que cette jeune femme m’appelle ? Comment faire pour la rejoindre ?
                « L’expédition progressait et je me sentais de plus en plus mal. Bientôt je ne pouvais plus continuer; j’avais de la fièvre; je vomissais tout ce j’essayais de manger. J’ai dû retourner à Katmandou où on a dû m’hospitaliser. Heureusement que des gens se sont occupés de moi. Je me suis resté deux semaines à demi-inconscient, sans que le rêve ne revienne et je suis sorti de la clinique. Et puis soudain, il est revenu. Le même rêve, la même plage, la même jeune femme qui m’appelait : "Pierre-Marc… Pierre-Marc…" si doucement, si langoureusement, si insidieusement. Je devrais trouver cette femme; je devais trouver cette plage !! Mais où ? Dans quel pays ? Dans quel coin sur la terre ? Où est cet endroit sur le globe ? Peut-être devais-je trouver l’autre femme aussi, celle qui marche à mes côtés dans mon rêve. Je devais la trouver. Je connais son visage par cœur; il me semblait que je pouvais la retrouver entre dix mille ! Michel, je suis allé partout ! J’ai commencé par l’Australie et j’en ai parcouru toutes les plages. Puis Hawaï, la Californie, le Mexique, les Caraïbes, la Jamaïque… Partout j’étais aux aguets; chaque matin, je me disais : "Aujourd’hui, je vais la trouver, elle est là ! elle m’attend en bas, elle m’attend au bar, non, sur la plage, elle est là tout près !…" J’avais si peur de la manquer, de passer juste à côté, qu’elle passe à quelques mètres de moi. Je devais la trouver. Elle me cherchait. Je suis allé partout : en Martinique, en Guadeloupe, en République Dominicaine, au Venezuela, en Argentine, au Brésil, en Floride. Je suis retourné en Afrique, au Sénégal, en Côte-d’Ivoire, jusqu’à Madagascar. Et chaque nuit le même rêve obsédant. Nous marchons sur la plage et elle est là et elle m’appelle : "Pierre-Marc… Pierre-Marc…" Toujours deux fois. Toujours en me regardant intensivement de ses yeux incomparables, profonds, à nuls autres pareils. Toujours ce sable mou, et ce vent qui agite la mer et qui me fait frissonner. Je suis bien; toujours les mouvements de ses lèvres charnues et sensuelles qui prononcent mon nom en silence, comme une mélopée qui me fait frissonner encore plus. Elle m’appelle, c’est sûr. A-t-elle besoin d’aide ? A-t-elle besoin de moi ? Elle ne semble pas angoissée, ni désespérée. Elle ne crie pas mon nom comme si je devais aller à son secours. Elle apparaît et dit mon nom, toujours deux fois, et disparaît. Où es-tu donc mon amour ? Où es-tu donc ? Mon amour, mon adorable amoureuse, ma femme, où es-tu ? Où te caches-tu, mon amour ? M’appelles-tu de quelque part de l’univers ? Montre-toi pour que nous nous aimions pour l’éternité. Mon amour, mon amour… Je connais son visage par cœur, ses lèvres, ses yeux, son nez, ses cheveux foncés, jusqu’aux lobes de ses oreilles; elle me ressemble. Je connais son corps, la rondeur de ses seins, de son ventre, de ses cuisses. Dans certaines auberges de jeunesse je demandais aux responsables s’ils l’avaient vue en la décrivant avec force détail. M’apparaîtra-t-elle subitement comme un ange, comme une apparition ? Elle me dira simplement : "Bonjour Pierre-Marc, me voilà", avec son magnifique sourire. Parfois, je la touchais presque. Combien de femmes vues de côté ou de dos ai-je accostées en étant sûr que c’était elle. Et à chaque fois quelle déception ça a été !
                « Enfin je me sui dit : quel idiot que je suis ! Ce n’est pas pour rien que j’ai rêvé d’elle la première fois en Inde, c’est là qu’elle se trouve, c’est là qu’elle m’attend. Alors j’y suis retourné. Depuis longtemps je n’avais plus d’argent et je devais retourner là-bas. J’ai tout fait pour me procurer de l’argent; j’ai travaillé comme un forçat… j’ai aussi fait de la contrebande, j’ai vendu de la drogues aux jeunes; j’ai volé, j’ai extorqué d’autres femmes et j’enrageais que ça me prenne trop de temps à amasser la somme dont j’avais besoin pour continuer ma quête folle. Enfin j’ai pu retourner en Inde et j’ai parcouru tout le pays; tu ne peux pas t’imaginer l’immensité de ce pays. Je me suis retrouvé sur la magnifique plage de Goa que surplombe le vieux port portugais… Et c’est là que j’ai craqué, Michel. Je n’en pouvais plus; c’était assez… Ma douleur d’abandonner était atroce, insupportable, mais j’ai lancé la serviette. Qu’elle se montre à moi et je l’aimerai, mais je n’en pouvais plus… J’ai tout fait; j’ai tout fait ce qui était humainement possible et même plus. Quelle torture c’était, Michel ! Toujours la voir, chaque nuit, l’avoir juste à côté de moi, en moi, comme si elle était mienne déjà, et ne jamais la trouver, ne jamais la voir en chair et en os, ne jamais pourvoir la toucher, comme un fantôme de l’au-delà. Je sais qu’elle m’aime. Tu ne peux pas t’imaginer, Michel, comme j’ai souffert… cruellement ! Et je souffre encore; je ne vois plus qu’elle, je ne pense qu’à elle, je