lundi 26 mai 2014

Même la mort

                C’était le matin qu’il souffrait le plus. Le matin, c’était le plus difficile. Il y avait la nuit, le repos et les rêves; et le matin, c’était la certitude d’un autre jour. Non pas qu’il avait peur de craquer, de perdre toute résistance; depuis longtemps il n’y avait rien pour quoi résister; sans doute depuis le début même; peut-être même avant son arrestation. En quoi pouvait-il avoir peur de flancher, d’abandonner ? Il ne pouvait être question de résister; il n’y avait rien, il n’y avait plus rien. L’attente peut-être; mais une attente pouvait-elle tout remplir le vide de rien ? du néant ? Peut-être c’était la peur du vide… Non, le vide ne lui faisait pas peur; ni le vide, ni les murs, ni les souvenirs. Non, c’était son propre espoir qui lui faisait peur. Chaque matin, c’était l’espoir contre le non-espoir des autres. Chaque matin, c’était la venue d’une autre journée informe et vide, vidée de son sens, de tous sens, qui régurgitait l’espoir. Il savait qu’il ne perdrait pas espoir, qu’il ne perdrait jamais espoir. Il savait que, jusqu’au bout - car il y en aurait un, quel qu’il soit -, jusqu’à la fin de l’attente inerte, il aurait en lui l’espoir de cette fin, en cette fin. Et c’est de ça que le matin, que les matins apportaient la peur. Il n’avait pas peur de perdre espoir; c’était l’inverse, l’espoir était avec lui, l’espoir était en lui, aussi rattaché - partie intrinsèque de son être - que ses doigts bleuis, que ses yeux mi-clos, que sa voix que personne n’entendait plus, car elle ne s’exprimait plus. Il avait peur que l’espoir le perde alors qu’il n’y en avait nulle part ailleurs. Comme une main ou un œil ou une parole peut perdre un être. Ce n’était pas à cause d’une main, ni d’une parole, ni d’une idée qu’il était prison; c’était pour rien. Il n’y avait rien. C’était parce qu’il était qui il était, l’être, l’homme qu’il était. Un homme d’espoir. Il était prisonnier à cause de son espoir. Contre quoi donc résister ? De quoi avoir peur ? Craindrais-je encore ? Il était en prison pour rien, pour le rien; et viendrait aujourd’hui, comme tous les autres jours, tous les jours de l’attente, le gros homme qui, sans raison, pour rien, avait l’autorité d’être là et de venir chaque jour, et de chaque jour ouvrir son cachot. Il viendra et il vient. Contre quoi résister ? Contre ça ? Il n’était ni battu, ni torturé. Elle ne l’avait pas autorisé. Résister contre l’absurde est absurde. Résister contre la vie vidée de toute substance ontologique, vie déchue, inhabitée, effacée ? Résister contre le vide, le rien, le néant ? Même l’espoir en lui ne pouvait y être opposé. Il avait peur que son espoir fou - absurde ?, il se l’était souvent demandé - qui vibrait, palpitait, qui était fébrile en son être, ne le perde. Les journées d’attente passaient sans arrêt les unes après les autres et passeraient jusqu’à la dernière, car il y en aurait une dernière. Ce n’était qu’un fluide stagnant, fétide, putréfié, qui l’écœurait, dans lequel il lui était impossible de sombrer, de flancher. Le temps s’était amalgamé à cette coulée poisseuse, inerte, figée, mort-née, avortée. Le temps s’était dissipé quelque part, et même la mort. Il était dans une petite cage qui le contenait et ne contenait rien d’autre que lui et l’espoir et la folie et la vérité de la folie qui étaient en lui, qui ne pouvait contenir rien d’autre; une cage trop petite ou trop pleine de lui qui ne pouvait contenir ni l’horreur, ni le vide.
                Zozo aussi était prisonnier, et depuis si longtemps qu’il allait et venait où bon lui semblait. Il faisait le ménage des bureaux et des cellules. Il vidait les poubelles, les cendriers et les seaux hygiéniques. Il éteignait les lumières. Une fois par semaine, il décrassait la cour avec le tuyau d’arrosage. Quand il venait dans son cachot, il le saluait en marmonnant et lui, il lui répondait d’un hochement de tête. Zozo l’appelait Tulpiss.
                Une erreur, un tiroir laissé ouvert, et voilà que le monde peut basculer. Zozo avait vu une lettre et d’autres encore.
                Samy, le gros homme, est rentré dans son bureau.
                « T’as pas l’droit de garde ces lettre.
                -Et alors, Zozo, tu veux les publier ? Tu sais même pas lire.
