lundi 19 mai 2014

Les mains

Pendant longtemps, pendant des années, je me souviens, tout avait semblé calme, paisible, dans la petite ville, comme si rien ne pouvait arriver sauf le confort flegmatique et la croissance perpétuelle. On était habitué à l’insouciance, à la quiétude; on ne se faisait pas de soucis pour demain. On déambulait, on allait et venait dans les parcs, on vaquait à tout et à rien. C’était le temps de la « prospérité », comme il se disait. On souriait quand c’était de mise. On saluait; très poliment. Parfois même on s’entraidait quand la météo faisait rage. On rêvait, et oui, on rêvait.
Ça c’était avant « les mains ».
Au tout début, il y a de cela combien de temps ?, cela était apparu discrètement, subrepticement un petit matin, un vendredi il semble bien, comme si de rien de rien n’était, en catimini, comme en douceur; cela n’avait été que deux petites boursouflures sur un mur de la ville, le mur d’une ancienne usine à l’abandon qui avait été fermée il y avait quelques années pour cause de « relocalisation ».  Sur un mur où des jeunes artistes désœuvrés avaient, jadis, exprimé leur créativité folle en des graffitis violacés, un mur arrière qui donnait sur une petite rue où pratiquement plus personne ne passait; loin des parcs, loin des rives du fleuve, loin des marchés, loin des lieux de vie coutumiers. Des petites turgescences, deux tumeurs qui ressemblaient à quoi ? À deux petites pommettes en train de mûrir, distantes l’une de l’autre d’une trentaine de centimètres.  Pas de quoi « fouetter un chat » ! Il aurait été si facile alors de s’en débarrasser. Il aurait suffit de les empoigner et de les arracher. Mais personne de la ville ne s’en était occupé, ni la population et encore moins les autorités; peut-être personne ne s’en était même aperçu, les gens étant trop occupés ou, pour plusieurs, trop préoccupés par des choses bien plus importantes.
Et même lorsque deux petites tiges, frêles comme des brindilles du bois étaient apparues, il aurait été encore temps.  Deux bons coups de sécateurs et ça aurait été fini, tout aurait été terminé. Mais on n’avait rien fait. Et même lorsque ces branchettes avaient grossi, toutes dressées droites et raides, froides et roides, et alors qu’avaient poussé au bout de chacune d’elles cinq épines dures comme de l’acier, embryons informes de doigts, il aurait encore été possible de faire quelque chose : fondre les tiges au chalumeau, dynamiter le mur, démolir l’usine, isoler le quartier, lancer l’alerte.
Maintenant les mains étaient là. Deux mains noires et menaçantes aux doigts distordus et osseux au bout de deux avant-bras malingres tout en nerfs. Et les mains tuaient. Monstrueusement. Atrocement.
Le jour et le nuit, le matin et le soir, chaque semaine de chaque mois, elles tuaient; sans arrêt. Elles y avaient pris goût; et cela leur était devenu de plus en plus facile.
Les mains attrapaient tout être passant à leur portée, guettant leurs proies potentielles, avec une rapidité, une avidité, une cupidité, qui ne pardonnait pas. Alors elles déchiquetaient les vêtements, elles griffaient leurs victimes, elles les lacéraient, elles les déchiraient; alors elles égorgeaient, elles éventraient, elles dépeçaient, elles arrachaient les membres, réduisaient les corps en charpie.
Quand elles avaient attrapé quelqu’un, et bien des fois c’était des pauvres gens, des gens de bonne foi, qui n’avaient même pas eu le temps de s’en apercevoir, c’en était fait. Impossible de se défaire de leur poigne, de leur  irrésistible emprise. La personne avait beau se débattre de toutes ses forces, se plaindre tant et plus; elle hurlait, criait, suppliait, implorait, conjurait et hurlait à nouveau; elle essayait de se défendre, elle cognait, elle frappait, elle mordait, mais les mains étaient toujours les plus fortes; les mains étaient toujours plus fortes. On ne pouvait jamais s’échapper et sauver sa vie. Les mains écorchaient vif le corps, arrachaient la peau, hachaient les chairs; elles serraient le cou malicieusement, sans émotions, sans état d’âme, et, quand c’était la fin, elles étranglaient leur victime qui suffoquait en indicibles souffrances.
La portée de ces mains s’allongeait, s’allongeait toujours, inexorablement, et il y avait toujours de nouvelles victimes, de plus en plus; leur territoire s’agrandissait, elles pénétraient partout, elles dominaient tout. Elles étaient devenues deux hideux tentacules qui se mouvaient en ondulant, en pénétrant chaque recoin de la ville. Plus rien ne leur était secret. Plus rien ne pouvait leur échapper. On ne se sentait plus à l’abri même dans l’intimité de son foyer. Chaque nuit hurlait d’insupportable horreur, et au cœur de la ville la terreur avait fait son nid, la terreur régnait. Ce n’était pas tant les mains qui se déplaçaient; c’était la ville qui se mouvait autour d’elles, en une spirale de mort inéluctable.
Bien sûr, on en parlait; mais comme sans rien dire, en cachette, en secret, de peur de les provoquer, de peur qu’elles se sentent offensées, narguées, de peur de les affronter. Oui bien sûr, on en parlait, mais la plupart des gens de la ville essayaient de ne pas y penser. Qu’est-ce que cela aurait changé de toute façon maintenant qu’il était trop tard ? Les mains étaient là en plein cœur de la ville et elles étaient là pour rester. Pour toujours ? Nul ne le savait. On espérait que leur rapacité finirait par s’éteindre d’elle-même. On cherchait simplement à sauver sa peau ; les plus malins d’abord et dommage pour les autres.
Nul n’était épargné. Les femmes, les hommes, les enfants, les jeunes et les vieux, des familles entières se faisaient attraper, saisir, en un instant, puis massacrer, éviscérer, puis jeter sur les pavés. En certains endroits, les corps s’amoncelaient, se putréfiaient, et l’odeur, la puanteur, faisait qu’on se pinçait le nez. Les rigoles de sang rouge et noir s’écoulaient lentement le long des trottoirs, dans les caniveaux des ruelles et des arrière-cours et pesamment jusque dans les égouts où il disparaissait et on prenait bien garder de ne pas y marcher et de s’y salir les pieds, de ne pas laisser de trace. Et toujours des cris striduleux qui paralysaient les survivants qui ne pouvaient rien faire, mais qui se bouchaient les oreilles comme ils le pouvaient.

Un jour, les mains s’étaient particulièrement acharnées sur deux jeunes victimes, un jeune couple nouvellement installé dans la ville, dont on ignorait l’origine, dont on ignorait même le nom. Elles avaient attaqué ces proies faciles avec une extrême cruauté, une atroce sauvagerie, on aurait presque dit avec un plaisir morbide; elles s’étaient acharnées sur ces fragiles corps qui s’épanouissaient à la vie. Elles les avaient atrocement torturés, mutilés, ravagés, au niveau du ventre et des reins, et du cœur. Elles leurs avaient serré tour à tour, si fort, le mince cou, si fort, que les doigts étaient entrés dans la chair, que les veines avaient éclaté; les vertèbres se rompaient en de sourds craquements, le sang coulaient de la bouche, des oreilles et du nez, et les yeux avaient jailli de leurs orbites. L’un était resté accroché à un nerf et pendait sur la joue comme regardant le jour qui se levait, et un autre était tombé et avait roulé sur le sol.

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