ne vis que pour elle. Quand je me couche, avant même de rêver je sais que je vais rêver à elle; je rêve que je fais un rêve et dans ce rêve je vois se dérouler ce rêve qui est toujours le même rêve… J’ai l’impression que ma tête va éclater ! Et souvent, je me dis que, non, elle n’existe pas, que je suis fou, que j’ai le cerveau malade. Qu’est-ce que ça veut dire d’autre ? À chaque fois que le téléphone sonne, à chaque fois qu’on m’interpelle, chaque fois que ça cogne à la porte, je sursaute et je tremble de tout mon corps en répondant; toujours je crois que c’est elle… Où est-elle ? Où est-elle ailleurs que dans ma tête ? Tu dois m’aider, Michel; j’ai besoin d’être soigné, d’être délivré de ce fantôme. Il faut que tu m’aides. »
                J’avoue que sur le coup je ne savais trop quoi faire. Son récit, aussi incohérent et invraisemblable qu’il pouvait être, m’avait véritablement impressionné. Mais c’était surtout son état de surexcitation extrême qui m’avait secoué. Je l’ai mis au lit; il était littéralement mort de fatigue et d’angoisse, mais il ne voulait pas se coucher :
« Elle va venir cette nuit encore, Michel, elle va venir me voir encore. Michel ! Empêche-la ! Empêche-la de me hanter d’avantage ! »
                Je l’ai veillé comme un petit garçon et il a fini par s’endormir. Et jusque tard dans la nuit, j’ai pensé à son incroyable récit en cherchant la clé qui me permettrait d’y trouver un sens. Mais je ne trouvais rien.
                Le lendemain, il était plus calme. J’ai alors mieux remarqué comme il était maigre; il semblait squelettique. Il me faisait penser à un héroïnomane qui ne peut plus se passer de sa dose de mort : le même état d’agitation, la même maigreur, les mêmes yeux hagards. Nous sommes allés à la clinique. Il se laissait faire, docilement, comme un enfant. Il n’avait pas de carte d’assurance-maladie, alors j’ai dû payer la visite. Pendant que nous attendions, il ne disait rien; il restait amorphe, comme s’il avait peur d’ouvrir la bouche et que survienne l’irréparable; mais je le sentais extrêmement conscient, tout son être aux aguets, aux limites de la résistance. En le voyant, la médecin a encaissé le coup. Pierre-Marc avait tenu à ce que j’assiste à l’examen. Elle l’a examiné sous toutes les coutures, longuement, vraiment minutieusement; j’en étais perplexe. Elle a diagnostiqué, par commodité : « Surmenage extrême, besoin de repos complet, sous-alimentation, système nerveux fragilisé… » Elle lui a prescrits des fortifiants et des tranquillisants en arrangeant un rendez-vous pour dans deux semaines.
                Mais Pierre-Marc n’est jamais allé à ce rendez-vous. Il s’est suicidé.
                C’était il y a trois jours, au crépuscule. Il semblait plus calme; sans doute les effets des médicaments. Sans doute savait-il que c’était la fin; il s’est peut-être dit qu’il ne s’en sortirait jamais, que cette accalmie serait de courte durée ou encore peut-être qu’il ne pourrait jamais rejoindre cette femme que dans l’au-delà ? Que sais-je ? C’est sûr que comme moi à ce moment-là, il n’avait pas compris. Des témoins ont dit qu’ils l’avaient vu marcher tranquillement le long du fleuve et se laisser couler. Sans doute s’était-il assis une bonne partie de la journée sur l’herbe à regarder l’eau du fleuve couler inlassablement vers le large. Sans doute son esprit, son âme s’est-elle écoulée avec cette eau et s’y est confondue pour enfin, peut-être, rejoindre, quelque part dans l’ailleurs, une plage au sable gris. Sentant le soir arriver – un autre soir – Pierre-Marc s’est laissé couler à son tour. On l’a retrouvé trois kilomètres plus loin. Je suis allé identifier son corps à la morgue. Bien que tout boursoufflé, tout gonflé d’eau, son visage était paisible; il ressemblait à un quelconque banlieusard sans problème, un bon père de famille
                Et c’est alors, seulement, seulement alors, en le voyant que j’ai compris ! Je te demande pardon Pierre-Marc, mon ami; je te demande pardon de n’avoir pas compris avant; et peut-être à cause de cela es-tu mort, inutilement, stupidement, et celle que tu adorais et qui t’aimait déjà avec toi. Pierre-Marc, cette jeune fille de ton rêve qui t’appelait chaque nuit, oui elle t’appelait, oui elle t’appelait, mais ce n’est pas ton nom qu’elle prononçait si tendrement; elle disait, elle te disait : « Papa… Papa… »




3 commentaires:

  1. Salut David. Tu as vraiment la plume alerte.
    Ça m'impressionne.
    Et aussi ta capacité de réfléchir à partir des événements de la vie.

    Au plaisir !

    Guy

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  2. Cher David,
    Cette nouvelle est vraiment, vraiment très bonne.

    Yvette

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  3. Merci David, pour cette nouvelle, et toutes les autres.
    Shalom
    Claire

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