                -C’est des lettres pour Tulpiss.
                -Et alors ? J’peux t’en chier dix à l’heure des lettre pour ton « Tulpiss » !
                -J’vas les lui donner à Tulpiss. T’avais pas l’droit de garder ces lettres. 
                Et maintenant Samy était devant lui, pleurnichant.
                « Non, tu peux pas partir, tu peux pas partir. Regarde-moi, qu’est-ce que j’vais devenir ? Regarde ça; qu’est-ce que j’vais faire avec ça si t’es plus là ? Regarde ! Tu regardes, hein ? Tu peux pas m’faire ça ! J’suis rien sans toi. J’suis mort sans toi. Tu peux pas partir. Tu peux pas m’faire ça ! Non, tu peux pas partir. Dis-moi que tu n’vas pas partir ! Tu peux pas m’faire ça ! Dis-mois que tu n’veux pas partir, que tu veux rester ici, avec moi. T’es bien ici. T’es logé nourri. Tu sais que tu n’peux pas partir, tu sais que ça s’peut pas. T’as pas l’droit. T’as pas l’droit de m’faire ça. Et en plus, où que t’irais ? Hein, t’entends ? Je sais que tu m’entends. Regarde-moi; tu penses que j’vas pouvoir rester ici une fois que tu sera parti ? Écoute, reste encore un peu, et puis on va s’parler. J’te promets qu’on va s’parler. Reste ici, j’t’en supplie; j’t’en supplie… Tu peux pas m’laisser. S’il-te-plaît, dis-moi le. Dis-moi le que ça n’te fait rien pour les lettres. J’t’les aurais montrées, tu sais. Oui, c’est vrai, j’te jure ! Tu peux me croire; j’t’les aurais montrées ! Regard, regarde-moi, qu’est-ce que j’vas devenir ? Regarde comme je tremble ! Dis-moi que tu n’veux pas partir, que tu veux rester ! Sois gentil. Tu peux pas partir; tu sais que tu n’peux pas partir. T’as pas l’droit de m’faire ça. T’as pas l’droit ! Tu sais que t’as pas l’droit de t’en aller… »
*
*     *
                Il était sur le bateau et le vent salé lui pinçait le visage et la peau; et c’était bon. Il le sentait passer dans ses cheveux, entre ses doigts, sous sa chemise. Il avait à-demi fermé les yeux et il entendait les bruits du bateau : le bruit régulier des machines, les bruits des drapeaux claquant, les bruits des cordages, les bruits de la houle sur la coque; le bruit des voix aussi, lointaines, d’ailleurs, d’un autre monde qui n’était plus le sien. Qu’allait-il faire ? Qu’allait-il faire ? Il la savait là, elle, être de chair et de vie.
                Est-ce lui qui l’avait entendue, ou bien elle…? Faisait-elle partie de lui, de son corps affaibli qui redécouvrait la vie ? de son âme qui avait vaincu l’espoir ? Faisait-elle partie de lui alors qu’il ne l’avait connue - il y avait tellement longtemps - que durant quelques mois, aussi intenses avaient-ils été ? Est-ce que c’était à cause de lui qu’elle a tout enduré ?... Qu’elle avait été violentée ? et pire… Faisait-elle partie de lui ?
                Il la voyait du coin de l’œil dans le miroitement du soleil sur l’humidité de ses paupières. Après tant de temps, après si longtemps, elle était là, sur le même bateau; elle vivait.
                Mais pour lui, il n’y avait pas eu de temps. Le temps s’était désagrégé devant l’indicible. C’était à l’indicible qu’il avait été confronté, à l’absurde, à l’Absolu d’un monde qui lui non plus n’était pas le sien, mais qui lavait happé, puis recraché sur la terre des vivants.
                Le vent dans ses cheveux; et le vent c’était comme un souffle de vie, le souffle de sa propre vie - soufflant sur le monde ? - qu’il redécouvrait tranquillement. C’était bon; c’était très bon. Vent du large qui semblait l’emporter au bout de sa course; souffle parmi les souffles.
                Elle était là, les cheveux au vent; il pouvait la voir du coin de l’œil. Elle portait une robe à fleurs rouges. Elle attendait, regardant la mer.
                Alors, après un long moment, un long moment… il s’était retourné et l’avait regardée, avec ses yeux de douceur. Et elle, avec un léger sourire, s’était rapprochée.
                Alors, à ce moment-là, définitivement, il s’est dit qu’il avait gagné. Elle et lui avaient gagné.

*
*     *
                C’est dimanche matin; sept heures, sept heures et demi. Il se prépare comme d’habitude pour ses deux cultes aux petites églises qui lui ont été confiées. Il aime ces moments de calme, de paix, de grâce. Il aime prier durant ces moments; il aime faire un peu de méditation. Il ferme les yeux à moitié et se confie au rythme de l’air qui entre et sort de lui. Souffle de l’Esprit. Elle dort, et les enfants aussi. Sur ces êtres qu’il aime, la lumière du jour commence à s’irradier. Profondeur des moments qui sont les siens, qui n’existerait que pour lui. Comment parler de Dieu aux gens qui viendront ce matin, comment leur dire ce Dieu qui est dans la lumière du matin, qui est dans le sommeil des enfants ? Est-ce même  possible ?
                Le téléphone sonne… C’est trop tôt. Il y a quelque chose.
                « My reverend, dit la vieille, très vieille Victory, je suis prête et même la mort est prête. »
                Il a pris quelques instants avant de raccrocher. « Même la mort est prête. » Il faut que ce soit un dimanche matin. Depuis tant et tant de temps; des semaines, des mois, des années. Tant de souvenirs enfuis, tant de souffrances éteintes. Les plaies sont refermées, bien refermées, à peine sensibles quelques fois, comme en ce moment. Avoir tant vécu; avoir tant enduré pour finalement l’amour le sauve, et la vie… La vieille Victory; plus de quatre-vingt ans; avoir tant vécu et d’une telle façon, avec acharnement, avec une âpreté sans borne, avec rage, sans répits aucun. La vieille Victory, elle n’est plus qu’un coup de téléphone en ce dimanche au petit matin.
                Il y va; il y va sans peine. Peut-être l’amour, et la paix.
                « Regardez, ma vieille Sissy est morte. Une vieille voix, un souffle qui hésiterait. Elle était vieille : dix-sept ans… C’est vieux pour une chatte, ne trouvez-vous pas mon reverend-poète ? »
                Pourquoi aujourd’hui ?
                Il regarde l’animal couché sur le divan. Pourquoi aujourd’hui ? Même la mort était prête. Il reconnaît les meubles qui sont là depuis si longtemps; le canapé, le guéridon, le fauteuil, le buffet d’une autre époque, qui contient la réserve de porto qu’elle appréciait tant. Véritables antiquités, sans aucune usure, comme s’ils n’avaient jamais été utilisés, comme s’ils n’avaient jamais servi, comme s’il ne s’était jamais rien passé. Les photos sur les étagères sans poussière : celle de ses deux fils assassinés; celle de son mari, le « révolutionnaire », le « Liberator ». La photo mondialement connue où il accepte un bouquet d’une petite fille avant de monter dans un compartiment de train, et elle, à l’arrière-plan, qui sourit d’une façon si énigmatique. Et celle de leur mariage dans l’église de campagne, il y a tant d’années, au temps d’un autre monde.
                Il regarde à nouveau la chatte et sans doute convient-il de baisser les yeux.
                « Ramenez-moi dans ma chambre, please my reverend. Faites-le avant de repartir. »
                Alors il prend dans ses bras ce vieux corps décharné, léger comme celui d’une gamine, comme celui de ses enfants, et si frêle, si fragile; et elle, elle appuie, à peine, juste à peine, la tête sur sa poitrine; elle pose la main sur son bras. Et peut-être ses yeux fermés, de l’intérieur, lui sourient-ils; peut-être. Elle l’a sans doute aimé, admiré, idéalisé. Elle aurait voulu, il le sait, l’avoir comme fils, ou petit-fils, et le cajoler ou le réprimander; le peigner, lui préparer ses repas, payer ses études. Elle avait lu ses œuvres, et sans doute les avait-elle appréciées. Sans doute a-t-elle souffert pour lui, alors qu’il souffrait à cause de son monde. Et cette main doucement posée sur son bras, sa tête sur sa poitrine, c’est sa façon de demander pardon.
                Il monte l’escalier lentement avec la vieille Victory dans les bras en faisant attention aux violettes sur le bord des fenêtres; il en avait fait tomber une la toute première fois qu’il était venu.
                Il la pose sur son lit, doucement, délicatement; et tandis que les bras maigres s’attardent un peu sur lui, il lui dit ce qu’elle n’a pas entendu depuis plus de vingt ans :
                « We love you, madame la présidente. »
                Et il l’étreint contre lui presque imperceptiblement. Elle ne dira pas merci, il le sait. Elle ferme les yeux.
                Il repose le corps inerte de la vieille Victory sur le lit; et il reste longtemps, longtemps, jusqu’à ce que le soleil soit haut dans le ciel, à la regarder. Peut-être qu’il a pleuré.



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